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Jours tranquilles à Paris
26 mars 2020

Confinement - Coronavirus : Quel est le prix d’une vie humaine ?

prix une vie

THE NEW YORK TIMES (NEW YORK)

La stratégie de confinement, qui permet de limiter le nombre de victimes du Covid-19, pèse tellement sur l’économie qu’elle n’en vaut pas la peine, avancent certains, dont Donald Trump. Alors, quel est le rapport coût/bénéfice d’une vie sauvée ? Des économistes tentent de répondre à cette question.

Peut-on calculer le coût de plusieurs centaines de milliers de morts ? Donald Trump et des dirigeants de grandes entreprises s’élèvent contre l’interruption prolongée de l’activité économique aux États-Unis – qui a déjà mis des millions de personnes au chômage – pour tenter d’enrayer la pandémie de Covid-19.

“Les Américains veulent reprendre le travail”, a écrit le président américain sur Twitter le 24 mars, ajoutant que “LE REMÈDE NE DOIT PAS ÊTRE (largement) PIRE QUE LE PROBLÈME !”. Il a ainsi soulevé une question qui occupe les économistes depuis longtemps : comment une société peut-elle mettre dans la balance la santé économique et la santé de la population ?

Selon certains économistes favorables à la fin des restrictions actuellement imposées aux entreprises, les gouverneurs d’État et même la Maison-Blanche ont mal évalué les coûts et les avantages de ces mesures. Toutefois, il y a un large consensus parmi économistes et les spécialistes de la santé publique pour estimer que lever les restrictions alourdirait considérablement le bilan humain lié au nouveau coronavirus – et aurait peu d’effets bénéfiques durables sur l’économie. Justin Wolfers, économiste à l’université du Michigan, assure :

L’analyse coûts-avantages a son utilité, mais dès qu’on fait ce calcul, les résultats sont si accablants qu’on sait tout de suite quoi faire sans chercher plus loin”.

Selon lui, il n’y a qu’un seul scénario où lever les restrictions serait plus avantageux qu’absorber le coût des vies perdues : c’est si “les épidémiologistes nous mentent sur le nombre de morts”.

Appauvrir les gens nuit aussi à leur santé

Mettre dans la balance le bilan économique et les vies humaines paraît forcément grossier. Mais les sociétés accordent aussi de l’importance à diverses choses comme les emplois, la nourriture et l’argent pour payer les factures – parallèlement à la faculté de gérer d’autres besoins et d’éviter d’autres formes d’aléas.

“Appauvrir les gens a aussi des répercussions sur la santé”, fait valoir Kip Viscusi, un économiste à l’université Vanderbilt qui a consacré sa carrière à l’utilisation d’outils économiques pour évaluer les coûts et les avantages des réglementations. Les chômeurs se suicident parfois. Les pauvres risquent plus de mourir s’ils tombent malades. Ce chercheur estime que sur la population dans son ensemble, à chaque fois qu’on perd 100 millions de dollars de revenus dans l’économie, une personne supplémentaire meurt.

Les organismes publics font régulièrement ce type de calcul. Pour décider de lancer ou non la dépollution d’un site, par exemple, l’Agence pour la protection de l’environnement (EPA) se base sur un coût estimé de 9,5 millions de dollars par vie sauvée. D’autres organismes ont recours à ce type de calculs pour décider, ou non, de réaménager un carrefour et limiter les accidents, ou de renforcer les normes de sécurité dans une entreprise. Le ministère américain de l’Agriculture a un outil pour estimer le coût économique – soins médicaux, décès prématurés, chute de la productivité pour les cas non mortels – des maladies d’origine alimentaire.

Un fort ralentissement économique est inévitable

Aujourd’hui, plusieurs économistes ont décidé de se mouiller et d’appliquer ce raisonnement à la pandémie de Covid-19. Dans un article paru le 23 mars, Martin S. Eichenbaum et Sergio Rebelo, de la Northwestern University, en coopération avec Mathias Trabandt de l’université libre de Berlin, se sont appuyés sur le chiffre de l’EPA pour déterminer le moyen optimal de ralentir la propagation de la maladie sans encourir des coûts économiques supérieurs aux avantages.

Un ralentissement économique important est inévitable même si les pouvoirs publics n’imposent pas le confinement, car les citoyens évitent de se rendre sur leur lieu de travail et dans les magasins, pour se préserver au maximum de la contagion. Dans le scénario de l’isolement volontaire, les chercheurs estiment que la consommation aux États-Unis baisserait de 800 milliards de dollars en 2020, soit un recul d’environ 5,5 %.

