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Jours tranquilles à Paris
30 avril 2020

McDo et le monde d’après

Par Gilles Vervisch, professeur de philosophie 

 

mac do file attente

File d'attente devant le drive du McDo de Mill Valley, en Californie, le 22 avril. (AFP)

Pourquoi faire des heures de queue pour un Big Mac ? Ce n’est pas pour le Big Mac, évidemment. C’est pour retrouver la vie d’avant, faire comme si tout était normal.

Tribune. Des bouchons monstres pour acheter un Big Mac au drive, ce sont les images que l’on a pu voir lundi dernier, relayées par la télé ou les sites d’information. Après plus d’un mois de fermeture, le clown américain a rouvert une trentaine de restaurants pour la vente à emporter en France. La première réaction face à ces scènes d’exode, c’est, au moins de s’étonner, au pire de se moquer : l’adepte du steak de soja accompagné de quinoa et arrosé d’un sirop à la violette se demande pourquoi tous ces gens font la queue pour arracher une bouchée de pain, ou plutôt deux morceaux de pain autour d’un steak 100 % malbouffe. Il y a forcément un jugement de classe sociale, là-dedans : Bourdieu, etc.

Alors, on peut toujours rigoler : c’est un fait, en cette période de confinement où le rationnement des «attestations de déplacement dérogatoires» nous invite à faire la part entre «l’essentiel» et le superflu, entre les commerces «de première nécessité» et le reste, il semble assez ridicule d’aller s’enfermer des heures dans sa voiture pour récupérer un menu Big Mac qui sera sûrement froid, sinon en arrivant à la caisse, du moins, en rentrant à la maison. On peut rire aussi en se disant qu’il vaut mieux se faire des hamburgers «maison» si on aime vraiment ça : ils seront sans doute meilleurs, on perdra moins de temps, et à l’inverse, on s’occupera. Comment n’y ont-ils seulement pas pensé ?

Mais c’est un fait, alors, au lieu de rire, on peut vraiment s’étonner, en se demandant sérieusement : pourquoi autant de gens sont-ils prêts à faire des heures de queue pour un Big Mac ? Une affaire de goût, peut-être ? Dans son discours du 16 mars, le président de la République avait prévenu : le confinement sera l’occasion de «se recentrer sur l’essentiel». Mais l’essentiel ne se décrète pas. Il se révèle et s’impose de lui-même à travers le comportement des uns et des autres. Le Président a aussi parlé de «guerre» pour décrire la crise sanitaire. Or, dans ses Principes de la philosophie du droit, le philosophe allemand Hegel (1770-1831) avait lui-même défini «l’élément moral de la guerre, qui ne doit pas être considéré comme un mal absolu» : la guerre, qui nous place dans une situation où l’on découvre pour quoi on est prêt à vivre, et pour quoi on est prêt à mourir, est par définition, un moment de crise ; du grec krinô, «séparer, distinguer», ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas.

Hegel définit ainsi «la guerre comme état dans lequel on prend au sérieux la vanité des biens et des choses temporelles». Une expérience qu’ont connue tous ceux qui sont passés près de la mort : on relativise. On découvre ce qui compte vraiment dans la vie, à commencer par la vie elle-même. Et tout ce qui pouvait sembler important dans la vie normale se révèle superflu ; et tout ce à quoi on ne faisait pas attention s’avère indispensable.

Et là, le principe de réalité s’impose. «Les murs s’écroulent», comme dirait l’autre - Albert Camus, dans le Mythe de Sisyphe. Le modèle de société qui croyait devoir s’imposer révèle sa futilité, et les vraies valeurs se révèlent. Il en est ainsi des «métiers» : les éboueurs et les soignants, payés au lance-pierre, se montrent indispensables, pendant que d’autres métiers, comme clown, apparaissent absolument inutiles et sans intérêt. L’industrie du luxe, qui fait la fortune de l’homme le plus riche du monde, ne sert à rien, sinon pour se lancer des défis sur Facebook, pour savoir lequel sera le mieux habillé pour sortir ses poubelles. Les premiers commerces qui rouvriront seront les coiffeurs, qui l’eût cru ? Après des mois de confinement, l’apparence n’est pas si superflue. La coupe de cheveux s’avère indispensable à l’estime qu’on a de soi. Les magasins de bricolage sont pris d’assaut : le temps du confinement est le moment idéal pour aménager son intérieur. L’éducation, l’école, la culture, les bars et les restaurants, lieux essentiels de sociabilité, manquent à tout le monde.

Alors pourquoi faire des heures de queue pour un Big Mac ? Ce n’est pas pour le Big Mac, évidemment, qui n’est pas meilleur qu’ailleurs. C’est pour retrouver la vie d’avant. Faire comme si tout était normal. Le Big Mac a le bon goût des bonnes habitudes. C’est la madeleine de Proust des confinés. C’est très métaphysique. Il n’y a pas d’autre explication. Les gens ne font pas des heures de queue pour manger un mauvais hamburger. Ils font des heures de queue pour revenir à la vie. La seule chose qu’on peut regretter, c’est que ce soit ce modèle de consommation qui s’impose aussi naturellement. Ce qui rappelle assez le personnage du traître, Cypher, dans le film Matrix : il trahit tous ses amis pour le seul plaisir de manger un bon steak accompagné d’un verre de vin. Il se trompe sûrement, sur la hiérarchie des valeurs. Ces queues au McDo ont révélé l’essentiel, finalement : il n’est pas certain que ce confinement change quoi que ce soit dans le monde d’après, et tout le monde se précipite, à nouveau, vers la société de consommation.

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