Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
5 avril 2020

Anaïs Nin, parfum de femme

Par Claire Devarrieux

anais nin

Anaïs Nin, vers 1930. (Photo Granger. Bridgeman Images)

Nouvelles de jeunesse inédites

Où est Anaïs Nin (1903-1977) dans votre bibliothèque ? Parions qu’elle n’est pas forcément rangée parmi les préférés, qu’elle n’a pas droit aux illustres compagnonnages et que Virginia Woolf n’est pas sa voisine. L’Intemporalité perdue et autres nouvelles, recueil inédit qu’on découvre - chance - dans une traduction d’Agnès Desarthe, pourrait inciter à revoir les classements. Ce sont seize textes de jeunesse antérieurs à 1930, d’intensité variable, mais tous ravissants.

«Efforts premiers»

Quand Anaïs Nin autorise leur publication, elle demande à ce qu’on précise qu’il s’agit d’«un livre destiné seulement aux amis». Il paraît posthume, l’année de sa mort. En 1976, elle a aussi donné son accord pour l’édition des histoires de cul rédigées en 1940 pour cent dollars et le seul usage d’un collectionneur qui avait d’abord contacté Henry Miller, l’amant essentiel dont elle est bientôt séparée. Par horreur de «la vulgarité», explique Miller, elle avait honte de ces histoires qu’elle avait pourtant su rendre élégantes. «J’ai finalement décidé de publier ces textes érotiques, parce qu’ils représentent les efforts premiers d’une femme pour parler d’un domaine qui avait été jusqu’alors réservé aux hommes», écrit-elle dans la présentation.

Anaïs Nin, avant de succomber à son cancer, a le temps de voir les épreuves de Vénus Erotica et des Petits Oiseaux. Egalement posthumes, traduits dans le monde entier, en France dès 1978, ce sont ses uniques best-sellers. Ils permettent à ses deux maris, car elle a épousé le premier sans divorcer du second, Rupert Pole (1919-2006) à Los Angeles, et Hugo Guiler (1898-1985) à New York, de vivre confortablement jusqu’à la fin de leurs jours. Guiler, ruiné, n’est plus banquier depuis longtemps lorsque, pour la première fois de sa vie, Anaïs Nin dans les années 70 se met à gagner de l’argent avec la publication de son Journal. Elle peut alors entretenir à son tour celui qu’elle n’a pas pu quitter : il n’a jamais cessé de subvenir à ses besoins, les siens et ceux de sa famille, sans oublier les amants qu’il aura fallu nourrir, loger, financer. «L’absolu me hante», son mantra, s’est toujours heurté à la réalité matérielle.

Music-hall

Au temps de l’Intemporalité perdue, Anaïs Nin est la jeune épouse de Hugh, dit Hugo, dont le salaire à la National City Bank permet à la mère d’Anaïs Nin et à ses deux fils de les rejoindre à Paris où ils se sont installés en 1924, un an après leur mariage. Le couple vit à Montparnasse avant d’emménager à Louveciennes, dans les Yvelines. Le recueil de nouvelles a pour décors quelques scènes de music-hall («Le sentiment tzigane») où l’auteure exploite son goût pour la danse espagnole, des cafés parce qu’il faut souligner l’ambiance française, mais les personnages évoluent surtout dans des intérieurs raffinés. Les héroïnes existent et gouvernent par la séduction, comme l’auteure. Et comme toutes les figures féminines qui peuplent ses fictions, elles souffrent d’un décalage, elles ne sont pas ce qu’elles paraissent, elles se débattent contre l’écran de leur charme. Aucune n’est méchante. La différence, c’est l’humour. Il ne sera pas la vertu première de l’œuvre à venir. Il est absent du Journal, que ce soit dans les volumes que Nin a elle-même rédigés à partir de son journal intime, et qui ressemblent plutôt à des Mémoires, ni plus ni moins mensongers que l’autobiographie de Simone de Beauvoir, ou dans le journal non expurgé, publié après la mort d’Anaïs Nin. L’ironie y est amère quand elle se manifeste.

Pas la moindre amertume, plutôt de l’insolence, dans «Alchimie», la visite d’admirateurs au domicile d’un grand romancier, reçus par l’épouse qui révèle des secrets de fabrication peu reluisants. Dans «La peur de Nice», au Grand Hôtel, Lyndall se moque des clients, de la quantité de serveurs et des mets si sophistiqués que rien n’a de goût. Mais elle se moque aussi d’elle-même quand un accorte homme d’affaires, Brenan, par ailleurs voisin de balcon, s’approche : «Présentations. Pas le moindre changement dans les yeux de l’homme. On eût dit qu’il n’avait pas remarqué le visage de Lyndall, unique en son genre […]. Le mari de Lyndall lui-même sembla fâché de l’indifférence qu’il manifestait.»

