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Jours tranquilles à Paris
25 mai 2020

Reportage - Ces files d’attente qui envahissent les trottoirs et nos vies

Par Pascale Krémer - Le Monde

Faire la queue s’est imposé comme une activité obligée et chronophage. Une drôle d’ambiance, entre port du masque et distanciation physique. Plus moyen de discuter ni même de râler.

L’espace public en est encombré. Seuls attroupements, ou plutôt alignements humains autorisés, les files d’attente s’étirent sur les trottoirs, parfois guidées de barrières métalliques, serpentent dans les rues commerçantes, sans jamais se croiser, zigzaguent entre les palettes en bois reliées de scotch bariolé devant les grandes surfaces.

Faire la queue s’est imposé comme une activité obligée et chronophage en temps de pandémie. Piétiner en rang d’oignons tandis que les magasins filtrent les entrées, limitant la densité en espace clos… « Le monde d’après, ça ressemble à Eurodisney. La queue partout », tweetait l’acteur Max Boublil, le 11 mai.

Silence pesant

Dans les futurs livres d’histoire, des photos de files d’attente illustreront, à n’en pas douter, le quotidien des Français sous menace Covid-19. L’affolement du 17 mars, jour de confinement, au point que l’on en vint aux mains dans la queue de l’hypermarché Leclerc de Viry-Châtillon (Essonne) ; le privilège patiemment attendu d’un dépistage chez le professeur Raoult à Marseille ; la soif consumériste du 11 mai, jour de déconfinement partiel, devant les vitrines de Zara, de la Fnac et des magasins de vélos.

Et surtout le dénuement dont témoignent les interminables processions menant à une aide alimentaire, en Seine-Saint-Denis. « Des images qui évoquent celles de la crise de 1929, qui matérialisent l’invisible, les 5 millions de pauvres en France, la faim quand s’arrête l’économie souterraine », commente Nathalie Damery, cofondatrice de l’Observatoire société et consommation (Obsoco). Les queues de plus d’une heure pour décrocher son droit d’entrée à l’hypermarché lui semblent tout aussi « politiques » : « Les gens ne peuvent pas s’offrir le luxe du commerce de proximité. Ils sont à la recherche des prix les plus bas. Il leur faut donc arbitrer sur place. »

Le plus frappant, à observer toutes ces files indiennes que distend l’impératif de distanciation sociale ? Ce pesant silence qui y règne. La discipline, excluant râleries et tentatives de resquillage. Ces visages résignés et masqués, aux regards absents quand ils ne sont plongés dans les portables. Bref, l’exact opposé de l’amas mouvant, générateur de conversations et de conflits, dont les Français sont coutumiers.

« QUARANTE-CINQ MINUTES, L’AUTRE FOIS, À L’INTERMARCHÉ PRÈS DE L’HAŸ-LES-ROSES. ÇA FAISAIT LE TOUR DU PARKING ! » LOÏG, INFORMATICIEN

Comme lorsqu’il s’agit, agacé par avance, de braver la foule pour retirer une lettre recommandée. Bureau de Poste de Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine), le 12 mai à 11 h 30 : une queue d’une trentaine d’individus placides s’enroule sur une placette de centre-ville. Lorsque deux employés viennent avertir : la fermeture s’annonce, à midi, pour désinfection, tout le monde ne passera pas… Et miracle ! Aucun éclat de voix, ni départ courroucé, pas le moindre commentaire aigri sur la dégradation du service public.

« J’aurais pu être de ceux qui ont été emportés par le virus », rappelle de but en blanc Lydie, 84 ans, que soutiennent une canne et un chariot de courses à motifs panthère. « Je ne dis pas que je n’ai que ça à faire, mais je comprends, que voulez-vous, je me mets à la place de ceux qui travaillent. Ils ont du mérite. » « En temps normal, ça m’aurait énervé mais là c’est vachement mieux que rien », murmure Manaf, jeune ingénieur, masqué et engoncé dans la capuche de son sweat-shirt.

De l’autre côté de l’avenue, c’est queue pour le bœuf, devant le boucher. Loïg, un informaticien quadragénaire plutôt gaillard, se définit comme « l’archétype du mec impatient, qui court contre le temps et commande sur le site qui livre le plus vite. » « Mais là j’attends, s’étonne-t-il de lui-même. Quarante-cinq minutes, l’autre fois, à l’Intermarché près de L’Haÿ-les-Roses [Val-de-Marne]. Ça faisait le tour du parking ! Tout le monde prenait son mal en patience. » Pour lui qui télétravaille, désormais, « faire la queue des courses, c’est prendre une bouffée d’air frais, avoir un contact social, même sans interactions. Faire partie du monde. Pendant le confinement, je vérifiais que je n’étais pas le dernier survivant d’une pandémie mondiale… Comme Will Smith, à New York, dans le film Je suis une légende ! » 

