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Jours tranquilles à Paris
24 mai 2020

Etats-Unis « Soft power », fin de partie ?

Le modèle américain d’influence mondiale, qui vacillait en raison du changement de cap incarné par la présidence de Donald Trump, pourrait ne pas résister aux défis internationaux générés par la pandémie de Covid-19

GENÈVE, WASHINGTON - correspondants

Le 11 mai, Donald Trump prend la parole dans la roseraie de la Maison Blanche. « L’Amérique dirige le monde », proclament deux grands panneaux qui encadrent le président des Etats-Unis. Il n’est question que de tests de dépistage du Covid-19, mais le message est clair. Pour l’occupant du bureau Ovale, les Etats-Unis gardent leur rang, le premier.

Lenteur de la réaction de l’Etat fédéral, tergiversations du président, briefings confus… La pandémie a pourtant porté un coup sévère à l’image que les Etats-Unis aiment projeter d’eux-mêmes : celle d’une nation puissante, compétente et efficace. Donald Trump l’a écornée davantage par une série de décisions unilatérales et agressives, de la fermeture brutale des frontières américaines aux ressortissants de l’Union européenne à la suspension de la contribution financière de Washington à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en pleine crise sanitaire mondiale, au prétexte d’un alignement de l’agence onusienne sur Pékin. Les Etats-Unis se sont d’ailleurs retrouvés totalement isolés lors de l’Assemblée mondiale de la santé, le 18 mai, où un compromis pour améliorer la coopération internationale face à la propagation du Covid-19 a été forgé par l’Union européenne et la Chine.

A cette coopération nécessaire en temps de pandémie, le président des Etats-Unis a préféré la confrontation et la compétition pour la découverte d’un vaccin. Washington a ainsi refusé de se joindre à une coalition internationale lancée par ses alliés européens, choisissant de sécuriser auprès du laboratoire français Sanofi un accès prioritaire à ses produits. Et Berlin a dû opposer en mars une fin de non-recevoir à la tentative américaine d’obtenir l’exclusivité des travaux du laboratoire CureVac, en pointe sur le Covid-19.

« Missionnaire »

Théorisé par le politologue Joseph Nye, professeur à Harvard, le soft power, cette capacité d’attraction et de persuasion qui ne repose ni sur la contrainte militaire ni sur la contrainte économique, a constitué un atout pour Washington depuis la fin de la seconde guerre mondiale. A cette époque, jugeant rétrospectivement désastreux, y compris pour ses intérêts, son retrait des affaires du monde après 1918, Washington décide de mettre en place un ordre international libéral (au sens anglo-saxon), étayé par un ensemble d’institutions multilatérales. « L’exceptionnalisme exemplaire » cultivé à l’intérieur de leurs frontières par les Etats-Unis devient alors « missionnaire », selon l’historienne des relations internationales Maya Kandel, chercheuse associée à l’université Paris-III.

La mise à l’épreuve de ce modèle américain par la pandémie coïncide avec un changement de cap incarné par la présidence de Donald Trump. Hostile à toute idée d’« exceptionnalisme », il affirme depuis toujours que les alliés de Washington abusent de son « hégémonie bienveillante » à leur seul profit et aux dépens des intérêts des Etats-Unis.

La vision stratégique américaine publiée en décembre 2017 a développé cette conviction en posant comme priorité la nécessité de « repenser les politiques des deux dernières décennies, fondées sur l’hypothèse que l’ouverture vers des rivaux » des Etats-Unis « et leur intégration dans les institutions internationales et le commerce mondial » les transformeraient en « partenaires de confiance ». « La plupart du temps, cette prémisse s’est révélée fausse », ajoutait le document, visant la stratégie d’engagement à l’égard de la Chine.

En annonçant l’ère de « l’Amérique d’abord », le président souhaite que son pays cesse d’être « la nation indispensable » telle qu’elle avait été définie, en 1998, par l’ancienne secrétaire d’Etat démocrate Madeleine Albright : « Nous voyons plus loin dans l’avenir que d’autres pays, et nous voyons le danger pour nous tous. » Lorsqu’il a présenté le premier projet de budget de l’ère Trump, résumé à un accroissement des moyens militaires aux dépens de ceux alloués à la diplomatie, le directeur du budget, Mick Mulvaney, avait d’ailleurs annoncé en 2017 un budget de « hard power ».

