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Jours tranquilles à Paris
2 mai 2020

Enquête - Matériaux, télétravail, espaces modulables… le bureau à l’heure du Covid-19

Par Laurent Carpentier - Le Monde

Haro sur les open spaces, ruée sur le Plexiglas… La pandémie due au coronavirus fait monter la fièvre chez les architectes d’intérieur, sommés de repenser nos façons de travailler.

« Si un lieu n’est pas pensé pour avoir une deuxième ou une troisième vie, c’est foutu d’avance. » L’architecte Patrick Rubin répond au téléphone au milieu des gravats, dans son petit hôtel du XVIIe siècle qui lui sert à la fois de logement, d’agence et de galerie, dans le quartier du Marais, à Paris. L’architecte – qui a autrefois installé dans un ancien garage hélicoïdal les locaux du journal Libération – met ainsi en pratique ce qu’il ne cesse, depuis, de théoriser : un lieu n’a pas une seule affectation, il doit être ­réversible. « Pourquoi construit-on des logements d’un côté et des bureaux de l’autre ? Pourquoi pas tout ensemble ? Un bâtiment doit être capable de muter à tout moment. »

Muter : c’est le défi qui semble ­attendre, à l’heure du Covid-19, les bureaux d’entreprises. A la poubelle, les open spaces qui ont fait le bonheur des « trente glorieuses » ? Exit le « flex office » (partage des bureaux), conçu pour améliorer l’utilisation des espaces qui, dans la plupart des entreprises, peinent à dépasser un taux d’occupation de 50 % ? Et quid des lieux de coworking, présentés hier comme la panacée, avec leurs canapés en partage, quand le coronavirus interdit aujourd’hui toute promiscuité ? Changement de paradigme : là où on réunissait, voilà que l’architecte est sommé de distancier.

« LÀ OÙ ON NOUS DEMANDAIT AUTREFOIS UN PORTE-PARAPLUIES, ON NOUS RÉCLAME UN DISTRIBUTEUR DE SOLUTION HYDROALCOOLIQUE. » ROBERT ACOURI, DE LA MANUFACTURE DU DESIGN

« Il y a trois pistes », affirme de sa voix au débit rapide Vincent Dubois, le directeur général d’Archimage, agence d’architecture spécialisée dans l’organisation des espaces de travail, chargé ­notamment du nouveau siège du Groupe Le Monde, à Paris. « La première concerne le toucher : pour ne plus effleurer les machines – ascenseurs, téléphones, photocopieuses –, on va chercher de plus en plus à leur parler. La deuxième, c’est le télétravail. Plus que jamais, le bureau sera avant tout un lieu d’échanges et de rencontres, et l’accent sera mis sur les ­stations de télé-présence permettant de reconstituer des salles de réunion aux quatre coins du monde. Enfin, pour ce qui concerne les bureaux mêmes, on va aller vers des aménagements à géométrie variable, avec par exemple une version hors crise à dix bureaux et une, pour temps de crise, à trois bureaux. »

« Jusqu’ici, observe-t-il encore, on concevait les espaces pour ceux qui les utilisaient, pas pour ceux qui les entretenaient. Il va falloir s’adapter. » Adieu les joints creux, ces interstices entre deux matières, très élégants, mais nids à microbes. Bienvenues les patères pour accrocher son masque dans son sachet sous vide, les étagères pour poser les lingettes et les protections pour chaussures… « Là où on nous demandait autrefois un porte-parapluies, on nous réclame un distributeur de solution hydroalcoolique », résume Robert Acouri (La Manufacture du design), qui équipe les sièges sociaux d’Altarea-Cogedim et d’Hermès. Quel sera demain mon bien le plus ­précieux, s’interrogent ainsi ces designers, obligés de travailler dans l’urgence : est-ce mon clavier, avec lequel je vais désormais me déplacer ?

La quête du meilleur plastique

Depuis quelques jours, dans leur boîte mail, les professionnels du bureau découvrent chaque matin une cohorte de nouveaux produits semblables. « Préparez-vous pour le retour au travail. ­Corona, l’écran de séparation anticontagion », propose la société espagnole ­ Dynamobel, avec ses 3 mm de méthacrylate transparent posé sur équerres. Rexite, un designer milanais, vante Plexy, des panneaux de Plexiglas « répondant aux précautions sanitaires », quand Arcoplex propose, avec moult photos chics à l’appui, sa gamme « sur mesure ». C’est la ruée sur les plastiques, seules matières avec le verre qui soient lavables avec une éponge et de l’eau savonneuse, et tout ça sans rompre la luminosité et casser l’impression d’espace. Un marché de niche en passe de devenir un marché de masse.

