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Jours tranquilles à Paris
23 mai 2020

Cannes, promis jury

cannes30

Par Anne Diatkine — Libération

Pas de Festival, pas de palme d’or cette année pour cause de Covid-19. La Croisette ayant horreur du vide, les souvenirs remontent à la surface et débordent sur les marches abandonnées. Entre éden cinéphile et colo dissipée, sept anciens membres du jury nous font entrer dans le secret (saignant) des délibérations.

Le palmarès de la compétition officielle de la soixante-treizième édition du Festival de Cannes aurait dû être divulgué ce samedi, peu avant 20 heures. Mais il n’y aura pas de palmarès. Le plus grand festival du monde avec sa fameuse montée des marches, que devait présider Spike Lee cette année, n’a pas eu lieu en raison de la pandémie. Thierry Frémaux, le délégué général, doit annoncer fin juin une sélection de nouveaux films qui bénéficieront d’un label Cannes, inédit. Libération a demandé à d’anciens jurés cannois de raconter quels souvenirs ils ont gardés de ces quinze jours passés aux premières loges dans la bulle cinéphile, et tout particulièrement à l’heure cruciale des tractations et tensions quand il leur fallait délibérer et distribuer les récompenses tant convoitées.

Maria de Medeiros, comédienne et cinéaste

Palme d’or : «4 Mois, 3 Semaines, 2 Jours» de Cristian Mungiu (2007)

La première fois que je suis allée à Cannes, j’étais la jeune actrice de Pulp Fiction, le film a reçu la palme d’or en 1994, et j’étais repartie en pleurs, complètement effondrée. Ce n’est pas que je m’étais fait particulièrement agresser mais, à l’époque, toutes les jeunes actrices étaient perçues comme de la chair à canon. «Elle est baisable ? Elle n’est pas baisable ?» Beaucoup de vieux vicelards venaient y faire leur marché. La condescendance était de mise, on nous parlait comme à des petites idiotes. Quand on revient à Cannes en tant que réalisatrice, ce dont j’ai eu la chance avec Capitaines d’avril dans la sélection Un certain regard, c’est déjà beaucoup plus agréable. Et faire partie du jury de la sélection officielle, c’est le summum ! On est dans un éden de cinéma et de cinéphilie. Le jury présidé par Stephen Frears était très concordant, tranquille, on est tombé d’accord très vite pour donner la palme à 4 Mois, 3 Semaines, 2 Jours de Cristian Mungiu. J’avais énormément défendu la Forêt de Mogari de Naomi Kawase, car non seulement je le trouvais magnifique, mais on sait tous qu’il y a très peu de femmes cinéastes qui ont accès à la compétition et, quand elles y sont, à un grand prix. Et le jury blaguait en me reprochant d’être partiale car j’avais également défendu Boulevard de la mort de Quentin Tarantino sous l’angle du grand cinéaste féministe. Nombre de ses films ont des héroïnes comme personnages principaux. Quand les hommes dans Pulp Fiction discutent autour des mérites comparés d’un hamburger, tout le monde crie au génie. Quand les femmes ont le même type de conversation, mais à propos du Vogue italien, on met le holà en disant qu’il traite les femmes de nunuche ! Les deux situations sont analogues. Dans les deux cas, il est génial dans sa manière de décrire la culture pop. Stephen Frears ne partageait pas du tout mon point de vue, mais lors de la délibération finale, je l’entends encore me dire : «S’il te plaît, Maria, répète ton argumentation car je l’aime beaucoup !» J’avais obtempéré, sans gagner une seule voix.

