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Jours tranquilles à Paris
1 mai 2020

La télévision retrouve une vertu consolatrice

la 7èmè compagnie

Article de Philippe Ridet

Les rediffusions des comédies populaires des années 1970 connaissent un succès inattendu

Jeudi 9 avril, TF1 a réalisé le meilleur score d’audience de la soirée en réunissant 6,69 millions de téléspectateurs (25,6 % de part de marché) devant Mais où est donc passée la 7e compagnie ?, nanar de 1973 réalisé par Robert Lamoureux, avec Pierre Mondy, Jean Lefebvre et Aldo Maccione, narrant les mésaventures d’une troupe de troufions débrouillards pendant la débâcle. Une semaine plus tard, On a retrouvé la 7e compagnie ! (1975), sequel guère plus ambitieux que le précédent, prolongeait le triomphe (6,9 millions de spectateurs). Enfin, jeudi 23 avril, La 7e Compagnie au clair de lune (1977), avec 6,4 millions de téléspectateurs, faisait de cette trilogie soldatesque un des symboles de la crise sanitaire, même s’il n’est pas le plus important.

Alors que les Français, angoissés, consomment l’information à des doses inconnues jusqu’alors, ils sont en demande de divertissement, d’optimisme, de consolation. Les historiens des médias s’interrogent ; les responsables de chaînes se félicitent de l’aubaine. Le coronavirus aurait-il eu raison de notre sens critique ? L’indulgence est-elle indexée sur nos angoisses ? Pierre Mondy est-il plus rassurant qu’Emmanuel Macron ? Bref, de quoi cette 7e Compagnie est-elle le nom ?

Directeur des programmes de TF1, Ara Aprikian analyse : « L’individualisation des comportements a jusqu’alors été la tendance structurante de la société. La télé n’y échappait pas, partant à la conquête de publics de niche à travers des programmes et des modes de diffusion calqués sur leurs désirs. La crise sanitaire rebat les cartes, soulignant au contraire un besoin de rassemblement, de partage. Notre choix d’une programmation populaire obéit à ce besoin. Le consensus familial s’obtient plus facilement sur des marques fortes. » Louis de Funès, une marque ? Un symbole, en tout cas. Celle de la France d’avant, qui entendait bien célébrer au printemps son acteur préféré, franchouillard et démesuré, à travers une exposition à La Cinémathèque française. L’expo a vécu, les rediffusions de ses films, des plus géniaux aux pires panouilles, assurent les audiences.

Pour l’historien Patrick Eveno, cette marée de feel-good movies sur les écrans obéit à deux impératifs plus prosaïques : « Remplir les grilles de programmes alors que de nombreuses productions sont arrêtées, et tenir compte de la présence des enfants confinés avec leurs parents. »« Dans ces conditions, poursuit-il, les films comiques, même des navets de plus de 50 ans d’âge, valent mieux qu’un film de gangster. Le mot d’ordre, c’est “pas de morts, il y en a déjà assez comme ça !” » « La télévision, explique-t-il encore, est un média souple. Elle s’adapte vite à la psychologie générale des téléspectateurs. La voilà revenue au slogan des premiers temps de l’ORTF en 1964, lui-même copié sur celui de la BBC : “informer, éduquer, distraire”. »

« Potions d’oubli »

L’ORTF, vraiment ? Et si la fonction consolatrice de la télévision en temps de crise était consubstantielle de ses premiers pas. C’est la thèse soutenue par Isabelle Veyrat-Masson, historienne et sociologue des médias. « Développée pendant la guerre à l’instigation des Allemands, la télévision a immédiatement joué un rôle réconfortant. A travers la chaîne Fernsehsender Paris, elle a diffusé des divertissements à destination de l’armée d’occupation. La télévision a ensuite développé un côté secourable au travers d’émissions de services et de conseils, se substituant à l’Etat présenté comme déficient. Elle a pu également avoir une fonction d’accompagnement moral. C’est plus vrai aux Etats-Unis avec les soap operas, ces feuilletons qui proposaient à la fois des conseils à destination des femmes au foyer et une grammaire sentimentale. »

