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Jours tranquilles à Paris
6 mai 2020

2007-2010 : L’apogée du principe de précaution

bachelot

Gérard Davet Et Fabrice Lhomme

« Le Monde » revisite la stratégie nationale en matière d’épidémie depuis vingt ans. Une manière de mieux comprendre, documents inédits et témoignages à l’appui, les polémiques actuelles. Aujourd’hui, l’épisode décisif de la grippe H1N1 en 2009

La voix est claire, le ton incisif. Ce vendredi 3 avril, en fin de matinée, Claude Le Pen, 72 ans, considéré comme le meilleur économiste de la santé du pays, nous livre, lors d’un échange vidéo, les clés du « désarmement » sanitaire national, autrement dit la manière dont la France, dans les années passées, a baissé la garde face aux risques d’épidémie. Le 1er avril, déjà, pour Le Monde, il avait publié une tribune remarquée. Comment imaginer que, trois jours après cet entretien, le docteur en économie, rongé par un cancer, décéderait brutalement ? Emouvantes, ses confidences posthumes n’en prennent que plus de poids. « La crise de la grippe H1N1, en 2009, a joué un rôle tout à fait délétère, c’est devenu une terreur de ministre », nous avait alors expliqué Claude Le Pen, souriant et concentré.

Pour en avoir trop fait afin de contrer cette pandémie potentielle, la ministre de la santé de l’époque, Roselyne Bachelot, a été mise au ban. Et, avec elle, toute la politique sanitaire… Pour bien comprendre les rouages de ce processus, il faut revenir treize ans plus tôt, au mois de mai 2007. Nicolas Sarkozy referme alors brutalement la page des années Chirac. Encouragé par son premier ministre, François Fillon, il propulse au ministère de la santé la pétulante Roselyne Bachelot. Ministre de l’écologie entre 2002 et 2004, cette docteure en pharmacie est une personnalité chaleureuse, connue pour son langage fleuri et ses tenues qui ne le sont pas moins. Plans cancer et Alzheimer, réforme de l’hôpital, sans compter la gestion du déficit abyssal de la « Sécu » (de 10 milliards d’euros en 2008, il atteindra le plafond record de 27 milliards en 2010)… Sa feuille de route est bien remplie.

Alerte internationale

Au printemps 2009, un événement imprévu s’ajoute au programme et va changer le cours de l’histoire. En effet, le 24 avril, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) lance une alerte internationale au sujet de l’arrivée, en provenance du Mexique, d’un redoutable virus de la grippe A, baptisé H1N1. Dès le départ, Roselyne Bachelot s’empare de l’affaire avec sérieux : « On a pris toutes les initiatives nécessaires, contrôles aux frontières avec prise de température, équipement des Ehpad en masques, confinement total des malades, placés à l’isolement, ce qui d’ailleurs fait déjà ricaner certains. »

Très vite, la ministre de la santé essuie une contrariété dont elle mesurera l’importance bien plus tard : le processus gouvernemental alors en vigueur lui enlève de fait toute autorité ! « Il y avait, dans le plan pandémie de 2007, un virus sournois !, observe-t-elle malicieusement. En effet, il était précisé que, à partir du moment où une pandémie atteignait le niveau 4 – pour l’OMS, il y a sept niveaux dans l’échelle de gravité –, le pilotage de la crise revenait au ministère de l’intérieur. Quand, à l’annonce du niveau 4, début mai 2009, j’ai demandé qu’on laisse le leadership au ministère de la santé, il m’a été répondu que ce n’était pas ce qui était prévu dans le plan ! Et l’intérieur a donc pris les commandes. »

A en croire Bachelot, « ce virus sournois préparait insidieusement la prédominance des préoccupations d’ordre public sur les exigences sanitaires… ». Qui lui intima l’ordre de s’effacer ainsi derrière Michèle Alliot-Marie, alors en fonctions place Beauvau ? « C’était François Fillon, dans le Salon vert de l’Elysée, après une interministérielle autour de Nicolas Sarkozy », affirme-t-elle.