The cast of "Pulp Fiction", recipient of the Golden Palm award. From left to right: Portuguese actress Maria DE MEDEIROS, US film director Quentin TARANTINO, US actors Uma THURMAN and Bruce WILLIS.Maria De Medeiros, Quentin Tarantino, Uma Thurman et Bruce Willis lors de la montée des marches pour Pulp Fiction, à Cannes, en 1994. Photo Gueorgui Pinkhassov. Magnum Photos

Emmanuelle Devos, comédienne

Palme d’or : «Amour» de Michael Haneke (2012)

«"Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? " "Jurée." Je pourrais ne faire que ça. Découvrir des films pendant douze jours de tous les pays du monde, il n’y a rien de mieux. On entre dans un huis clos avec huit personnes, ce qui est très peu, puisque tous les gens qui fréquentent le festival sont membres d’un jury imaginaire qui fomentent leur propre palmarès et ont leur propre avis. C’est pour cela qu’il y a des scandales effrayants après les prix. "Comment ? Vous n’avez rien donné à Holy Motors de Carax alors que vous avez récompensé le Carlos Reygadas ? Comment avez-vous pu ?" Ce qui est marrant, c’est que l’année d’après, personne ne se souvient de qui a obtenu quoi.

«Sous la présidence de Nanni Moretti, chacun avait son film, c’était très démocratique. Andrea Arnold adorait Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas, elle disait que c’était grâce à des films comme celui la, qu’elle était sortie de sa condition d’enfant du lumpenprolétariat britannique. Nanni a dit, "oui effectivement, les dix premières minutes sont exceptionnelles…", on voyait qu’il n’était pas emballé, mais la force de conviction d’Andrea lui a permis d’obtenir le prix de la mise en scène. Moi, j’avais un chouchou : Au-delà des collines de Cristian Mungiu, et j’ai réussi à lui coller deux récompenses, celle du scénario et de la meilleure interprétation féminine. Je me suis battue pour d’autres prix, après j’ai laissé filer. C’est comme en politique, on peut faire une campagne pour un film ! Ce qui est surprenant, ce sont les revirements inattendus, au moment de la délibération finale. On se mettait d’accord durant nos réunions quotidiennes pour éliminer certains films que personne n’avait envie de défendre. Et à la toute fin, certains ont ressurgis. Qu’est-ce qui s’était passé dans la tête du juré pour que des films abandonnés fassent leur grand retour ? Est-ce la lecture des critiques ? Les pronostics ? La conversation avec un copain, des coups de fil de producteurs, des attachés de presse ? Ça m’agaçait ! Personnellement, je ne lisais rien, car le soir je bossais mon anglais pour le Temps de l’aventure de Jérôme Bonnell dont le tournage commençait le surlendemain de la clôture. Pendant nos réunions, une femme notait tout ce qu’on disait. C’est l’assistante de Thierry Frémaux. Elle se taisait, on oubliait sa présence, et j’aimerais bien savoir ce que deviennent les milliers de notes qu’elle prend chaque année. Assez vite, il y a eu une distribution des fonctions. Il y avait le modérateur, le pur et dur, le destroy qui n’aime rien, celui qui fait rire. A la conférence de presse finale, Nanni Moretti a dit que j’étais discrète, mais que j’obtenais quand même ce que je voulais. Effectivement, je suis arrivée à mes fins. Il me manquait une voix pour le Mungiu, j’ai réussi à l’extirper in extremis. A la tête que faisait Gilles Jacob, je voyais bien que ça l’ennuyait qu’on n’ait récompensé aucun film français. Quand je suis sortie de ma bulle, j’ai découvert que personne ne partageait notre palmarès. Les réactions étaient si violentes que la collaboratrice de Nanni Moretti, Silvia Bonucci, m’a raconté qu’elle escamotait des articles pour le protéger des attaques.»

Dominique Blanc, comédienne

Palme d’or : «Rosetta» de Jean-Pierre et Luc Dardenne (1999)