Dans les institutions internationales, le soft power des Etats-Unis s’exprime essentiellement par sa contribution financière. Washington accorde ainsi environ 10 milliards de dollars (9,12 milliards d’euros) à l’ONU chaque année, soit 20 % du budget de l’organisation (et soit l’équivalent du budget annuel des gardes-côtes américains). Mais le temps est désormais aux coupes franches aux Nations unies, en sus de celles visant le département d’Etat et l’Agence américaine pour le développement international (USAID), qui se heurtent cependant à un consensus bipartisan au Congrès. « Le déclin américain prend la forme d’un démantèlement en règle d’un ordre international et d’organisations internationales que les Etats-Unis avaient contribué à créer après la seconde guerre mondiale », estime un observateur onusien.

En témoigne la suspension de la contribution américaine à l’OMS, la plus importante dont bénéficie l’organisation. Sur les 553 millions de dollars alloués pour la période 2020-2021, deux tiers sont allés à des programmes de vaccination, de lutte contre le VIH et d’éradication de la poliomyélite. « Sur ces programmes, les conséquences [de cette suspension] peuvent être désastreuses. Le risque, c’est de revenir trente ans en arrière pour certaines maladies », se désole la docteure Sylvie Briand, directrice du département des maladies infectieuses pour l’OMS. « Cela va considérablement éroder l’influence américaine dans le monde, dans la santé mondiale et les affaires internationales, au milieu d’une épidémie d’une ampleur sans précédent, s’alarme encore Lawrence O. Gostin, professeur en droit de la santé mondiale à l’université de Georgetown, à Washington. Nous perdrons notre voix, et notre influence, même avec nos alliés. »

Depuis 2017, la liste des retraits et désengagements financiers et moraux s’allonge : l’accord de Paris sur le climat, l’accord sur le nucléaire iranien, le conseil des droits de l’homme, le pacte mondial sur les migrations, l’Unesco, mais aussi l’UNRWA (agence d’aide aux réfugiés palestiniens), l’Onusida, l’OMS, et d’autres ont subi l’ire présidentielle. « M. Trump n’a pas compris que le système multilatéral pouvait avoir une vertu transactionnelle. Cette attitude a un coût pour les Etats-Unis : celui d’affaiblir sa capacité à peser sur le cours des événements internationaux », note un observateur européen.

La longue liste des revers américains

Lors de l’Assemblée mondiale de la santé, qui s’est tenue les 18 et 19 mai, Washington avait deux priorités : obtenir un soutien international pour lancer une enquête immédiate sur l’origine du Covid-19 et réintroduire Taïwan à l’OMS avec un statut d’observateur. Ses deux projets ont échoué. La liste des revers américains ne cesse de s’étendre. En décembre 2017, Washington, qui venait d’annoncer le transfert de son ambassade à Jérusalem, n’a pas réussi, malgré de très fortes pressions diplomatiques, à empêcher le vote à l’Assemblée générale de l’ONU d’une résolution condamnant sa décision de reconnaître unilatéralement Jérusalem comme capitale d’Israël. En 2018, le candidat américain pour la direction de l’Organisation internationale pour les migrations (IOM), Ken Isaacs, une figure conservatrice et sulfureuse, était écarté au profit d’un Portugais. En 2019, celui que Washington soutenait pour diriger le Fonds pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) perdait au profit du candidat chinois.

Lorsque nous lui demandons, dans le bureau Ovale, à l’occasion d’une conférence de presse improvisée, le 29 avril, si Pékin ne se montre pas désormais meilleur que Washington dans ce jeu d’influence, Donald Trump se défausse sur ses prédécesseurs. « Je suppose qu’au fil des ans nous avons eu des gens qui ne se sont jamais vraiment concentrés sur ce jeu », assure-t-il alors, avant de relativiser les succès chinois (qui seraient de l’ordre « des relations publiques ») puis de revenir sur les manquements supposés de Pékin : « La Chine ne doit pas être félicitée pour ce qui s’est passé » avec le Covid-19. Donald Trump persiste aussi à propos de la suspension de la contribution américaine à l’OMS : « Vous savez, nous pouvons donner cet argent à de nombreux groupes incroyables. Il n’a pas à aller à l’OMS. Nous pouvons le donner à des groupes qui en valent la peine, et en avoir beaucoup plus pour notre argent. »

« Offensive en règle »

Pour l’historienne Maya Kandel, l’actuelle remise en cause du soft power américain plonge ses racines dans les années 1990 et l’évolution du Parti républicain, bien avant l’irruption de Donald Trump vers des positions souverainistes. « Lorsque le Grand Old Party devient majoritaire au Congrès, en 1994, il lance à cette époque une offensive en règle contre la diplomatie et le pouvoir d’influence, perçus comme un signe de faiblesse », explique-t-elle.

La fronde contre le multilatéralisme n’est certes pas nouvelle. Dans les années 1980, le président républicain Ronald Reagan avait déjà décidé de se retirer de l’Unesco, considérée en pleine guerre froide comme noyautée par les Soviétiques. En 2011, Barack Obama, qui garde l’image d’un président plus favorable au multilatéralisme, avait puni l’agence culturelle pour sa décision d’admettre la Palestine comme membre à part entière en suspendant sa contribution. L’Unesco avait perdu 20 % de son budget.