«La peur de Nice» repose sur une ébauche de flirt, quand Brenan dresse le portrait de la femme parfaite, en quoi naturellement Lyndall se reconnaît. Ce que recherchent les hommes, ce que recherchent les femmes : c’est le grand sujet d’Anaïs Nin. Il est déjà présent dans ces nouvelles. Les hommes ont en tête un rêve de femme, un idéal que les femmes, chez Nin, se doivent de pulvériser, quitte à tout perdre («L’idéaliste»). Les femmes croient au changement et veulent entraîner leur partenaire dans cette direction : «Vous vivez de miracles et moi je m’efforce d’inspirer une pitié chronique», dit le Russe né place de Clichy dans «Le Russe qui ne croyait pas aux miracles et pourquoi». Dans «Fiancés par l’esprit», une femme est amoureuse d’un homosexuel, comme Anaïs Nin de son cousin Eduardo. Cet homme préférerait aimer les femmes. Dialogue : «C’est drôle, dit-il, tu ne me demandes pas de t’aimer à cent pour cent. Toutes les femmes me demandent de les aimer à cent pour cent. - Une demande qui manque singulièrement d’imagination. Une femme viendra qui n’exigera pas d’être aimée à cent pour cent. - Qui est-elle ? - C’est une femme dans la dernière nouvelle que j’ai écrite, mon personnage de femme ultramoderne, très préoccupée par ses propres visions et son œuvre. - Ah, dit-il. Mais c’est la femme dont je ne veux pas.»

Cet homme préférerait une paysanne : «Un homme supérieur peut m’inspirer un amour harmonieux, mais je suis incapable d’aimer une femme qui me séduit intellectuellement.» Elle est prête à céder, à se soumettre, à s’effacer, jusqu’à un certain point : «De façon inattendue, elle se rendit compte que sa tyrannie n’était pas celle de celui qui aime, mais celle de celui qui est incapable d’aimer. Elle comprit qu’il voulait se sentir fort en la rendant faible.» Une fine analyse des rapports de force apparaît dans plusieurs nouvelles, dont «Une fête gâchée». Une inconnue, magistralement belle, apparaît sans être invitée dans la réception très smart de Mrs Stellam. Laquelle se trouve percée à jour : «Toutes ses actions ne visaient qu’une fin unique : dominer, blesser, pour le plaisir exaltant de ressentir l’infinité de son emprise sur les autres. Dans les yeux de l’inconnue, elle lisait à présent tout cela, elle se voyait elle-même, entière et réelle, et, grâce à elle, elle observait tout cela sans crainte, directement, silencieusement.»

Double tranchant

Des flirts, mais pas encore de passions. Anaïs Nin reste allusive dans ces premières nouvelles : désir, baisers, pas de sexe. Nous sommes en deçà de 1930, c’est l’année suivante qu’elle rencontre Henry Miller, séduit son psychanalyste, René Allendy, et quelques autres. Dire qu’elle est fidèle à son mari serait cependant exagéré. «Fidélité» commence par la visite d’Alban chez Aline. Il est dramaturge, elle écrit. Il préfère aux cafés les boulangeries où «personne ne parle de l’inconscient avec la sensation aiguë d’être à la pointe de la mode». Puis, comme Anaïs Nin aime qu’on adresse des compliments à double tranchant aux personnages qui lui ressemblent, il dit : «C’est drôle comme vous écoutez. […] Vous devriez être la femme d’un écrivain.» Après la visite d’un autre soupirant, trop entreprenant, le «grand et jeune mari» rentre à la maison et Aline se jette à son cou. «Ma chère petite épouse honnête et fidèle, dit-il.»

Fidèle, Anaïs Nin ne l’est qu’à son enfance, à celle qui rêvait, à 17 ans, qu’on lui offre des roses rouges, mais d’abord à la petite fille qui pleurait en écoutant sa mère chanter, et qui découvrit les livres dans la bibliothèque de son père («La chanson dans le jardin»). L’absence et le retour du père, un pianiste qui abandonna sa femme et ses trois enfants quand Anaïs avait 11 ans, inspire probablement «Un sol glissant», où les rôles sont inversés, c’est la mère qui est partie et réapparaît. Dans la vie, Anaïs Nin voulait ressembler à son père, un esthète, plutôt qu’à sa mère, terre à terre et résignée. La mère, fille de l’ambassadeur du Danemark à Cuba, était d’un milieu aisé, le père était un Don Juan sans le sou qui fit un second mariage avantageux pendant que les siens, à New York, vivaient, plutôt mal, de la charité de la famille de sa femme. On peut lire, dans Journal de l’amour (non expurgé) dans quelles circonstances Anaïs Nin coucha avec lui.

