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Jours tranquilles à Paris
1 juin 2020

La course folle du vélo pour gagner les villes

Depuis un mois, en prévision du déconfinement, des pistes cyclables sont tracées dans l’urgence le long des grands axes

Une bataille d’un nouveau genre se déroule depuis peu, au ras du bitume, à coups de peinture, de blocs de béton et de plots en plastique. Lundi 25 mai, il était un peu plus de 20 heures, lorsque des équipes des services techniques de la métropole Aix-Marseille ont commencé à recouvrir de noir les vélos jaunes dessinés, à peine deux semaines plus tôt, sur le sol de l’avenue du Prado. La piste cyclable temporaire qui longeait cet axe urbain de 60 mètres de large est supprimée. « L’expérimentation n’a pas trouvé son public », justifie la métropole, dans un communiqué.

L’itinéraire n’a pas eu le temps de faire ses preuves, ont répondu, furieux, des cyclistes et membres du collectif Vélos en ville qui ont tenté de s’opposer physiquement au démontage. Jeudi 28 mai, des centaines de personnes se donnaient rendez-vous pour pédaler au même endroit. Aux klaxons des automobilistes répondaient les sonnettes des manifestants. Ceux-ci soupçonnent les élus d’avoir cédé à la pression de la Confédération des comités d’intérêt de quartier. Le 11 mai, cette institution marseillaise jugeait « difficile » de chasser les voitures de certaines voies « pour les affecter spécifiquement aux vélos ».

Quelques jours plus tôt, mi-mai, c’est au cœur de Paris, face à l’Hôtel-Dieu, que des blocs de béton installés la veille ont dû être illico retirés dans la nuit, sur ordre de la Préfecture de police. Pourtant, « un accord technique avait été conclu », assure Ariel Weil, le maire (PS) du 4e arrondissement. D’autres épisodes du même type se sont déroulés en grande banlieue. Ces derniers jours, des itinéraires aménagés dans les Yvelines, entre Le Pecq et Chatou, et à Montigny-lès-Cormeilles, dans le Val-d’Oise, ont été effacés.

« Une nation du vélo »,

Mais, dans le même temps, pour la première fois, des cyclistes roulaient tranquillement, à Paris, sur l’axe Bastille-Concorde dégagé, ou presque, de toute voiture. Et de l’autre côté du périphérique, à Montreuil, une quatre-voies infranchissable est devenue, en quelques jours, une avenue à 30 km/h sur laquelle les cyclistes se croisent à droite, sur deux files, cantonnant les voitures sur l’autre moitié de la chaussée.

A Montpellier, Grenoble, mais aussi à Besançon, au pied de La Défense ou à Villeurbanne, les scènes se ressemblent. Depuis un peu plus d’un mois, en prévision du déconfinement, des pistes cyclables sont tracées dans l’urgence le long des routes, le plus souvent en retirant une voie au trafic motorisé. Cette course à l’occupation de l’espace public par le vélo a lieu également en Allemagne, en Italie ou aux Etats-Unis. La transformation ne se fait pas sans heurt, mais, si elle se confirmait, pourrait modifier le visage des villes.

Le temps est venu de faire de la France « une nation du vélo », a répété Elisabeth Borne, le 29 mai. La ministre de la transition écologique et solidaire, qui annonçait de nouveaux financements allant dans ce sens, insiste « pour qu’on laisse toute sa place au vélo ». C’est mi-avril, juste après l’annonce du déconfinement, que la nécessité d’aménager des pistes cyclables à la hâte s’est imposée. Les impératifs sanitaires allaient limiter drastiquement le nombre de places dans les transports en commun. Mais le report sur la voiture était impensable. Pour des raisons écologiques évidentes, et aussi parce que l’espace manque. En Ile-de-France, on décompte, d’ordinaire, 400 km à 500 km d’embouteillages aux heures de pointe.

Pour les associations au sein de la Fédération française des usagers de la bicyclette (FUB), qui réclament depuis des années des réseaux dignes de ceux de Fribourg en Allemagne ou d’Utrecht aux Pays-Bas, le moment est inespéré. D’ordinaire, la matérialisation d’une piste cyclable nécessite « un diagnostic, une étude préalable, une étude de faisabilité, un avant-projet, un appel d’offres, un marché et, quand tout va bien, le projet est réalisé, au mieux, en deux-trois ans », reconnaît Emmanuelle Gay, directrice de la direction régionale et interdépartementale de l’équipement et de l’aménagement d’Ile-de-France, lors d’un webinaire, le 19 mai. Là, les pistes voient le jour en une ou deux semaines.