Une fois calmée la ruée nationale vers les spaghettis, les vigiles appelés en renfort dans tous les Carrefour ont pu s’éclipser, précise l’enseigne, devant laquelle on attend désormais (officiellement) 20 minutes en moyenne : « Les clients sont patients et respectueux. Lorsque les soignants, les forces de l’ordre ou les personnes âgées passent en priorité, tôt le matin, cela ne déclenche pas l’ombre d’une animosité chez ceux qui sont déjà là. »

La compréhension n’empêche pas l’agacement. Mais on le garde pour soi. Pourquoi traînent-ils tous autant, à l’intérieur, à soupeser les barquettes de fraises ? Fallait-il bien que ce couple entre à deux ? « Franchement, ce n’est pas simple pour les mamans de tenir les enfants qui courent partout pendant une heure et demie devant le Leclerc de Clichy [Hauts-de-Seine], sans perdre leur place dans la queue », raconte Linda, jeune serveuse en chômage partiel qui a pratiqué ce gymkhana. Confirmation de l’Obsoco, qui interroge chaque jour une cohorte de cinquante personnes : « Les courses ne sont pas une partie de plaisir mais un stress. On se parle très peu dans les files d’attente, même chez les commerçants de proximité, et les regards sont fuyants. » Bref, « quelque chose est grippé », à en croire Mme Damery. « On observe un repli sur soi, une peur du contact social, comme un réflexe de protection instinctif. »

Symbole des pénuries et crises du passé

Que décrit bien Nicole Prieur, psychothérapeute et hypnothérapeute : « La présence physique de l’autre représente une menace. On la supporte en se plaçant dans un état de dissociation de conscience, en entrant dans notre propre bulle. C’est un processus de défense psychique. Etre là sans être là. » Professeure des écoles, Laurence, 57 ans, fréquente le même Intermarché des Hauts-de-Seine que Loïg. Une scène l’a marquée. « J’ai vu une dame quitter la queue pour aller chercher quelque chose dans sa voiture. La file a avancé, les gens n’ont pas poussé le chariot qui marquait sa place. Quand elle est revenue et s’est un peu fâchée, tout le monde avait le regard mort. J’ai pensé aux queues de rationnement, à mes grands-parents… »

Symboles des pénuries et crises du passé, a minima d’une organisation défaillante, cauchemar des urbains stressés, habitués à l’instantanéité du clic, la file d’attente engendre aussi un sentiment d’injustice. Ne patiente-t-on pas davantage que les autres ? N’a-t-on pas choisi la mauvaise file ? Avant la pandémie, la perspective de ce temps mort dissuadait 78 % des Français d’entrer dans un magasin, selon une étude Harris Interactive (pour StrongPoint, en novembre 2017). La barre des 10 minutes d’attente était « la limite maximale acceptable » pour 94 % des interrogés.

Faire la queue constituait « une source d’irritation quotidienne pour un Français sur deux », avait évalué Rémy Oudghiri, sociologue, à la tête de Sociovision (groupe Ifop). Un « vrai problème », qui arrivait juste derrière les incivilités, les embouteillages et les démarches administratives dans le classement des détestations répétées. Sa disparition était programmée, la grande distribution y travaillait, avec force caisses automatiques, livraisons de commandes en ligne, click and drive (en voiture), click and collect (à pied), scan and go (portable en main)…

Prise de rendez-vous et file virtuelle

Voilà qu’un virus en a refait la norme. S’intégrant aux modes de vie ralentis, profitant du beau temps, la file d’attente est presque devenue un loisir. Dans quelques semaines, pourtant, une fois estompés « conditionnement du confinement et soutien aux commerçants », les Français « accepteront-ils encore ces queues sans redevenir râleurs ? », s’interroge le sociologue. « Un pays ne se transforme pas en deux mois… Par ailleurs, la queue place le consommateur sous pression, une fois à l’intérieur du magasin. Il culpabilise s’il s’attarde. Or, la force du magasin, c’est le plaisir de l’expérience. Tout cela s’écroule, d’autant que l’on porte des masques, des gants, que l’on ne touche plus à rien, que les produits sont sous plastique… Il y a un énorme risque qu’une plus grande partie du commerce se passe en ligne. »

Pour enrayer le processus, la prise de rendez-vous – déjà pratiquée par les enseignes de luxe et les musées – pourrait bien gagner la grande distribution. Des applications gratuites, comme celle de la start-up Lineberty, permettent de s’inscrire dans une file virtuelle, puis d’être alerté lorsque son tour d’entrer est venu. Le futur client – resté chez lui s’il habite tout près, ou vaquant à ses occupations à proximité du magasin – échappe ainsi à la queue leu leu honnie. L’attente digitalisée est déjà possible à la découpe du bois chez Leroy-Merlin, testée depuis peu chez Décathlon, à Lille, ainsi que dans les Monoprix de Neuilly, Boulogne et Paris-Courcelles. « Après la phase de stupeur, anticipe Edouard Fonkenell, le PDG de Lineberty, quand la vie reprendra un cours plus normal, nous serons rattrapés par nos pulsions. » Mince espoir que les empoignades de file d’attente disparaissent définitivement avec le coronavirus.

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