L’une des urgences prioritaires, déjà, concerne les masques. Qui fait quoi ? En début d’année, le 20 février 2009, le secrétariat général de la défense nationale (SGDN), structure interministérielle consacrée à l’anticipation des menaces et à la gestion des crises, avait prôné l’extension du port du masque FFP2 et encouragé la population à s’équiper, même avec les modèles dits « chirurgicaux », réputés moins filtrants.

A l’Elysée, une cellule de crise s’active. « On est en stratégie de défense maximum », résume Bachelot. Une défense efficace nécessite un armement considérable. C’est le cas. En phase avec la politique de ses deux prédécesseurs, Philippe Douste-Blazy et Xavier Bertrand, la ministre de la santé a continué à augmenter les stocks de masques. En ce mois de mai 2009, un rapport du Sénat portant sur l’Etablissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) conclut que le stock est de 1 milliard de masques chirurgicaux et de 723 millions de FFP2.

Pour Bachelot, après l’épisode qui l’a vue perdre la conduite opérationnelle de la crise, une seconde alerte survient le 24 juin, lorsque la commission des finances du Sénat émet de « nettes réserves » concernant l’achat de masques par l’Etat du fait d’une « mauvaise gestion des stocks ». Qu’importe, l’Elysée accorde son soutien absolu à la ministre. « Mon interlocuteur, c’est Sarkozy, parce que c’est le chef, mais il est en accord avec son premier ministre, assure aujourd’hui Mme Bachelot. Autant il y a eu une opposition véritablement dogmatique entre Nicolas Sarkozy et François Fillon sur la retraite à 62 ou 63 ans, autant, là, ils étaient totalement en phase. » Même les contraintes financières, alors que la France continue de subir les violents contrecoups de la crise de 2008, ne pèsent pas, à l’en croire en tout cas : « Il n’y a eu aucune hésitation, Sarkozy m’a dit : “Il ne faut pas mégoter”, à aucun moment l’aspect budgétaire n’a joué. »

Les entreprises elles-mêmes sont mises à contribution. Le 3 juillet 2009, Jean-Denis Combrexelle, le patron de la direction générale du travail (DGT), signe une longue circulaire relative à la continuité des activités des entreprises et aux conditions de travail en cas de pandémie grippale. « Les perturbations susceptibles d’affecter les services publics et les activités économiques en cas de pandémie peuvent être limitées par des actions de préparation en amont », souligne la DGT.

Parmi celles-ci, la constitution d’une réserve de masques. L’acquisition de FFP2, les plus protecteurs, est recommandée pour « les salariés en contact étroit et régulier avec le public et ceux chargés de la gestion des déchets ou des ordures ménagères ». Les entreprises sont invitées à en acquérir sur leurs propres deniers par l’intermédiaire de l’UGAP (Union des groupements d’achats publics). Quant aux masques chirurgicaux, « ils seront distribués gratuitement » par le ministère de la santé en cas de pandémie.

Dès le début de la crise H1N1, Bachelot a passé de nouvelles commandes de masques, 500 millions au total. Alors secrétaire général de l’Eprus, Patrick Rajoelina est à la manœuvre. « Nous avons fait des achats de masques auprès de l’UGAP mais également lancé un certain nombre de marchés publics pour aller au-delà de ce 1,7 milliard de masques », raconte-t-il. Ainsi, fin 2009, la réserve sera évaluée à plus de 2,2 milliards d’unités ! C’est l’abondance…

Mais revenons à l’été. Le 30 juillet 2009, l’Institut de veille sanitaire (InVS) annonce le décès d’une adolescente de 14 ans hospitalisée au CHU de Brest. La jeune fille est la première personne en France à succomber au nouveau virus. L’inquiétude monte d’un cran, le danger se rapproche un peu plus. « Mais on a eu le temps de s’y préparer, environ trois mois », se souvient Roselyne Bachelot. Cette mauvaise nouvelle se télescope avec le vote, à la même période, de la loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST). Le texte modifie la gouvernance des établissements publics, avec la création des agences régionales de santé (ARS) et la réorganisation de la carte hospitalière.

