Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
11 mai 2020

Déconfinement : bobos et prolos

Première info de ce premier jour de déconfinement : à 7 heures, les rames de RER et de métro étaient bondées ; à 8h30, elles étaient vides. A 7 heures les prolos, à 8h30 les bobos ? Nous sommes tous égaux devant le déconfinement mais, de toute évidence, certains le sont plus que d’autres. On croit que la France est divisée par la géographie sanitaire, qui distingue les régions à risque et les régions moins touchées. Erreur : elle est surtout coupée en deux dans le sens horizontal, entre celles et ceux qui doivent impérativement se rendre à leur travail – plutôt en bas – et les autres, qui peuvent continuer à s’adonner aux joies et aux tracas du télétravail – plutôt en haut.

On perçoit rétrospectivement la force du slogan inventé naguère par Nicolas Sarkozy : parler à «la France qui se lève tôt». La formule reçoit une nouvelle illustration. Ceux qui se lèvent tôt emplissent les transports en commun, serrés comme des sardines malgré les règles de distanciation sociale : sans en avoir le choix, ils doivent courir le risque de la contamination à l’extérieur (ils le font, d’ailleurs, dans certains secteurs comme l’alimentation ou les services publics de l’énergie, depuis le début du confinement). Les autres, dont les fonctions, les tâches, le travail, leur permettent de rester chez eux ou de circuler à des heures plus creuses, restent à l’abri du virus.

Bien sûr, il faut nuancer. Dominés exposés à la contagion d’un côté, dominants protégés de l’autre ? Non. Beaucoup de petits patrons, ou même de grands, sont sur le pont, à leur poste de travail, enserrés comme les autres, par les masques et les gestes barrières, sur leur lieu de travail. Les chefs de chantier sont à pied d’œuvre, comme les ouvriers, les propriétaires de salons de coiffure ou de magasins de vêtement accueillent les clients, comme leurs employés. De même que les mandarins des hôpitaux, tels des généraux d’Empire, étaient à la tête de leurs troupes au plus fort du combat contre le virus, courant les mêmes risques que leurs subordonnés. Ils ne disaient pas «En avant !» mais «Suivez-moi !» La rhétorique des «dominants et des dominés», confuse à souhait, oublie que les responsables, souvent, assument leurs responsabilités.

Non, plutôt qu’une vitupération supplémentaire contre «les élites», au parfum poujadiste délétère, cette triviale constatation – les manuels vont travailler, les autres se protègent en travaillant à distance – met en cause, plus profondément, la légitimité des hiérarchies de prestige et de revenu qui organisent les sociétés modernes. Il est logique de rétribuer plus ceux qui ont des compétences plus pointues, qui savent organiser le travail des autres, qui prennent les risques d’entreprise ou développent des innovations utiles. Mais à l’heure du danger, on s’aperçoit qu’ils ne peuvent rien faire sans ceux qu’ils dirigent. On constate que les travailleurs au contact des réalités matérielles sont la base réelle de la société, autant que ceux qui maîtrisent les abstractions, intellectuelles ou managériales.

Au regard de cette réalité, les inégalités de revenu sont-elles aussi légitimes que le sous-entend le discours des «premiers de cordée» ? Dans cette situation de pandémie, ceux qui gagnent le moins sont ceux qui prennent le plus de risques. N’est-il pas le temps d’interroger, une nouvelle fois, mais concrètement cette fois, à la lumière de la crise, les écarts de revenu, parfois abyssaux, qui séparent dirigeants et dirigés, manuels et intellectuels, cadres et ouvriers ? Quand on entend les ministres du gouvernement Philippe expliquer qu’on ne saurait imposer davantage les plus favorisés au risque de les décourager, on se demande s’ils ont compris le sens de la crise que nous traversons. N’est-il pas temps, aussi, d’encourager ceux qui n’ont d’autre choix que d’être plus courageux que les autres face au virus, même si leur position sociale est moindre ? Ou, à tout le moins et dans l’immédiat, de leur garantir la gratuité des masques – qui finissent par coûter cher – la stabilité de leur maigre revenu, une protection contre le chômage qui menace, une prime de risque qui traduirait leur exposition supérieure au virus ? Bref, de corriger par une action sociale – socialiste ? – les inégalités fonctionnelles qui naissent spontanément de la division du travail.

LAURENT JOFFRIN

Publicité
Commentaires
Publicité