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Jours tranquilles à Paris
12 mai 2020

Entretien - Crise alimentaire : « C’est l’occasion ou jamais de réorienter notre système vers un développement plus durable »

Par Mathilde Gérard

Nommé rapporteur spécial des Nations unies pour l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, le professeur belge Olivier De Schutter analyse les ressorts de la crise alimentaire qui sévit en marge de la pandémie de Covid-19.

Olivier De Schutter, coprésident du Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food), a été nommé, le 1er mai, rapporteur spécial des Nations unies pour l’extrême pauvreté et les droits de l’homme. Il analyse l’impact de la pandémie de Covid-19 sur l’accès à l’alimentation.

On a vu, ces dernières semaines, des catégories de population perdre leurs revenus et basculer dans la faim. Peut-on parler d’une nouvelle crise alimentaire mondiale ?

Oui. Le paradoxe est que nous sommes dans une situation extrêmement périlleuse alors même que la production mondiale de céréales et les stocks alimentaires sont à un niveau excellent. Les récoltes 2019-2020 ont atteint des records. Mais à moyen terme, on court le risque que l’approvisionnement soit mis en danger, et ce pour plusieurs raisons.

Il y a d’abord les restrictions à la liberté de circuler de la main-d’œuvre agricole. Beaucoup de pays de l’ouest de l’Europe dépendent d’une main-d’œuvre saisonnière migrante, venant notamment de Roumanie, de Bulgarie ou de Pologne. Avec la fermeture des frontières, le pire est peut-être encore à venir du point de vue de la qualité et de la suffisance de l’approvisionnement et de la production.

LE DÉVELOPPEMENT D’UN SECTEUR DE LA CHARITÉ ALIMENTAIRE N’EST PAS UN SUBSTITUT À DES SYSTÈMES DE PROTECTION SOCIALE QUI PROTÈGENT VRAIMENT.

La deuxième difficulté, c’est que dès lors que les écoles sont fermées, et tout le secteur de la restauration est en coma artificiel, beaucoup de producteurs voient s’interrompre les possibilités d’écouler leurs produits et les stocks s’accumulent. Les petits producteurs sont les premières victimes. En trente ans, on a vu disparaître les deux tiers des exploitations agricoles dans des pays comme la France ou la Belgique. Ce sont les plus petites qui disparaissent d’abord car elles sont les moins compétitives et moins aptes à réaliser des économies d’échelle. Aujourd’hui, c’est un secteur qui éprouve les plus grandes difficultés.

La troisième source d’inquiétude, ce sont les restrictions aux exportations annoncées par quelques pays, comme la Russie, l’Ukraine et le Kazakhstan pour le blé, ou le Vietnam pour le riz. Ce sont une dizaine de pays tout au plus, et les restrictions sont relativement modestes. Mais c’est inquiétant si ça se prolonge. Le risque est qu’on retombe dans ce qu’on a vécu en 2008 [lors des émeutes de la faim dans une trentaine de pays] avec des réactions de panique sur les marchés, une multiplication des restrictions aux exportations et une spéculation à la hausse sur les prix. On n’en est pas là, d’autant que le pétrole étant à un niveau historiquement bas, on n’a pas encore assisté à une augmentation massive des prix des denrées agricoles, mais ce n’est pas un scénario à exclure.

Comment expliquer la multiplication des files d’attente pour les banques alimentaires dans les grandes villes européennes ou américaines ?

Il est dramatique que dans certains pays, les banques alimentaires soient devenues une partie intégrante du paysage de la protection sociale. C’est inacceptable et scandaleux que des gouvernements s’en remettent au secteur bénévole, à la charité publique, parce que des familles en grande pauvreté ne parviennent pas à se nourrir décemment. L’alimentation est la partie du budget des ménages sur laquelle on rabote le plus vite, parce qu’on a la possibilité de se nourrir pour moins cher ou de faire la queue pour recevoir un panier alimentaire. Mais le développement d’un secteur de la charité alimentaire n’est pas un substitut à des systèmes de protection sociale qui protègent vraiment.

Pensez-vous que les systèmes de production agroalimentaire sont à même de résister à la crise ?

Beaucoup de pays prennent conscience qu’ils doivent produire des denrées plus diverses pour satisfaire leurs besoins de consommation interne et que la dépendance aux importations à flux tendu créent un risque. On entend des appels de plus en plus nombreux à une reconquête non pas d’une autarcie, mais d’une diversification et reterritorialisation de l’agriculture pour que chaque pays puisse satisfaire davantage ses propres besoins.

On se rend compte qu’il faut cesser de vouloir à tout prix l’efficience et aller vers plus de résilience. L’efficience, c’est l’uniformisation, la spécialisation, les grandes monocultures où les machines remplacent les hommes et les femmes et où on produit en masse. La résilience, c’est une production beaucoup plus diversifiée, et des circuits courts de commercialisation. On est en train de prendre conscience de la fragilité des systèmes de production mondialisés sur lesquels on reposait et qui ont été encouragés depuis soixante ans.

Y voyez-vous un signal d’alarme pour mieux intégrer la santé, et donc l’alimentation, dans les politiques publiques ?

On est à un moment charnière, avec un vrai combat politique qui se profile. D’un côté, de nombreuses voix se font entendre pour dire : les préoccupations environnementales n’ont pas leur place dans un contexte où on doit répondre à une crise économique majeure et inédite depuis 1929, donc repoussons à plus tard nos ambitions environnementales, et n’imposons pas de nouvelles contraintes aux entreprises. Et on a une autre approche disant : c’est l’occasion ou jamais de réorienter notre système économique vers un développement plus durable.

Si on prend l’ensemble des aides que les Etats membres de l’UE vont donner aux entreprises, les prêts de la banque européenne d’investissement, et le plan de relance européen, on a là 4 200 milliards d’euros qui, dans les mois qui viennent, vont être injectés dans l’économie réelle. C’est un quart du PIB européen, c’est énorme. Il faut utiliser ces montants astronomiques pour aller vers un verdissement de l’économie et soutenir les secteurs qui peuvent préparer la transition écologique.

Il est difficile pour les politiques de réagir à la fois au court terme – éviter que l’économie ne s’écroule, parce que les faillites d’entreprises vont se multiplier – et le long terme – préparer pour dans dix ou quinze ans la trajectoire vers une société bas carbone et des émissions nettes zéro carbone à l’horizon 2050. Mais c’est le moment ou jamais de faire preuve d’une capacité de vision.

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