Cette nouvelle loi, portée par Roselyne Bachelot, attise les critiques. L’ancien député (PS) du Rhône, Jean-Louis Touraine, spécialiste des questions sanitaires (il a été rapporteur de la loi santé en 2015), estime encore aujourd’hui qu’elle a eu des effets pernicieux. « Elle a malheureusement abouti à diminuer les capacités de l’hôpital, en en modifiant les conditions de fonctionnement, affirme ce professeur de médecine. C’est l’époque où les gens ont commencé à prétendre que l’hôpital, ça se gérait comme une entreprise. Nous, dans l’opposition, on hurlait, en disant : “Soigner des malades, c’est pas visser des boulons, donc ce n’est pas une entreprise et puis l’exercice des soins prévaut sur l’exercice comptable”, etc. Il n’empêche, la loi est passée, et il y a eu le développement d’une tarification à l’activité, donc augmentation des actes réalisés dans l’hôpital pour que les hôpitaux puissent être financés, et donc on n’est plus dans la recherche de la qualité des soins. »

« Logique de l’hôpital-entreprise »

Jean-Louis Touraine déplore que, depuis, « la logique de l’hôpital-entreprise » se soit imposée. « Mais un hôpital organisé comme une grande entreprise, avec un patron, des sous-chefs et des exécutants, ça ne marche pas !, s’exclame-t-il. Ensuite se sont ajoutées des contraintes budgétaires, le désir de diminuer les coûts, et ça a abouti à ce que l’hôpital soit maltraité, autant d’ailleurs dans les quinquennats Sarkozy et Hollande, et on en paye le prix aujourd’hui. »

Sur le front du virus, la fin de l’été 2009 apporte des nouvelles rassurantes. L’hécatombe redoutée n’est pas au rendez-vous. De fait, au fil des semaines, la menace de la grippe A se dissipe nettement. Malgré tout, le ministère de la santé continue de multiplier les commandes de matériels de protection, notamment des masques – à la fin de l’année sera même mis à disposition de tous les Français, dans les pharmacies, un kit gratuit comprenant un traitement antiviral et une boîte de masques antiprojections.

Ce n’est plus d’un équipement dont disposent les autorités sanitaires, mais d’un arsenal. Disproportionné ? « L’idée de commander au maximum, au cas où, bien sûr que Roselyne a eu raison, qu’est-ce que ça vaut un masque par rapport à la vie des gens ? », la défend l’un de ses prédécesseurs, Philippe Douste-Blazy. « On était équipés, opine Bachelot. J’avais aussi fait une politique d’achats de respirateurs, et doté les hôpitaux de matériel pour les services de réanimation. » Et puis, bien sûr, il y a les vaccins. Ah, ces vaccins… Longtemps, cette question l’a poursuivie, comme le symbole d’une politique dispendieuse, le dévoiement du principe de prudence… Bachelot, elle, était persuadée que vacciner en masse était le meilleur moyen de tuer l’épidémie dans l’œuf dans le cas où elle se développerait vraiment.

A l’origine, l’acquisition de ces vaccins n’allait pas de soi, à en croire M. Rajoelina, l’ancien patron de l’Eprus : « Ça a posé un problème budgétaire au début, parce que nos camarades de Bercy n’avaient pas tout à fait compris qu’il s’agissait d’une pandémie et ils ont fait leur œuvre rapidement ! On leur a cassé les genoux pour leur dire : “Il faut être sérieux, vous allez nous mettre à disposition un certain nombre de financements”… »

L’obstacle budgétaire levé, Bachelot a les mains libres pour obtenir ses vaccins. Avec un total de 94 millions d’unités commandées à partir de la mi-juillet et jusqu’à la fin de l’été 2009, pour un coût de plus de 600 millions d’euros, la ministre a vu grand. Trop ? Alors secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant ne le pense pas. « Le souvenir que j’ai de la présidence de Nicolas Sarkozy est que, sur ces questions sanitaires, la politique conduite a toujours été de prendre le maximum de précautions, pour preuve la gestion de cette épidémie de H1N1, rappelle-t-il. Puisqu’un vaccin était disponible, il n’y avait pas pour nous d’autre option que de le proposer à la totalité de la population. De fait, près de 6 millions de personnes ont été vaccinées. » Mais tout de même, 94 millions de vaccins…

