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Jours tranquilles à Paris
13 mai 2020

Distance sociale : «Pour éviter les malentendus, il va falloir être bienveillant»

Par Simon Blin 

La perte du contact tactile et le masque vont troubler les codes sociaux les plus élémentaires. Pour l’anthropologue Fabienne Martin-Juchat, il faudra faire preuve de créativité et ne pas négliger les conséquences à long terme.

Il y a les mots. Et puis il y a tout ce qui passe à travers le corps. Un geste, une position, un regard, brouillé par le masque et la règle d’un mètre. Comment rester poli sans serrer la main, communiquer sa joie sans sourire ou, au contraire, exprimer son embarras sans forcément le dire ? Le langage corporel, aujourd’hui provisoirement remis en question par les «gestes barrières», est essentiel à la stabilité affective des individus, explique l’anthropologue de la communication Fabienne Martin-Juchat. Pour la professeure à l’université Grenoble-Alpes, qui préfère parler de «distanciation physique», l’obsession de la propreté ne doit pas se doubler d’un hygiénisme social. Quitte à faire preuve de créativité, comme dans nos proximités numériques.

En quoi les nouvelles règles d’hygiène bouleversent nos rapports sociaux de tous les jours ?

Jusqu’à cette crise du coronavirus, nous jouissions d’une certaine liberté corporelle, en particulier dans les villes où les possibilités de s’émanciper physiquement sont plus nombreuses, que ce soit dans les cafés, les salles de sport ou les lieux publics. Cette émancipation par le corps dans les milieux urbains a été rendue possible justement grâce à l’éradication des maladies et des bactéries. Cela signifie que c’est une liberté socialement construite, qu’elle n’est pas un fait de nature. Or nous avons eu tendance à l’oublier, à la considérer comme un acquis. D’où notre désarroi lorsque ce progrès dans le bien-être et le vivre ensemble est très largement réduit par de nouvelles contraintes hygiéniques pour lutter contre la propagation d’un virus. Cette culture de la socialité sans corps, et à distance derrière nos écrans, ébranle ce qu’on appelle «l’écologie urbaine» et le savoir-vivre qui lui est associé.

Comment cette liberté individuelle s’insère-t-elle dans le cadre collectif ?

Comme l’a montré Norbert Elias dans la Civilisation des mœurs, puis le sociologue Erving Goffman qui a travaillé sur la mise en scène de soi dans la vie quotidienne, la pacification des rapports humains, à l’origine loin d’être apaisés, est le fruit d’un long processus civilisationnel. Pour contenir ses instincts et ses passions qui peuvent parfois mener à la guerre, les sociétés ont développé des règles d’interaction et d’autocontrainte sans lesquelles notre espace public ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Pour Georg Simmel, philosophe et sociologue influenceur de Goffman, ce sont des règles, souvent non conscientes, qui permettent d’éviter le sentiment d’agression suscité par la simple coprésence corporelle de l’autre. La perte du contact tactile mais aussi visuel engendrée par le port du masque perturbe la manière dont on communique nos émotions avec l’autre. L’évaluation de la juste distance physique est subjective et dépendante de la culture. Pour éviter les malentendus, les flottements ou encore le sentiment de malaise généré par une appréciation différente de ce fameux mètre, il va falloir être conciliant et bienveillant.

Pourquoi parle-t-on alors de «distanciation sociale» ?

C’est une erreur d’avoir employé la formule de «distanciation sociale» car elle a été interprétée dans le sens de la distance humaine et pas simplement corporelle. L’expression de distanciation sociale associe la peur d’être contaminé à la socialité et bouleverse de fait l’ensemble de nos règles de conduite. Il aurait peut-être été plus pertinent d’employer le terme de «distanciation physique». Je perçois toutefois une évolution positive avec ce changement, si l’on peut dire, en faisant démentir tous les ouvrages de communication corporelle qui invitent à «décoder les gestes qui vous trahissent». Les gestes barrières contrarient la spontanéité et de fait ne peuvent plus être signifiants en tant que tels. Il n’est plus possible d’analyser un geste sans le contexte.

Quelles peuvent être les conséquences de cette société du sans-contact à long terme ?

Les travaux de l’éthologue et psychologue écossais John Bowlby ont montré que le contact haptique, ce qui concerne le toucher, est essentiel pour le développement d’un individu tout au long de sa vie car il génère une sécurité affective dont tout le monde a besoin. Ainsi, l’interdiction de se toucher et de se rapprocher joue sur l’édifice profond de notre tranquillité intérieure. Pour ceux qui sont affectivement vulnérables, cette société du sans-contact peut réactiver des souffrances liées à une mauvaise construction de la relation d’attachement depuis l’enfance. John Bowlby explique que cet attachement ne concerne pas seulement la sécurité affective, mais favorise la naissance de la conscience et du langage. Lorsque ce lien est fragilisé dès le début de la vie, mais aussi à l’âge adulte, cela peut engendrer des souffrances, voire des pathologies. Cette interdiction du contact physique peut réactualiser des fragilités affectives et accentuer le sentiment de vulnérabilité.

Vous êtes pratiquante et enseignante d’arts martiaux. Quelle place occupe la pratique sportive dans cette construction identitaire ?

Cette épidémie et toutes les règles d’hygiène collective qui en découlent mettent provisoirement en arrêt cette expérience de la proximité des corps, dont la pratique sportive est représentative. L’invention des salles de sport dans les sociétés occidentales ou la sécurisation de l’espace public sont des phénomènes relativement récents. Cette courte histoire de la socialité corporelle, aujourd’hui remise en cause par les gestes barrières, n’est pas neutre. Certaines pratiques sportives basées sur le contact ont été inventées pour compenser la violence faite au corps dans les éducations religieuses puritaines. Une discipline de danse comme le «contact improvisation» est née de la libération sexuelle aux Etats-Unis et a pu s’y développer dans le cadre d’une certaine sécurité sanitaire. L’éducation physique à l’école, bien qu’encore très normée, fait partie de cet équilibre. Fort heureusement, les cultures ont développé de nombreuses pratiques qui visent l’harmonie du corps et l’éveil sensoriel en relation avec l’environnement qui l’entoure. Le besoin de contact est un élan social vital. Il suffit de voir la créativité des citoyens pour maintenir la socialité. Toutes les solutions sont bonnes pour ressentir de la proximité même si elle ne peut être à ce jour que numérique.

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