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Jours tranquilles à Paris
3 mai 2020

Reportage - Dans la rue des Martyrs, à Paris, la vie continue

rue des martyrs

THE NEW YORK TIMES (NEW YORK)

Dans cette rue parisienne, les petits commerces sont restés ouverts pendant le confinement. Une aubaine pour cette journaliste américaine, bien intégrée dans ce quartier.

Paris a sombré dans la souffrance et le chagrin, mais une rue offre un répit à ses habitants, si bref soit-il : la rue des Martyrs.

Percée durant la première moitié du XIXe siècle, cette rue étroite, longue de 885 mètres, qui grimpe jusqu’à Montmartre en passant par les IXe et XVIIIe arrondissements, ne comporte ni monument important ni chef-d’œuvre architectural. Et, ces dernières années, elle a été littéralement prise d’assaut par les “bobos”. Au no 3, un maraîcher a été remplacé il y a quelques mois par une boutique vendant des cafés et des thés de luxe. Le quartier du sud de Pigalle a perdu nombre de ses salons de massage et autres boîtes de nuit, et est aujourd’hui si branché qu’il a été surnommé “SoPi”, pour “South Pigalle”.

Comme dans un village

Pourtant, même en ces temps de crise, la rue des Martyrs témoigne encore de ce qui subsiste du côté intime, humain de la capitale. Alors que la France déplore plus de 23 000 décès dus au Covid-19, et que le président Emmanuel Macron a prolongé le confinement dans tout le pays au moins jusqu’au 11 mai, la rue est plus importante que jamais pour le quartier.

Grâce à un plan d’urbanisme qui protège les petits “artisans*” indépendants, le bas de la rue des Martyrs est essentiellement occupé par de petits commerces d’alimentation. On a un peu le sentiment de vivre dans un village. Si les cafés et les restaurants sont toujours fermés, ce n’est pas le cas de ces magasins. Dans ma rue, les commerçants et les artisans sont du genre coriace, et la plupart ont choisi de tenir bon. J’habite dans le quartier depuis une dizaine d’années, et j’ai tellement l’impression d’en faire partie que je lui ai même consacré un livre [The Only Street in Paris. Life on the Rue des Martyrs ; “La Seule Rue de Paris. La vie dans la rue des Martyrs”, 2015, non traduit en français].

Certaines chosent ne changent pas

Le confinement a évidemment eu un impact sur le rythme et les rituels du quotidien. Quand les premiers commerçants arrivent à 6 h 30, ils sont aujourd’hui rejoints par des joggeurs bien décidés à effectuer leur parcours avant que ne commence l’interdiction de leur activité (de 10 heures à 19 heures).

En revanche, certaines choses ne changent pas. À 7 heures, le boucher du no 4 continue de sortir sa rôtissoire pour démarrer sa routine du jour, qui consiste à faire rôtir des poulets entiers tandis que des pommes de terre mijotent dans la graisse qui ruisselle. C’est à contrecœur que ses employés et lui, comme les autres commerçants, portent maladroitement des masques de protection (presque tout le temps). À quelques portes de là, la boulangerie la plus proche propose toujours deux types de baguettes à partir de 7 h 30, mais le personnel est désormais masqué, et séparé du public par des parois de plastique qui vont du comptoir au plafond.

Une ambiance morose

Beaucoup de boutiques ne sont pas équipées de portes, ce qui peut compliquer le respect de la distanciation sociale, d’un mètre. Des commerçants ont affiché des avis qui signalent que les clients ne sont admis que par groupes de trois à la fois au maximum, et ils n’apprécient pas quand les gens font fi des règles et cherchent à entrer en masse. D’autres ont barré le pas de leur porte à l’aide de ruban adhésif et servent sur le trottoir.

J’ai passé tant de temps dans cette rue que je connais nombre des commerçants, et qu’ils me connaissent aussi. Je me suis familiarisée avec leur vie, les nom et âge de leurs enfants, où ils partent en vacances, leurs projets pour la retraite. Cette ouverture nous permet d’entretenir des conversations à une distance sûre.

“Pour décrire l’ambiance, il n’y a qu’un mot : ‘morose’, déclare Yves Chataigner, le fromager de 85 ans qui tient la boutique sise au no 3 avec Annick, son épouse. Mais qu’est-ce qu’on est censé faire ? Rester enfermés dans notre appartement à l’étage et faire comme si on était en vacances ?” Il ajoute que, la veille, les immenses halles de Rungis ne fonctionnant pas comme d’habitude, il a dû faire cinq kilomètres à pied – il l’a enregistré sur son podomètre – pour trouver tous les fromages qu’il voulait.

Quelques excès de zèle

Un pâté de maisons plus au nord, Kamel Ben Salem se retrouve tout seul à 8 heures du matin dans sa boutique de fruits et légumes, et il ne demande pas mieux que de bavarder. Nous sommes devenus amis il y a des années, quand je lui ai fait découvrir, ainsi qu’à la rue, le “chou frisé non pommé”*. “Je te fais un bon prix si tu me prends toutes mes tomates-cerises super-mûres”, me promet-il. J’embarque les deux kilos et demi. Malgré son calme apparent, il m’avoue changer de masque deux fois par jour et ranger ses vêtements dans un sac plastique pour les laver une fois de retour chez lui, après avoir pris le bus tous les soirs.

Chaque fois que je sors, j’emporte avec moi une “attestation de déplacement dérogatoire”* signée et datée. Je ne peux rester dehors qu’une heure, et ne dois pas me déplacer à plus d’un kilomètre de chez moi. Il m’est arrivé de voir jusqu’à huit policiers en même temps dans la rue des Martyrs. Et leurs excès de zèle sont fréquents. Une des voisines a reçu une amende parce qu’elle avait coché deux motifs au lieu d’un seul pour justifier sa sortie.

Du réconfort

Mais quand les gens me demandent pourquoi je suis toujours si enjouée, je leur réponds : “C’est impossible d’être triste dans la rue des Martyrs.” Confrontée à l’inconnu, je savoure le plaisir partagé des conversations – si courtes soient-elles ces temps-ci – avec les commerçants, et je trouve du réconfort dans l’esprit de quartier qui règne encore par ici.

Coupée du reste de Paris, ainsi que de ma famille et de mes amis aux États-Unis, je suis plus que jamais en lien avec ma rue.

* En français dans le texte.

Elaine Sciolino

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