« C’est plus compliqué que ça, se défend Bachelot. D’abord, il s’agit en fait de 47 millions, puisqu’il faut deux doses pour chaque personne, le vaccin nécessitant un rappel. Ensuite, avec un taux de déperdition, inévitable, évalué à 10 %, on arrive en fait à 42 millions. » Ce qui reste considérable. Au fait, comment est-elle parvenue à ce chiffre ? « On calcule le coefficient d’attrition, précise Bachelot, c’est-à-dire le pourcentage de Français qui ne se feront pas vacciner en tout état de cause, on l’a fixé à 33 %, et on arrive aux 42 millions. » « On » ? Derrière le pronom indéfini se cache Didier Houssin, l’incontournable directeur général de la santé (DGS), le puissant « numéro deux » du ministère, en poste de 2005 à 2011.

« J’ai souvent été à des réunions avec Sarkozy et Fillon pour les décisions importantes, parce que ce n’est pas moi qui décide, rapporte ce dernier. Et j’ai proposé d’acheter 94 millions de doses. J’ai dit pourquoi il en fallait 94 millions, mais ce n’est pas moi qui prends la décision. En tout cas, ils étaient convaincus qu’il fallait faire le maximum pour protéger la santé de la population. Sachant qu’on parle de sommes qui sont relativement modestes, par rapport aux avions de combat Rafale par exemple. Avec les systèmes d’armement, on ne joue pas dans la même cour ! » Le coût politique, lui, va être exorbitant pour Roselyne Bachelot.

La suite est connue : ces gymnases et écoles réquisitionnés à partir du 20 octobre 2009, ces Français qui boudent la campagne de vaccination, ces médecins vexés d’être contournés, ces vaccins hors de prix… Les critiques pleuvent sur le thème de la gabegie de l’Etat. « Des vents contraires se sont mis en œuvre, constate Roselyne Bachelot. La décision d’acheter des vaccins est prise très très vite et les commandes sont passées pour être servis rapidement, mais on est dans des difficultés considérables, car il y a une concurrence terrible pour les achats de vaccins, en particulier de la part des Etats-Unis. » Surtout, dès la fin de l’année 2009, il s’avère que l’épidémie est finalement beaucoup moins grave qu’anticipé – elle fera « seulement » quelques centaines de victimes dans le pays.

« On a été servis par la chance, elle s’est arrêtée d’un coup en janvier 2010 », glisse Claude Guéant. Néanmoins, dix ans plus tard, il continue de penser que la stratégie de vaccination à tout-va imaginée par Roselyne Bachelot était la bonne. « Nul doute que cette mesure a contribué à limiter le nombre de décès, témoigne-t-il. J’ai le souvenir très clair de plusieurs réunions autour du président qu’il a conclues en prenant la décision de la précaution maximale. Et n’oublions pas que cette épidémie était dangereuse, contrairement à l’idée dominante d’aujourd’hui. On a mal vécu les critiques qui ont suivi, elles étaient injustes. »

La controverse prend un tour très politique, l’opposition voyant là l’occasion de s’en prendre au pouvoir sarkozyste. A la tête de l’entreprise Bacou-Dalloz-Plaintel, principal fabricant de masques (il en produit des millions chaque jour à l’époque), Roland Fangeat se souvient qu’« il y a eu une campagne de dénigrement contre Bachelot venant du camp politique adverse et des médias sur le thème du gaspillage de l’argent public… Mais les masques, c’est comme une assurance, quand vous n’en avez pas besoin, ça coûte cher, mais quand vous en avez besoin… ».

« Je me suis trouvée bien seule »

Roselyne Bachelot, depuis, a confié à quel point cette période avait été éprouvante. « Je me suis trouvée bien seule, je n’ai pas souvenir d’un seul soutien, mais le ventilateur à merde était tellement puissant, c’était tellement violent… », confie celle dont l’action a été – tardivement – réhabilitée, à la faveur de la crise due au Covid-19.

