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Jours tranquilles à Paris
31 mars 2020

«Les mesures sanitaires font voler en éclats ce qui permet habituellement d’accepter la mort d’un proche»

obseq19

Par Chloé Pilorget-Rezzouk 

Après une période de déni, nous sommes en état de sidération, selon la philosophe Claire Marin, dont le travail porte sur le deuil et la maladie. Nous ne réaliserons que plus tard la violence de cette crise, et les séquelles qui nous affecteront tous et en particulier les soignants ou ceux qui auront perdu un proche.

Alors que le coronavirus a déjà fait des dizaines de milliers de morts dans le monde, un tiers de l’humanité est désormais confiné. En pleine pandémie, le rite funéraire se trouve bouleversé et place les proches endeuillés dans une position inédite (lire Libération de ce week-end). En France, les cérémonies sont limitées à une vingtaine de personnes, les visites en maison funéraire extrêmement restreintes et les dernières volontés pas toujours honorées… Pour les croyants, des rites propres au culte ne peuvent plus être pratiqués. La philosophe Claire Marin, auteure de l’essai Rupture(s) et ayant travaillé sur le deuil et la maladie, revient sur l’expérience de la perte dans ce contexte singulier et historique. Et sur l’impact des précautions sanitaires sur le chemin du deuil.

Beaucoup de proches de victimes du Covid-19 n’ont pas pu leur rendre visite en réanimation ni se recueillir auprès de leur corps après leur décès. En quoi ces conditions influent-elles sur l’épreuve de la disparition ?

La perte est encore plus désincarnée et distanciée. L’état des malades s’aggrave de manière tragique très rapidement, la mort survient en quelques heures. C’est tellement «furtif» qu’il peut y avoir une difficulté à réaliser la situation. On entend des témoignages : «Je n’ai même pas pu le voir, être à ses côtés, lui tenir la main, lui dire au revoir.» Cette violence-là, celle de ne pas pouvoir accompagner un proche dans ses dernières heures, est terrible.

Il y a aussi une souffrance à imaginer cette personne mourir seule…

On imagine bien le sentiment de solitude, d’abandon, voire d’une forme de rejet social, pouvant être éprouvé par le malade. Je pense à ce texte décrivant les derniers jours de Michel Foucault sur son lit d’hôpital. En pleine épidémie du sida, on lui avait interdit de lire les épreuves de son dernier livre parce qu’il ne devait y avoir aucun objet en contact entre les soignants et le malade. On retrouve un peu cette logique de quarantaine, certes normale, mais d’une violence absolue.

Dans quelle mesure le contexte collectif, particulièrement anxiogène, pèse-t-il sur ce drame intime ?

On a eu beaucoup de mal à prendre conscience de la gravité du danger, à saisir que ce virus est une menace pour nous tous et non seulement pour les plus vulnérables, comme on a pu le dire au départ. Nous sommes dans un état de sidération. Cette sidération redouble la violence psychique du moment, et empêche même peut-être de vraiment «vivre» l’épreuve du deuil elle-même, la réalité de la disparition.

Faute de pouvoir le faire ces jours-ci, les familles se réuniront plus tard autour d’un hommage à leur défunt. Peut-on différer le processus de deuil ?

Je crois qu’il restera un manque ou une lacune. Après un traumatisme, il faut en parler ou agir autour rapidement, pour éviter qu’il ne «s’enkyste». Le risque, c’est que le délai de latence imposé par les mesures sanitaires laisse le traumatisme s’installer. Il y a des choses qu’on a besoin de faire, de partager, et les rituels de deuil servent justement à ça : réaliser la perte, dire au revoir. Des croyants ne peuvent plus accomplir les gestes rituels : les soins du corps, les veillées mortuaires, les chants… Dans certaines religions, le défunt doit être rapatrié dans le pays natal. Il n’en est plus question, ici. Avec ces précautions sanitaires, tout le cadre qui permet habituellement d’aider à accepter la mort d’un proche vole en éclats. Il faudra accompagner ceux qui vivent ces pertes inimaginables, absolument imprévisibles, inattendues. Tout comme il faudra soutenir les soignants qui, même s’ils sont accoutumés à la maladie et à la mort, vont être confrontés à des pertes massives, rapides, et parfois de jeunes gens.

D’autant plus s’ils sont amenés à faire un «tri» des malades, et commencent à être confrontés aux décès de collègues…

La plupart n’ont pas reçu de formation à la médecine de guerre ou de catastrophe. C’est une expérience qu’ils vont découvrir dans cette configuration inédite, où celui qui possède une forme de puissance devient en même temps vulnérable. D’habitude, il y a une asymétrie entre patients et soignants. Aujourd’hui, la menace et la vulnérabilité sont malheureusement partagées : patients et soignants occupent un terrain commun dans la peur pour soi, pour ses proches. De la même manière qu’il y a un tri des patients dans les régions les plus touchées, il va y avoir un sacrifice des soignants.

Que sortira-t-il de cette épreuve ?