«Je me souviens de notre sidération d’être tous d’accord pour donner la palme d’or à Rosetta, des frères Dardenne, découvert le samedi après-midi, à la dernière minute, en toute fin de Festival. On ne s’attendait pas du tout à cette unanimité ! La presse, le public, la rumeur avaient consacré d’office Pedro Almodóvar, ce qui agaçait beaucoup notre cher président David Cronenberg. Et je me souviens aussi de ma déception que notre président soit inaccessible, toujours flanqué de ses deux gardes du corps, l’officiel à droite et son épouse à gauche. Il était glacial. J’avais imaginé le jury comme une tribu où l’on discuterait tous librement des films, sans préjugés, sans enjeux de pouvoir. La dimension économique m’échappait totalement. J’avais une bonne dose de naïveté. Je m’attendais à une bande qui partage tout et qui s’amuse ensemble. J’avais tout faux. Heureusement, il y avait ce puits de cinéphilie qu’est Georges Miller, le réalisateur de Mad Max. Je ne m’attendais pas du tout à ce qu’il connaisse tout le cinéma français d’avant-guerre avec cette précision qui l’amenait à créer des échos inattendus avec les films de la compétition. Avec lui, il était possible de quitter le protocole et de marcher "tranquillement" dans la rue. Pendant cette douzaine de jours, j’ai vécu en ermite avec une discipline de fer, dans une solitude rompue par des coups de fil à quatre heures du matin avec mon mari. Je prenais très au sérieux ma mission, j’avais décidé de ne même pas parler à mon agent pour ne pas être influencée ! Et j’ai raté le côté formidablement festif du Festival. Je croisais des gens qui revenaient le matin, la mine défaite, des souliers à la main, en tenue de soirée, qui me rendaient tout à fait perplexe. Mais comment voir trois films par jour, prendre des notes, et en même temps se rendre aux milliers de sollicitations qui sont aussi du business ?

«Pour les débats, j’avais opté pour l’anglais. C’était sans doute une erreur tactique. Parce qu’il y a un moment où ça va très vite et tout de suite, il est trop tard. Il faut être stratège et politique, et on obtient sans doute plus d’attention dans sa langue maternelle. Il y a deux cas de figure : soit le président du jury a envie que le palmarès reflète les avis des jurés, soit il préfère marquer son territoire.

«Après le palmarès, il y a eu le scandale. La palme à Rosetta, et les prix d’interprétation aux comédiens non professionnels de Bruno Dumont pour l’Humanité, ainsi qu’à Emilie Desquenne pour Rosetta, c’était trop ! Personne ne savait à l’époque qu’elle était actrice et même pas moi. On nous a reproché avec énormément de violence de récompenser des films sur des gens de peu. Dans l’avion du retour, j’ai été prise à partie par un producteur furieux. Or Rosetta tient le coup, il n’y a aucun problème !»

Les frères Dardenne remportent la Palme d'Or en embrassant leur azctrice principale Emilie Dequenne prix d'interpretation feminine.

Awarded with Golden Palm brothers Dardenne kissing their actress Emilie Dequenne awrded fot Best Actress.Les frères Dardenne remportent la palme d’or et Emilie Dequenne le prix d’interprétation féminine pour Rosetta, en 1999. Photo Alexis Duclos. GAMMA

Benoît Jacquot, cinéaste

Palme d’or : «l’Enfant» de Jean-Pierre et Luc Dardenne (2005)

«Est-ce Cannes qui sert le cinéma, ou le cinéma qui sert Cannes ? La question se posait déjà en 2005, y compris quand on avait l’honneur d’être assis dans le fauteuil de membre de jury de la compétition officielle. Thierry Frémaux était curieux de connaître l’état de nos débats qu’il savait houleux. Les jours passant, le dialogue conflictuel entre Emir Kusturica et moi n’a fait que s’accentuer. Sur chaque film, on était en désaccord absolu. Le dernier jour, tous les membres du jury signent l’affiche du Festival. Lui m’a dédicacé : "My best enemy." Et c’était aimable ! Le premier jour, il a ouvert sa présidence par un discours vaseux sur la dimension de bienfaisance universelle du cinéma, et qu’il fallait qu’on trouve un film qui ait cette qualité. Or, très vite il est apparu que Kusturica n’était là que pour donner la palme d’or à Broken Flowers de Jim Jarmusch et faire des concerts avec son orchestre, auquel on était priés d’aller. J’ai de l’estime pour Jarmusch mais Broken Flowers est inregardable, et je supportais assez mal le bastringue de Kusturica surtout quand on doit se lever tôt pour aller voir un film de quatre heures le lendemain. Il y avait deux films que je défendais coûte que coûte. A History of Violence de David Cronenberg et Three Times de Hou Hsiao-hsien. Pour Kusturica, il n’en était pas question ! Je me souviens que Toni Morrison défendait aussi History of Violence. Parfois, Agnès Varda avait une tocade. Elle se prenait d’affection pour Don’t Come Knocking de Wim Wenders. Vers la fin, à chaque projection, tous les membres dormaient. Ça me rappelait le pensionnat. Il y avait des ronflements. C’était l’effet bastringue. Ils étaient trop claqués à cause de leurs excès musicaux. Frémaux avait été jusqu’à proposer d’organiser des projections à deux, avec Kusturica et moi, pour qu’on s’écharpe et se réconcilie. Elles ont eu lieu deux fois, on était seuls dans notre box, dans la grande salle. L’idée était que la confrontation tournait à l’adversité et il semblait à Frémaux qu’elle se réglerait plus vite ainsi. Ces projections très privées arrangeaient aussi Emir, qui se faisait appeler El Comandante, à la cubaine comme le Che, à cause de son planning musical.