Cette méthode, « l’urbanisme tactique », est née outre-Atlantique, où, dès les années 1970, des militants transforment des parkings en jardins éphémères, ou des rues en terrains de jeu, pour dénoncer la trop grande place accordée à l’automobile. A force de parcourir la ville et de fréquenter les réunions publiques, les pro-vélos d’aujourd’hui maîtrisent par cœur les codes de l’urbanisme et de la cartographie. Sur les logiciels Streetmix ou Neore, ils tracent les pistes cyclables de leurs rêves, les partagent en open source. Depuis un mois, ils ont toute l’attention des administrations.

Les mises en pratique varient. Certaines villes avancent doucement, et sans trop dépenser, avec des plots en plastique et du marquage au sol jaune, la couleur associée aux travaux. D’autres y vont plus franco. « Partout où j’ai voulu faire de petits morceaux de pistes, j’ai été confronté aux riverains ou aux commerçants. Alors j’ai commencé à y aller d’un coup », explique, à Nice-Matin, Christian Estrosi, le maire (LR) de Nice, qui promet 60 km supplémentaires.

A Montreuil, en Seine-Saint-Denis, on parie sur l’irréversible en assumant le marquage blanc et l’achat d’élégantes balisettes noires, quitte à consacrer 100 000 euros par km, contre 20 000 à 50 000 euros ailleurs. Grenoble inverse même la logique au moment de penser la largeur des aménagements. Sur les quais de l’Isère, « on s’est fixé 3,20 mètres pour les voitures, et tout le reste est alloué aux vélos et aux piétons », dit Marine Peter, chef de projets à Grenoble-Alpes Métropole.

Ça coince à certains endroits

L’élan n’épargne pas les villes habituellement les plus mal notées par les usagers, comme l’agglomération de Cergy-Pontoise ou Argenteuil (Val-d’Oise). Après la pression de l’association Vélo utile, Saint-Brieuc a aussi accepté de « réserver une voie, sur un axe entre le centre-ville et l’hôpital, aux vélos et aux bus », explique Louise-Anne Gautier, adjointe à l’environnement.

Evidemment, à certains endroits, ça coince sérieusement. Sur les anciennes nationales qui strient la banlieue parisienne, à Pantin ou à Saint-Mandé, les nouvelles pistes se transforment en parkings temporaires. Avec la reprise progressive du trafic, des automobilistes s’agacent de patienter sur leur file quand la piste cyclable voisine semble déserte. « Vous allez vous faire des ennemis », avait averti Medy Sejai, le directeur de l’espace public de Montreuil, lors du webinaire du 19 mai. « Dictature », « gauchistes totalitaires », « escrolo », voilà pour les fleurs glanées sur les réseaux. Rien de bien terrifiant, aux yeux de Frédéric Héran, économiste, spécialiste des déplacements urbains. « Les pratiques nouvelles sont d’abord ignorées, puis contestées, et enfin banalisées. Là, on est dans la phase de confrontation. » Cet universitaire appelle à repenser la hiérarchie des modes de déplacement, en privilégiant la marche, puis le vélo, les transports publics et, en dernier lieu, la voiture.

En attendant, certains élus, à un mois du second tour, sont tentés de céder à la pression. Même à Paris, la bataille n’est pas gagnée. Christophe Najdovski, adjoint à la maire socialiste, constate que la Préfecture de police se montre moins arrangeante, ces derniers jours. « Le préfet réclame des instructions, des délais d’un mois, au prétexte que les aménagements pourraient devenir pérennes. » Or, pour l’élu, rien ne sert de démonter ce qui vient d’être installé. « Il faut laisser le temps aux nouveaux comportements de s’installer, aux cyclistes de découvrir le réseau. »

Encore faudrait-il rendre les nouveaux itinéraires visibles. Rares sont les pistes jalonnées de panneaux avec la direction et le temps de parcours, comme l’a fait, par exemple, la métropole de Rennes. Malgré tout, les cyclistes sont de sortie. Les comptages, à Paris ou à Lyon, montrent une forte hausse de la pratique.

L’association Vélo & Territoires, qui rassemble une centaine de collectivités, note, pour la première semaine du déconfinement, une fréquentation moyenne des axes cyclables en hausse de 11 % par rapport à 2019, alors que le télétravail était toujours recommandé. La progression s’observe y compris en périphérie et dans les campagnes, même si les nouvelles pistes y sont encore très rares.

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