D’après des projections épidémiologiques, dans la mesure où le virus se propagerait alors librement, il infecterait rapidement un peu de plus de la moitié de la population avant que l’immunité collective ne ralentisse sa progression. En s’appuyant sur un taux de mortalité d’environ 1 % des personnes contaminées, environ 1,7 million d’Américains mourraient en un an. Au contraire, contenir le virus en contractant l’activité économique ralentirait la propagation de la maladie et limiterait la mortalité, mais entraînerait un bilan économique plus lourd.

Les économistes continuent de peaufiner leur travail

L’équipe de chercheurs affirme que la politique “optimale” – qui met dans la balance les pertes financières et les décès – exige des restrictions qui ralentiront sérieusement l’économie. Dans cette hypothèse, le déclin de la consommation en 2020 représenterait 1 800 milliards de dollars, mais il y aurait 500 000 morts en moins. Cela revient à 2 millions de dollars d’activité économique perdue par vie sauvée.

Dans ce cas, “il faut aggraver la récession”, conclut Martin Eichenbaum. Sachant qu’il y a des limites au sacrifice : au-delà d’un certain point, il ne serait pas pertinent d’accentuer les pertes économiques pour sauver plus de monde.

Le modèle, précise-t-il, dépend en grande partie des hypothèses qui l’alimentent. Et les économistes continuent de peaufiner leur travail. Le rapport coût-avantage évoluera si on estime que le système de santé risque d’être submergé par les cas de Covid-19, exacerbant ainsi le taux de mortalité. Cela justifierait un confinement plus radical, mis en œuvre plus rapidement.

Tout se résume à ce que vaut une vie.

Et si chacun fixait le prix de sa propre existence ?

Dans les années 1960, un lauréat du prix Nobel d’économie, Thomas C. Schelling [qui fut un spécialiste de la théorie des jeux], avait proposé de laisser les gens déterminer le prix de leur vie. En observant combien ils seraient prêts à dépenser pour se protéger – acheter un casque de vélo, respecter les limites de vitesse, refuser d’acheter une maison près d’un site pollué ou exiger un meilleur salaire pour un emploi plus dangereux – les organismes publics pourraient calculer un montant.

On arrive parfois à des chiffres surprenants. Comme l’a noté le philosophe australien Peter Singer, spécialiste de la bioéthique, on peut sauver une vie dans les pays pauvres pour 2 000 ou 3 000 dollars, et beaucoup de ces vies ne sont pas sauvées pour autant. “Quand on compare ces chiffres avec la somme de 9 millions de dollars, c’est dingue”, signale-t-il.

Le débat prend un tour encore plus délicat quand on tient compte de l’âge des victimes. On en vient à se demander si sauver une personne de 80 ans est aussi important que sauver un bébé. Cass Sunstein, juriste qui a travaillé pour le gouvernement d’Obama, avait suggéré de fonder les stratégies de l’État sur le nombre d’années de vie préservées, par opposition au nombre de vies sauvées, ce que font d’autres pays. D’après lui, “une politique qui protège les jeunes est préférable, à cet égard, à une initiative identique qui permet de sauver les personnes plus âgées”.

Une décote liée à l’âge

Pendant la présidence de George W. Bush, l’EPA a tenté d’adopter cette méthode. Pour déterminer les coûts et les avantages d’une loi réglementant des émissions de suie des centrales au charbon, l’agence a dû calculer combien valait une baisse de la mortalité précoce. Au lieu d’évaluer à 6,1 millions de dollars chaque vie sauvée, comme par le passé, elle a appliqué une décote liée à l’âge : les personnes de plus de 70 ans ne valaient que 67 % d’une personne plus jeune.

L’Association américaine des personnes retraitées (AARP), entre autres, a vivement protesté. Et l’EPA a laissé tombé. Mais en accordant la même valeur à toutes les vies, l’agence a implicitement dévalué les années restant à vivre des jeunes.

Le Covid-19 semble beaucoup plus souvent mortel pour les séniors. Mais Donald Trump a déclaré le 24 mars que tout en protégeant les plus vulnérables, l’économie pourraient “repartir à fond” sous trois semaines. Sur Twitter, il a écrit :

Les séniors seront protégés et choyés. Nous pouvons faire deux choses à la fois.”

Eduardo Porter et Jim Tankersley

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