Selon l’ex-ambassadeur de France Gérard Araud, qui a pratiqué les Etats-Unis à l’ONU avant de conclure sa carrière à Washington, les Etats-Unis ont toujours redouté de devenir un « Gulliver entravé » par les institutions qu’ils ont eux-mêmes créées. Ainsi s’explique le refus de rejoindre la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, ou la Cour pénale internationale. « L’administration Obama payait sa quote-part à l’ONU, mais elle n’avait pas épongé les dettes précédentes », note le diplomate français.

Le résultat de ces efforts américains est paradoxal. Le théoricien du soft power Joseph Nye l’a d’ailleurs souligné dans une tribune publiée dans le New York Times en février, avant même que la pandémie frappe durement l’Amérique. « Le président Trump se vante d’avoir rendu sa grandeur à l’Amérique (“Make America Great Again”). Mais les faits prouvent le contraire »,écrivait-il. Il n’a pas « mis la Chine à genoux, il l’a renforcée » parce que cette dernière s’est engouffrée dans « le vide » laissé par Washington, a encore estimé en mai Pete Buttigieg, ex-candidat à l’investiture démocrate, dans une tribune publiée par le Washington Post.

« Les assauts de Trump contre les organisations internationales ont des conséquences assez minimes en termes de soft power », relativise David Sylvan, professeur de relations internationales au sein de l’Institut universitaire de hautes études internationales et du développement à Genève. « La vie est sans doute plus compliquée pour elles, mais elle continue. Si on regarde les opérations de maintien de la paix, elles sont toutes encore en place, même si elles fonctionnent avec des budgets contraints », poursuit-il. L’effacement de Washington a laissé la place à de nouveaux acteurs : l’OMS peut compter sur la générosité de la Fondation Bill et Melinda Gates, deuxième contributeur de l’organisation. A l’Unesco, dont les Etats-Unis se sont officiellement retirés en 2018, laissant un arriéré de 600 millions de dollars, des villes et des Etats américains continuent à s’engager à travers des séries de partenariats.

A Genève, qui abrite des agences onusiennes techniques telles que l’OMPI, chargée de la propriété intellectuelle, ou l’ITU, qui gère les télécommunications à l’heure de la bataille mondiale pour la 5G, on note un timide réinvestissement. Le poste d’ambassadeur de la mission des Etats-Unis auprès de l’ONU à Genève a enfin été pourvu, à la fin 2019, après presque trois années de vacance. L’enjeu est, en partie, de reprendre la main sur la gouvernance et l’intelligence artificielle, objets d’un investissement massif de la Chine.

« alliances contre nature »

« Le véritable problème au sein des organisations internationales, c’est la disparition du socle idéologique sur lequel la communauté internationale pouvait s’appuyer », analyse le professeur de relations internationales David Sylvan. Un diplomate en poste dans une agence onusienne remarque « des alliances contre nature », avec des Américains de plus en plus enclins à voter aux côtés de pays autoritaires comme la Russie, l’Arabie saoudite, la Turquie, l’Inde… A l’Unesco, la voix de l’Amérique n’est plus entendue sur des sujets-clés tels que les droits de l’homme, l’éducation, la liberté de la presse, ou les négociations en cours sur l’éthique de l’intelligence artificielle.

Le 23 avril 2019, à New York, les Etats-Unis n’ont pas hésité à torpiller une résolution portant sur les victimes de violence sexuelles, remettant ainsi en question vingt-cinq ans de combat en faveur des droits des femmes. « Il serait excessif de dire que l’Amérique a changé de camp », avait réagi Francois Delattre, alors représentant permanent de la France à l’ONU, mais « elle n’est plus le moteur qu’elle était ».

De fait, par son style non conventionnel et ses outrances, Donald Trump installe un autre modèle, bien éloigné de celui que vantaient ses prédécesseurs. Celui-ci repose sur l’éloge de la force, sur la défiance envers les contre-pouvoirs, à commencer par celui de la presse, et sur le mépris de la science, au vif plaisir des pouvoirs autoritaires qui s’inspirent de ses formules. En reconnaissant unilatéralement la souveraineté israélienne sur le plateau syrien du Golan, en mars 2019, le président des Etats-Unis a piétiné sans ménagement le droit international. Il pourrait récidiver en cas d’annexion par Israël de parties de la Cisjordanie.