Au début de l’année 2010, la pandémie s’éloigne, la France se retrouve avec des millions de vaccins sur les bras. Dans l’urgence, le ministère de la santé tente de revendre à l’étranger une partie du stock, afin de limiter les pertes financières. Bachelot est tancée par l’opposition, épinglée par la presse, raillée par les humoristes… Le vent tourne, il est de bon ton de stigmatiser les excès du principe de précaution. La révélation, à la même époque, du scandale du Mediator, du nom de ce médicament des laboratoires Servier qui a tout du poison, n’arrange rien.

Pour Claude Le Pen, « l’idée d’avoir fait gagner de l’argent aux labos, en pleine crise du Mediator, c’est terrifiant pour un ministre vis-à-vis de l’opinion publique. Et 2009, c’est aussi les subprimes, le déficit abyssal de la Sécurité sociale… Les priorités ont “shifté”, la crise sanitaire passe au second plan ».

Le 24 février, l’Assemblée nationale donne son feu vert à la création d’une commission d’enquête parlementaire sur la campagne de vaccination. Elle a été réclamée par le groupe Nouveau Centre, ancêtre de l’UDI, au grand dépit de l’UMP, qui y voit un geste « inamical » de la part de son allié.

Futur conseiller « santé » du président Hollande, le professeur Olivier Lyon-Caen, qui avait défendu Bachelot à l’époque, porte toutefois un jugement nuancé sur son action : « Il n’y avait aucun reproche à lui faire sur les stocks, j’avais dit qu’il était toujours délicat sur ce genre d’épidémies d’avoir des projections à terme, d’anticiper. Un ministre de la santé n’en fait jamais trop, son rôle est de prévoir le pire, c’est juste la mise en place de la réponse qui n’était pas adaptée. Ce qui m’avait interpellé, ce sont les modalités de la campagne de vaccination, la création d’un système parallèle, avec la réquisition des gymnases, etc., à celui, traditionnel, des médecins, des infirmiers. Cela avait déstabilisé tout le système de santé. »

Alors député socialiste, Gérard Bapt avait lui aussi focalisé ses critiques sur les vaccins. « Je n’avais pas mis en cause le fait qu’il y ait beaucoup de masques, car les masques, ça se conserve, pas comme les vaccins, qu’on avait commandés outre mesure et sans aucune garantie d’arrêter la commande si des fois les besoins se tarissaient, raconte ce cardiologue de formation. C’était une folie de Bachelot, mais, en fait, j’ai découvert que c’était le directeur de son cabinet qui avait signé les commandes de vaccins, ce qui est contestable… »

Surtout, l’ex-député de Haute-Garonne (1997-2017) a découvert récemment que l’entreprise Paul Boyé Technologies, un fabricant de masques basé dans sa circonscription, « avait arrêté d’en fabriquer pendant le mandat de Sarkozy », l’exécutif ayant alors privilégié, selon lui, des commandes en Chine. L’entreprise Boyé a remis en route sa chaîne de production en urgence ces dernières semaines, à l’occasion de la crise due au Covid-19…

Autre ancien député socialiste parfaitement au fait des questions de santé publique, Jean-Marie Le Guen avait, lui aussi, eu la dent dure pour Roselyne Bachelot. « Mais je n’ai jamais critiqué la quantité de moyens », corrige-t-il aujourd’hui. Non, pour l’ancien secrétaire d’Etat de François Hollande, le problème n’est pas là. De son point de vue, cet épisode a surtout agi comme un révélateur, celui d’un tournant décisif : il aurait entériné la « prise de pouvoir » du secrétariat général de la défense nationale (SGDN) sur la politique sanitaire française en temps de crise. Signe de sa montée en puissance, cet organisme interministériel rattaché à Matignon est d’ailleurs devenu, en 2009, le SGDSN (secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale). Son patron de l’époque, Francis Delon, comme son successeur (en 2014), Louis Gautier – membre du conseil de surveillance du Monde –, n’ont pas souhaité s’exprimer.