Et aujourd’hui ? « Aujourd’hui, poursuit l’auteure, avec Monique Sauvage, d’Histoire de la télévision française de 1935 à nos jours (Nouveau Monde éditions, 2012), ces trois traditions se mêlent. Même si la moyenne d’âge des téléspectateurs a un peu baissé, la télévision s’adresse à un public âgé, en jouant sur la nostalgie provoquée par la diffusion de films anciens, indépendamment de leur qualité. Or, qu’est-ce qui suscite la nostalgie des sexa- et septuagénaires ? Les années 1970 ! Mais c’est une nostalgie qui ne fait pas de peine, qui ne provoque pas le chagrin. »

La bibliographie de Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, est longue comme le bras. Avec de nombreux ouvrages sur les écrans et l’image. Celle que privilégient les principales chaînes de télévision ne le surprend pas : « De tout temps, l’être humain a voulu s’administrer des potions d’oubli. La télévision en est une, comme le tabac, l’alcool et l’opium, dont la consommation s’est développée à proportion des efforts qui étaient demandés aux populations dans les périodes de crise ou de conflit. Historiquement, le développement de la télé est parallèle au redémarrage à marche forcée de la croissance après la guerre. »

Oui, mais le succès de La 7e Compagnie dans tout ça ? La gaudriole comme remède à la peur de mourir ? Ignoré des encyclopédies du cinéma, snobé par les intellectuels, Robert Lamoureux, l’auteur et réalisateur de la trilogie, serait-il à notre moral ce que le docteur Didier Raoult est à la pandémie ? Ce qui reste quand on a tout essayé…

« Nous sommes nombreux à être endeuillés », reprend le psychanalyste, non seulement par la perte d’un proche, mais endeuillés de notre vie d’avant. « Les téléspectateurs veulent revoir leur vie d’hier. Potion d’oubli, la télé éloigne les idées noires. Les films anciens, même pas très bons, nous font nous remémorer. Or, se remémorer, c’est réinventer. »« En effet, poursuit l’auteur de Manuel à l’usage des parents dont les enfants regardent trop la télévision (Bayard, 2004), plus nos souvenirs sont lointains, plus nous les enjolivons. Le temps nettoie le souvenir. A sa sortie, La 7e Compagnieavait fait polémique. Certains reprochaient au film de ne pas être à la hauteur de son sujet dramatique. Aujourd’hui, ce contexte mémoriel est effacé. Ne reste plus que le souvenir de l’époque forcément heureuse où il a été projeté pour la première fois. »

« Réunir la famille »

L’Institut national de l’audiovisuel (INA) avait prévu depuis longtemps le lancement de sa plate-forme Madelen sur laquelle on peut retrouver les émissions de télé cultes et les programmes plus pointus. Lancée le 17 mars, elle compte 50 000 abonnés. « Evidemment que la nostalgie est un des moteurs de l’adhésion », explique Agnès Chauveau, directrice déléguée à la diffusion et à l’innovation. « Mais nous nous adressons aussi à une génération qui a un usage plus erratique de la télé. Nous cherchons à mettre en avant des programmes qui peuvent contextualiser le présent. La crise renforce la télévision dans ses aspects les plus forts : le live pour suivre l’événement qui inquiète. Le divertissement, afin de réactiver une mémoire commune qui apaise. »

Le carton des rediffusions des films de Louis de Funès ou du duo Pierre Mondy-Jean Lefebvre est-il l’équivalent de celui des chansons légères sous l’Occupation, quand il fallait passer coûte que coûte le temps de l’angoisse ? Sont-ils une occasion de résilience à peu de frais ? « Les chaînes font aujourd’hui ce qu’elles ne faisaient plus : réunir la famille », analyse encore Agnès Chauveau.

Isabelle Veyrat-Masson se félicite : « Le discours antitélé est aujourd’hui contredit par les audiences. Elle redevient un média de référence. » Jusqu’à revendiquer une fonction politique pendant cette crise en retissant les liens de la nation ? « Peut-être, avance prudemment Ara Aprikian, mais c’est surtout le retour de la télé comme incarnation du lien social. Le frein moteur contre l’accélération de l’individualisation. » Sur Twitter, un utilisateur s’amuse : « Combien de films Lamoureux a-t-il tournés ? C’est juste pour savoir quand le confinement prendra fin. »

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