Je crains - et je le comprends - le sentiment de colère et d’épuisement des soignants. Ils sont en première ligne et risquent de payer un lourd tribut. On ne peut s’empêcher de penser que si l’hôpital public n’avait pas été saigné ces dernières années, ces soignants auraient probablement pu exercer dans de meilleures conditions, avec des risques moindres. Il y aura évidemment de la tristesse, de l’angoisse, des formes de dépression sans doute assez disséminées. Mais cette colère sera partagée, je crois, par d’autres parties de la population. Celles qui ont ce sentiment de travailler sans protection, d’être très fragilisées par une situation professionnelle exposée. Il faudra gérer socialement et politiquement ces colères, parce qu’elles sont justes et légitimes. Enfin, les confinés seront aussi atteints : l’enfermement risque d’engendrer des souffrances psychiques extrêmement fortes.

D’aucuns sont partis dans leur résidence secondaire, d’autres ne respectent pas les règles du confinement… En quoi notre lien à autrui est-il bousculé ?

Là aussi, des lignes de fracture se créent, entre ceux restés dans une forme d’inconscience et de déni du danger, et les autres. L’invisibilité de la maladie produit des effets justement parce qu’elle n’est visible, pour l’instant, que pour les soignants dans les hôpitaux. Une partie de la population ne prendra la mesure de la situation qu’en étant plus directement touchée. La prise de conscience viendra trop tard. Nous n’avons pas tous le même rapport aux informations ni à un savoir pouvant donner l’impression d’émerger d’un pouvoir qu’on rejette. Et puis, la logique de la contamination nous est devenue très étrangère. Grâce à la vaccination, on a quand même été très préservés des maladies contagieuses. Bien connu dans le passé, ce savoir populaire, qui s’accompagnait de pratiques du quotidien essayant de mettre à l’abri, s’est perdu. Les gens ne désobéissent pas nécessairement par bravade ou stupidité.

Finalement, cette épidémie ne vient-elle pas révéler de façon criante les inégalités sociales ?

Des différences sociales, et parfois même des égoïsmes - entre ceux qui agissent de manière individualiste ou, pire encore, qui essaient de faire du profit sur cette période de crise. Tout cela montre bien, y compris dans les récits des plus privilégiés, la méconnaissance respective des différentes franges de la population. J’imagine que ceux [comme Leïla Slimani ou Marie Darrieussecq dans le Monde ou le Point, ndlr] qui écrivent leurs journaux de confinement n’ont pas eu l’impression de le faire par provocation, mais il y a une forme d’inconscience, liée au fait que nous vivons sans nous mélanger, qui peut être ressentie comme une provocation ou une violence. En fait, on n’arrive pas à réaliser quelle est la vie des uns et des autres. Je le vois à mon échelle en tant qu’enseignante : on parle de «continuité pédagogique», mais des élèves n’ont tout simplement pas toujours d’ordinateur chez eux ni d’endroit où étudier. Depuis la fermeture des bibliothèques, ils n’ont plus d’espace où travailler. On est chacun dans des petits îlots, dans nos milieux sociaux respectifs, et c’est cette méconnaissance des uns et des autres qui apparaît là au grand jour.

Justement, peut-on espérer que notre regard change ?

L’expérience vécue par une frange de la population se généralise : c’est-à-dire voir ses interactions limitées, se sentir rejeté, vulnérable, craindre pour sa vie, ne pas réussir à se projeter dans l’avenir parce que tout est au conditionnel. Tout le monde découvre, avec un peu d’angoisse, ce que vivent au quotidien les malades et certaines personnes âgées. Peut-être peut-on espérer que cela amène à plus de considération, de compassion ou de sympathie pour ces gens que la société met toujours systématiquement à l’écart ? Ce serait une bonne surprise. Cet événement nous ramène à notre vulnérabilité, celle que nous essayons à tout prix de dissimuler dans notre société. Il vient nous rappeler que nous sommes des êtres vivants, des êtres biologiques soumis à des lois plus fortes que toutes celles dont on pensait qu’elles étaient supérieures. Les lois du capitalisme ne peuvent pas grand-chose contre la loi des épidémies. Enfin, je me demande quels seront les effets pour les plus jeunes : comment les enfants vont-ils grandir avec cette expérience de la menace ?

Le refus de cette vulnérabilité se loge jusque dans notre approche du confinement. Celui-ci doit devenir positif, rentable, entre télétravail efficace et accomplissement culturel…

Absolument. C’est très étrange parce que cela pourrait être l’occasion d’un ralentissement, mais on a l’impression qu’il faut rester dans un rythme actif, comme s’il ne fallait pas perdre le rythme de ce monde toujours en accélération, en urgence. Ce confinement pourrait être, au contraire, le moment de comprendre quelles sont les urgences de notre vie. J’ai le sentiment qu’il faut continuer à faire semblant. On ne se laisse pas aller, on continue à travailler, à faire du sport… De façon à nous détourner et à nous divertir, comme le disait très clairement Pascal, de cette angoisse de la mort qui est là, quand on est tout seul chez soi.

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