«Le jury se réunissait tous les trois jours. Je me souviens de John Woo, important cinéaste sino-américain, qui ne parlait pas un mot d’anglais ou de français, et il ne disait rien non plus en chinois. Sa fille lui traduisait nos débats et il restait impassible. Mais qui s’était levé et avait demandé solennellement à prendre la parole après la projection de Shanghai Dreams de Wang Xiaoshuai, l’unique film chinois de la compétition. "Je suis passionné par tout ce que vous dites et tous les films que je vois, je m’estime incapable de prendre parti, mais je dois vous faire une déclaration. Nous venons de voir un film de mon pays, je dois y retourner pour tourner un film historique de guerre. Si Shanghai Dreams revient bredouille de Cannes, mon sort de cinéaste est scellé, car j’ai besoin de toute l’armée du peuple pour mon prochain film." Il n’y avait rien de coupable à remettre à Shanghai Dreams un prix mineur et nous avons décidé d’écouter John Woo.

«Durant ces douze jours, je voyais régulièrement deux, trois amis critiques de cinéma pour vérifier que mes réactions rencontraient un écho auprès des gens avec lesquels j’avais l’habitude de parler de films en d’autres lieux. Car quand on est dans le jury, on est complètement atteint. Heureusement que les portables ne passaient pas au Carlton où je résidais. C’est fou ce qu’il y a comme lutte d’influence, comme pressions, et la force qu’il faut pour y résister.

«Le dernier jour, évidemment dans une villa hollywoodienne sur les hauteurs de Cannes, il a été question d’attribuer la palme d’or à Jim Jarmusch. J’ai dit : "Tout sauf ça." Donc qui ? J’ai ressorti à Kusturica son discours sur la vocation universelle du cinéma. J’ai proposé l’Enfant, des frères Dardenne que j’aimais et qui me semblait convenir à ce programme. Il n’y avait pas de détracteur. Deux palmes d’or n’étaient pas un problème puisque Kusturica, lui aussi, a eu deux fois la statuette. Ensuite, l’ensemble du palmarès s’est dessiné à toute vitesse. On avait passé douze jours à se disputer et la tension se déchargeait en un instant. A 11 h 30, c’était bouclé et on avait plus qu’à attendre que le temps s’écoule. Kusturica a dû organiser un jeu de cartes, Agnès Varda a dormi tout du long, et moi, je ne me souviens plus ce que j’ai pu faire. Je n’avais pas pris de livre. En 2020, le virus cannois a rencontré un virus plus fort que lui.»

Spanish actor and member of the Jury è takes pictures in front of Sarajevo-born director and President of the Jury Emir Kusturica and French director and member of the Jury Benoit Jacquot as he arrives for the screening of US director Gus Van Sant's film "Last Days", 13 May 2005 at the 58th edition of the International Cannes Film Festival. The film is in competition for the festival's top prize, the Palme d'Or. The Cannes film festival, the world's top showcase of cinema, started 11 May with a slew of veteLes jurés Javier Bardem, Emir Kusturica (président) et Benoît Jacquot, lors de la montée des marches pour Last Days de Gus van Sant, en 2005. Photo ERARD JULIEN. AFP