Le père est central pour les livres à venir, notamment «Un hiver d’artifice», dans le recueil du même nom qui connut plusieurs versions (avant et après la guerre). L’héroïne revoit «son véritable Dieu» d’antan. Elle lui parle de son œuvre, et des histoires qu’elle écrivait enfant, abandon, tempêtes, dangers : «Il y avait aussi une autre histoire, celle du bateau ancré dans un jardin. Et tout à coup je descendais un fleuve et je tournais pendant vingt  ans sur l’océan sans jamais pouvoir aborder.» C’est l’histoire qui figure en tête de l’Intemporalité perdue et autres nouvelles, et lui donne son titre. Un jeune couple, calqué sur Anaïs et Hugo Guiler, se rend chez les inénarrables Farinole. Private jokes, rires obligatoires : une corvée. Il y a un bateau dans le jardin, l’héroïne y passe la nuit et entreprend un long voyage. Parfois, sur la rive, elle aperçoit son mari, prend des nouvelles. «Et toi, quel est ton but ? cria-t-il. Quelque chose de grand, répondit-elle en s’éloignant.»

En 1930, Anaïs Nin, qui n’a encore publié qu’un essai sur DH Lawrence, est à la tête de vingt-six nouvelles. Elle les envoie à des agents, à Janet Flanner, la correspondante du New Yorker à Paris, à Sylvia Beach, l’éditrice de Joyce et libraire de Shakespeare and Company. Personne ne la lit. Deux éditeurs lui font des avances, mais pas celles auxquelles Anaïs Nin pensait. Les nouvelles ne sortiront plus des tiroirs que pour être lues à ses amis et amants.

Soixante ans plus tard, dans les années 90, qu’en pensent les biographes ? Deirdre Bair : «Pour la plupart il s’agit de textes vides de sens […].» Noël Riley Fitch : «Les textes pèchent par leur sentimentalisme excessif et des personnages trop flous.» Bon.

Anaïs Nin ne devient célèbre qu’à 63 ans, quand paraît le premier volume du Journal. On connaissait seulement son existence, on subodorait sa teneur glamour, Paris d’avant-guerre, June et Henry Miller. Journal d’Anaïs Nin, 1953 : «Les éditeurs ne veulent pas me publier, les libraires ne veulent pas vendre mes livres, les critiques ne veulent pas de moi. Je suis exclue des anthologies et tombe dans l’oubli. J’ai dû payer l’impression d’Une espionne dans la maison de l’amour.»

«Orgie de mots»

La Maison de l’inceste, poème en prose d’inspiration surréaliste (1936), la Cloche de verre (1944), les Cités intérieures (cinq romans entre 1946 et 1958) : rien de marche. Anaïs Nin vogue contre l’air du temps. Fille de fasciste, amoureuse d’un communiste en 1936, l’engagement politique lui fait horreur : «Ils se trompent tous, ceux qui pensent vivre et mourir pour des idées.» Féministe, elle refuse de considérer les hommes comme des ennemis. La littérature américaine de son temps la consterne. Elle déteste la sobriété à la Hemingway. Kerouac l’intéresse mais elle lui reproche de ne pas être un conteur. Justine (1957) de son ami Lawrence Durrell la comble : «Quel banquet, une orgie de mots et de couleurs, un déchaînement des sens.»

C’est grâce à Lawrence Durrell qu’elle rencontre au printemps 1959 celui qui va être le «premier révélateur et défenseur» de son œuvre en France (dixit son premier éditeur chez Stock, André Bay, dans la postface de la Séduction du Minotaure). Le jeune Jean Fanchette, poète et médecin né à l’île Maurice, lance à Paris la revue Two Cities, dont elle sera bientôt la correspondante aux Etats-Unis. Outre des textes de Miller et Durrell, la revue publie bien sûr des nouvelles d’Anaïs Nin, précédées d’un article qui bouleverse l’intéressée, tant elle est «proche de la perfection». Jean Fanchette note : «L’art d’Anaïs Nin, c’est d’avoir su nommer et expliquer cette chimie du corps et de l’âme […].» Quoi de meilleur à savourer, écrit Anaïs Nin à Anna Kavan, qu’«une louange exacte» ?

Anaïs Nin

L'Intemporalité perdue et autres nouvelles Préface de Capucine Motte. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe. Nil, 234 pp., 18 € (ebook :12,99 €).

Publicité
Commentaires
Publicité