Cette mue aiguise des interrogations profondes. « Depuis la guerre en Irak en 2003 et la crise financière de 2008, le sentiment assez général est que les Etats-Unis ne représentent plus le meilleur modèle », souligne un diplomate européen. Un sentiment relayé par l’indice du Soft Power 30, basé à Portland, qui mesure la capacité d’attraction des pays. En trois ans, entre 2016 et 2019, les Etats-Unis ont chuté de deux places, passant de la troisième à la cinquième, derrière la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Suède.

Le soft power américain paraît donc en déclin. Si l’on compile les chiffres les plus récents, la perte de vitesse de la première puissance mondiale sur le plan de l’attractivité est notable. Les étudiants étrangers, d’après les chiffres du département d’Etat et de l’Institut international de l’éducation (IIE), étaient un peu plus de 1 million dans les universités américaines en 2018-2019, pour la quatrième année d’affilée. Cependant, leur nombre croît seulement de 0,05 % par rapport à l’année précédente et masque la baisse du nombre des premières inscriptions des étudiants étrangers les trois années précédentes. En parallèle, la réforme fiscale engagée par M. Trump en 2017 et la guerre commerciale avec la Chine ont freiné les investissements directs étrangers, qui ont diminué de 9 % en 2017, de 4 % en 2018 et qui stagnent en 2019 selon les chiffres de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement.

Les touristes aussi sont moins nombreux : s’ils étaient près de 80 millions en 2018, on constate une stagnation sur 2014-2019. Serait-ce la fin du rêve américain ? « Donald Trump n’a qu’une boussole, celle de sa politique intérieure, et il se fiche de ce qu’en pensent les autres, juge un observateur européen. L’image de l’Amérique est pourtant de plus en plus abîmée ; les Etats-unis n’apparaissent plus comme un partenaire moral et stratégique fiable. » Cette dégradation se traduit dans les chiffres du Pew Research Center, publiés en janvier : seuls 31 % des 33 pays interrogés ont « confiance » en Donald Trump (la cote d’Obama atteignait 74 %) ; 53 % ont une opinion favorable des Etats-Unis, au lieu de 64 % en 2016.

« Le soft power américain, cela reste Hollywood, la musique, les universités de l’Ivy League et les ingénieurs du monde entier qui veulent travailler dans la Silicon Valley », tempère le chercheur David Sylvan, qui ne voit dans la personnalité disruptive du président qu’un épiphénomène. Donald Trump n’a pas mobilisé les Nations unies contre le Covid-19 comme l’avait fait Barack Obama avec le virus Ebola en 2014, ce qui n’empêche pas l’ensemble de la planète de suivre la progression de la pandémie à partir des statistiques de l’université Johns Hopkins, à Baltimore (Maryland).

Génération de sceptiques

Cependant, le soft power« suppose une croyance en la supériorité du modèle américain. Or c’est bien cette croyance qui est battue en brèche, non seulement dans le monde depuis quelques décennies, mais désormais, et surtout, chez les Américains eux-mêmes, dans leur majorité et pour la première fois de leur histoire », estime Maya Kandel. Une autre étude du Pew Research Center a montré qu’en 2019 seuls 15 % des Américains âgés de 18 à 29 ans considéraient leur pays comme « au-dessus des autres » (contre 34 % des plus de 65 ans). Ils étaient par ailleurs 36 % à considérer que d’autres pays étaient « meilleurs » que le leur (un sentiment partagé par seulement 9 % de leurs aînés). Les avis des jeunes s’identifiant comme démocrates étaient encore plus sévères.

Cette génération de sceptiques est contemporaine des « guerres sans fin » en Afghanistan et au Proche-Orient, de la crise financière de 2008 et du phénomène américain des tueries de masse, notamment en milieu scolaire. Le choc sanitaire provoqué par le Covid-19 ne pouvait que mettre en évidence, dans l’opinion, les manques criants de son système de santé, quand bien même celui-ci n’a pas été submergé par la pandémie.

D’autres fissures apparaissent. Le scandale du contournement des procédures de sélection par des familles de célébrités dans de prestigieuses universités en 2019 a touché cette colonne vertébrale de l’influence américaine dans le monde. La politique malthusienne des visas que revendique l’administration Trump menace en outre l’« afflux de cerveaux » (« brain gain »), pourtant longtemps moteur du dynamisme américain dans cette nation de migrants.

Le concept de soft power, que le Parti démocrate promet de restaurer, avait été élaboré en 1990 comme une réplique à la thèse d’un déclin américain, avancée en 1987 par l’universitaire Paul Kennedy dans Naissance et déclin des grandes puissances (Payot, 1989), un livre qui avait fait grand bruit. Le recul de l’influence américaine ne peut que relancer le thème de l’affaiblissement de la première puissance mondiale. Une hantise qui taraude les Etats-Unis depuis des décennies.

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