A Saint-André-de-Bâgé (Ain),Charlie Wagemans, le patron de Signasolution, en témoigne : « Quel que soit le ­matériau translucide que vous choisissez, ça commence à être la pénurie. Depuis la mi-avril, nos fournisseurs ne s’engagent plus sur les délais et les prix montent. » Alors même que sa PME, spécialisée en signalétique et équipement d’extérieur dans le loisir, voyait ses marchés s’effondrer, elle a vu arriver de nouveaux clients, comme Leroy Merlin, qui veut équiper ses caisses. Depuis, le jeune entrepreneur épluche les fiches techniques, en quête du meilleur produit : « Je préfère le PETG, un copolymère, plus souple, moins cassant et surtout plus résistant aux produits chimiques que le Plexiglas. Le problème, c’est d’isoler également phoniquement. Il y a bien les panneaux de protection acoustique pour bord d’autoroute. Mais ils ne résolvent pas la question de la réverbération. »

« ON EST LOIN DE LA “FLEX”  DONT ON PARLAIT JUSQU’ICI, BASÉE SUR DES MOBILIERS TRÈS STANDARDS. ON VEUT DES ­ESPACES MODULABLES ET HYBRIDES. » MATTHIEU ROCHAS, DIRECTEUR DE SINCE

« La crise est un accélérateur de ­réflexion, analyse Matthieu Rochas, le ­directeur fondateur de Since, un cabinet de conseil et d’architecture d’intérieur. Avec des remises en question quotidiennes. Dans le confinement, on découvre ainsi une reconnexion des personnes ­entre elles malgré la déconnexion géographique : force est de constater que ce n’est pas en étant face à face que le ­contact s’établit. La question qui en découle, c’est : a-t-on encore besoin d’une table pour échanger ? Que deviennent les salles de réunion ? On est loin de la “flex” dont on parlait jusqu’ici, basée sur des mobiliers très standards. On veut des ­espaces modulables et hybrides, qui ­chacun peuvent servir à quelque chose d’autre. Et puis on assiste à une démystification du poste de travail. Ce qui est une chance pour expérimenter des ­modes nouveaux. »

Pour les aménageurs d’espace, il y a là, avec la pandémie, un état de grâce, une bienveillance générale et une écoute de l’autre, que le sentiment d’affronter collectivement quelque chose de dur, de sensible, a fait naître. Ils en ont bien conscience.

« Ce qu’on attend d’une entreprise, c’est sa capacité d’empathie, et celle de se projeter dans l’avenir. Ce qu’on attend d’un designer, c’est de répondre à des questions telles que : pour quoi vais-je travailler ? En quoi et à quel propos la technologie fait-elle sens ? », analyse Ramy Fischler. Depuis Oslo où, avec sa femme, norvégienne, il s’est retrouvé bloqué quand l’Europe s’est confinée, le designer belge explique comment l’« être ­ensemble » des entreprises ne passe plus aujourd’hui par du mobilier mais par des comportements.

Réunions en réalité virtuelle

C’est le cas pour la question du télétravail, que les enjeux climatiques ou de transport avaient déjà mise sur le tapis, mais que le Covid-19 a amplifiée : les réunions de demain se feront-elles en « VR », en réalité virtuelle (quand bien même d’ailleurs on serait non pas chez soi, mais assis à quelques bureaux d’écart) ? Et qu’est-ce que cela génère ? Problèmes de confidentialité, de surveillance, d’intrusion dans la vie privée, maux de tête, paranoïa ? Tout ce qui peut empêcher l’adhésion au projet commun de l’entreprise est le travail du designer, relève Ramy Fischler : « De même que l’open space était apparu à un moment donné comme une sorte de ­miracle de la modernité, avec la volonté de la transparence, de l’égalité, on a ­ constaté qu’il créait aussi de la solitude et de la dépression. »

L’architecte Jean Nouvel regarde, lui, toute cette ébullition avec recul. « Toutes ces questions d’organisation du travail doivent passer au filtre de la réalité à l’échelle de la décennie », dit-il, placide. Le temps de la création architecturale n’est pas celui de la crise. « Cela va au-delà d’une question de postillons. Bien sûr, le temps que l’on trouve un vaccin, il va y avoir des aménagements provisoires, des bricolages, le Plexiglas… Mais rien de durable dans tout cela, à mon sens. »

Reversibilité des locaux

Vraiment ? Et si, au contraire, le bricolage était l’avenir ? « Il est intéressant d’observer ce que les commerçants ont fait par eux-mêmes, témoigne le designer graphique Geoffrey Dorne. Les écrans en plastique, les marquages au sol avec des bouts de scotch ou de la craie… Le do it yourself nous en apprend beaucoup en matière de design d’espace sur ce dont les gens ont besoin. » Lorsqu’il ne donne pas de cours (par visioconférence) devant des étudiants de grandes écoles spécialisées, Geoffrey Dorne tient une veille sur son blog, « Graphism.fr ». Hormis un système pour ouvrir les portes avec le coude, inventé par une petite start-up belge de 3D, Materialise, peu d’inventions à la Géo Trouvetou. « C’est ce que j’explique à mes étudiants : ils ont un boulevard devant eux. Il y a tout un champ ouvert, mais encore pas grand-chose de fait. »

Alors que dans notre petit appartement, entre deux gratins dauphinois, on multiplie les interviews et les réunions en pyjama, on songe à ce que nous disait l’architecte Patrick Rubin et à son discours sur la réversibilité des ­locaux, dont on fait tous aujourd’hui l’expérience : « Une salle de bains reste vingt-deux heures un espace dormant. Comme la chambre, qui dort lorsque vous travaillez. Pour moi, il n’y a pas de lieu affecté », disait-il. Ce serait donc ça ? Oubliez l’open space, adoptez une salle de bains !

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