« Culture de l’autorité »

« Le problème, argumente donc Le Guen, c’est que ce n’est pas Bachelot qui a géré la crise épidémique, elle a été mise en avant parce que ministre de la santé, mais la décision qui a été prise par Sarkozy a été de faire le choix du SGDSN, c’est-à-dire de l’Etat préfectoral, donc une culture de l’autorité, plutôt qu’une approche de santé publique. Ce n’était d’ailleurs pas trop un problème pour Bachelot dont le directeur de cabinet était un préfet. » Selon Le Guen, l’approche du SGDSN se distinguerait par « une vision de protection de l’Etat, une psychologie qui s’inspire de la problématique bioterroriste, et non pas pandémique. Et c’est toute la classe politique qui n’a pas compris alors ce qui se passait, d’ailleurs Bachelot a raison de dire que la gauche l’a critiquée sur la débauche de moyens, alors que ce n’était pas le sujet. Le sujet, c’est l’“Etat-profond”… ».

Le « sujet » dont parle Jean-Marie Le Guen, il commence en fait à agiter les spécialistes à l’époque, mais dans le plus grand secret, pour ne pas dire la plus totale opacité. Il est même au cœur d’un rapport du 6 avril 2010, estampillé « confidentiel », dont Le Monde a pu prendre connaissance. Jamais dévoilé jusqu’alors, ce document consacré à « la gestion territoriale des crises » a été remis au président Nicolas Sarkozy par l’ancien sénateur (UMP) de l’Aisne, Paul Girod. Il lui avait été commandé par le chef de l’Etat un an plus tôt.

Dans sa lettre de mission, datée du 16 avril 2009, soit une semaine avant l’alerte de l’OMS sur la menace H1N1, le président priait celui dont il soulignait l’« expertise reconnue en matière de gestion des crises sanitaires, climatiques ou terroristes » de réaliser « un audit des dispositifs de gestion de crise ». Pour aboutir à ce document de 256 pages, Paul Girod s’était entouré de deux rapporteurs issus de l’inspection générale de l’administration (IGA) : Philippe Sauzey, déjà auteur d’un rapport sur le même thème cinq ans plus tôt et un certain… Florian Philippot, qui n’avait pas encore investi le champ politique à la droite de la droite.

S’il se révèle extrêmement technique, le rapport Girod se distingue toutefois par sa longue introduction : une sorte de réquisitoire contre la technostructure, le fameux « Etat profond » dénoncé aujourd’hui par Jean-Marie Le Guen. « L’ensemble du dispositif étudié souffre de plusieurs défauts majeurs », préviennent ainsi les rapporteurs, évoquant notamment « une excessive confiance en soi de nos administrations centrales et, au premier rang de celles-ci, du corps préfectoral », leur tendance « à vouloir tout faire elles-mêmes, dans une atmosphère de méfiance mutuelle et de guerre budgétaire et/ou de pouvoir ».

D’ailleurs, Paul Girod observe que sa mission « a été marquée par des difficultés, qui sont autant d’enseignements ». « Je ne peux passer sous silence le manque d’implication du ministère de l’intérieur », déplore-t-il par exemple. L’ancien sénateur dresse enfin « le constat d’une faible prise de conscience de ce que seraient les effets induits et cumulatifs (économiques, écologiques, sanitaires, sociaux et bien entendu financiers) d’une véritable crise de grande ampleur ». En clair, ce rapport, auquel nulle suite ne semble avoir été donnée, prévenait, il y a plus de dix ans, que la France n’était pas prête à affronter un péril tel qu’une pandémie de grande ampleur, de la gestion de laquelle la haute administration serait désormais chargée…

Conclusion attristée de Roselyne Bachelot : « Mon affaire a amené un désarmement général, cela a décrédibilisé la parole politique. Les gens se sont dit : “On en fait trop.” Et pour nous, politiques, le risque d’en faire trop est devenu plus grand que de ne pas en faire assez. » En écho, Damien Abad, président du groupe LR à l’Assemblée nationale, confie : « Bien sûr, l’effet Bachelot, avec l’épilogue des vaccins notamment, fait que du coup il y a eu une réaction inverse, on est quasiment passés d’un extrême à l’autre. » Après s’être massivement armée, la France va, subrepticement, commencer à baisser sa garde, le principe de circonspection se substituant à la doctrine de précaution. Le « virus sournois » va bientôt produire ses premiers effets.

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