Chiara Mastroianni, comédienne

Palme d’or à l’unanimité : «l’Eternité et un jour» de Théo Angelopoulos (1998)

«Je ne crie pas sur les toits que j’ai participé au jury de la compétition officielle car je garde l’espoir qu’on me le propose, or c’est une chance qui se présente rarement deux fois ! J’avais 20 ans, j’étais excitée comme une puce, et immédiatement prise d’une inquiétude. Est-ce que ce serait seulement possible d’être en désaccord avec Martin Scorsese, président du jury ? Est-ce que j’allais oser argumenter mes choix ? Je suis archi fan de Scorsese, je le suis tout autant de Sigourney Weaver [également membre du jury], qui a bercé mon adolescence et celle de milliards d’autres personnes avec Alien. Il y avait un côté la Rose pourpre du Caire. Les membres de mon panthéon personnel sortaient de l’écran pour s’asseoir à mes côtés. Scorsese a, dès la première rencontre, désamorcé mon angoisse en affirmant que, quel que soit notre âge et notre notoriété, on avait le même rôle et la même légitimité à donner notre avis sur les films. Il nous a dit qu’il voulait qu’on rende par les prix ce qu’on aura gagné en voyant les films. Il s’est présenté à nous en toute modestie, comme spectateur et non comme donneur de leçons. On a rarement l’occasion d’écouter des cinéastes aux antipodes qui viennent de cultures et de pays différents, parler de mise en scène à propos de films qui ne sont pas les leurs. Participer au jury cannois permet cette expérience. Je n’ai jamais été aussi réveillée en dormant si peu. On a été un jury très uni, presque toujours unanime. Je me souviens que Scorsese, qui voulait récompenser le plus de films possible, a créé un prix en plus : celui de la meilleure contribution artistique pour Velvet Goldmine de Todd Haynes.»

Emmanuel Carrère, écrivain et cinéaste

Palme d’or : «Oncle Boonmee» d’Apichatpong Weerasethakul (2010)

«Ce sont douze jours où tout ce qu’on dit, et surtout ce qu’on ne dit pas, est interprété. Et comme on n’a pas le droit de parler, le moindre soupir, hochement de tête, ébauche de sourire en regardant les flots est guetté. Douze jours où on est hors sol, traités avec le plus grand des égards, mais où l’on perçoit constamment qu’il y a sans doute quelque chose de mieux, de plus intéressant ailleurs et qu’on est en train de le rater. Le Festival de Cannes fonctionne sur ce manque et le jury a beau être au centre du manège, il n’y échappe pas. Durant ces douze jours, je me suis aperçu que j’étais très mauvais à la manœuvre et que je n’étais pas le seul. On était trois à adorer un remarquable film ukrainien, Mon Bonheur, le premier film du peu connu Sergei Loznitsa et bien que trois, ce qui aurait dû constituer une force, on n’a pas été assez malins pour que le film ne reparte pas bredouille. On se questionnait : "On ne va pas demander la palme. Ça ne marchera pas. On ne peut pas demander non plus le prix du scénario, le film ne tient pas à son scénario…" On n’avait pas compris qu’il faut commencer par être maximaliste, quitte à redescendre dans ses ambitions et donner le sentiment qu’on est grand prince, qu’on fait des concessions.

«Tim Burton était pourtant un président du jury très à l’écoute. Je ne crois pas dévoiler un secret en disant qu’il est très timide. C’est le genre de personne à s’excuser trois fois de suite de vous dire "bonjour" avant de vous redire "bonjour". Ce qui est drôle est la manière inattendue dont les rôles se distribuent. Dans le jury, il y avait Victor Erice qui a réalisé l’Esprit de la ruche, avec Ana Torrent avant qu’elle ne soit révélée par Cría Cuervos, et le Songe de la lumière, un film sur un homme qui regarde un cognassier fleurir dans sa cour. Pas précisément des blockbusters. J’étais très content de le rencontrer et très fier de lui dire que j’avais vu ses films, une particularité dont j’imaginais qu’elle m’était propre. Quelle prétention ! Au sein du jury, connaître l’œuvre de Victor Erice n’avait rien d’exceptionnel. Il jouissait d’un statut particulier. On baisait sa babouche pour obtenir son avis. Lui seul s’exprimait uniquement en espagnol, très lentement et assez longuement…

«J’ai le souvenir d’une très grande liberté. Cette année-là, les films américains de la sélection étaient faibles. Je pensais qu’on allait être obligés de couronner l’un d’entre eux car il y avait de nombreux Américains dans le jury, dont le président lui-même. Pas du tout ! Ils n’ont pas essayé une seconde d’imposer un choix pour des raisons diplomatiques. Non seulement personne n’a jamais menacé ma petite indépendance, mais je n’ai jamais ressenti de pression liée aux enjeux financiers gigantesques.

«En ce qui concerne la palme d’or attribué à Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ces vies antérieures d’Apichatpong Weerasethakul, je n’étais pas en état d’argumenter. Je me suis endormi pendant la projection et je n’en ai pas fait mystère. Je revois Tim Burton transporté et émerveillé par ce film.»

Cannes, le 13 mai 2011. Festival de Cannes. Portrait de  Michel Piccoli, acteur de cinéma et de théâtre français.

Olivier Assayas, cinéaste

Palme d’or : «The Tree of life», de Terrence Malick (2011)

«J’ai un remords, à un point qu’on n’imagine pas : les arbitrages étaient faits, on était dans la voiture qui nous ramenait au Palais des festivals et j’ai eu un flash. C’était l’année ou jamais pour donner un prix spécial à Michel Piccoli, qu’on n’avait pas couronné dans Habemus Papam. Je l’ai dit à haute voix, tout le monde a dit : "Evidemment…" Et c’était trop tard. Au moment de délibérer, on est dans mille batailles à la fois, chacun argumente pour les films qu’il veut défendre, ça dure trois, quatre heures, et ça passe très vite. J’ai le souvenir d’un président du jury, Robert de Niro, très à l’écoute, assez peu familier du cinéma international. J’avais quand même été étonné quand il m’avait dit, à la toute fin du Festival : "Tu as remarqué ? L’acteur italien du film italien, c’est aussi le réalisateur." Il avait découvert que Nanni Moretti jouait dans ses propres films. Ou encore il lançait : "Il est bien, ce cinéaste finlandais !" "Oui, c’est Kaurismäki il a fait 27 films avant Le Havre." J’ai l’air de faire mon malin, mais d’une manière très imprévue, être juré à Cannes évite l’entre-soi et écrabouille l’évidence des mêmes références. Parmi les membres du jury, il y avait Johnnie To, le réalisateur hongkongais, qui ne parlait pas un mot d’anglais, ni de français. En raison de ses limites linguistiques, les débats étaient difficiles, mais aussi tout simplement regarder les films. Il se raccrochait aux repères qu’il connaissait, à ce qu’il y a de plus universel dans les films de genre. Il aimait beaucoup The Artist parce que c’était un film muet et qu’il comprenait tout. Jude Law était le plus familier avec le langage du cinéma international. Tout le monde le sait : les jurés vivent en vase clos de façon horriblement privilégiée. On se déplace d’un bar à champagne à un autre bar à champagne en discutant avec des vedettes. Il y a pire, comme calvaire. On est dans une telle bulle que le monde pourrait s’écrouler qu’on ne s’en apercevrait pas. Cette année-là, un minuscule frémissement est parvenu jusqu’à nous avec le scandale Strauss-Kahn, événement qui volait largement la vedette au Festival. Sauf pour nous. L’autre scandale était la conférence de presse où Lars von Trier avait fait une blague antisémite. Tout le monde est monté sur ses grands chevaux. Ma position était de dire que je n’étais pas engagé en tant que juge de moralité, et que Melancholia était magnifique. Il y a eu des conséquences sur le palmarès, car il était un candidat sérieux pour la palme. Au début, on était que deux, Jude Law et moi, à penser que The Tree of Life de Terrence Malick pouvait, lui aussi, prétendre au plus haut prix. Si on a rallié d’autres membres à notre cause, c’est parce qu’ils avaient perdu leur favori.»

cannes31

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