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Jours tranquilles à Paris
2 juin 2020

Portrait - François Sureau : « Ma France est une France traversée par l’étranger »

Par Franck Johannès

L’écrivain, avocat aux conseils, est fervent catholique et admire l’armée – mais il partage nombre de valeurs avec la gauche. Ses contradictions miroitent dans « L’Or du temps », où il explore la Seine en érudit.

Il est là, dans les jardins de Gallimard, le sourcil charbonneux, la pipe au bec, sanglé dans une veste épaisse, une écharpe nouée à la parisienne en dépit de la chaleur, comme ces soldats du désert qui en ont vu d’autres. La pipe de François Sureau finira par être aussi fameuse que celle de Magritte. Gamin, il voulait devenir écrivain, et est bientôt tombé sur une photo de Rimbaud avec une pipe en terre. Il a couru s’en acheter une. « Je n’avais rien vécu, je n’avais rien connu, rien à dire qui vaille, sourit le vieux jeune homme. Je voulais la panoplie de l’écrivain, et dans cette panoplie, il y avait la pipe. » C’était pour lui une manière d’entrer dans le film, comme dans La Rose pourpre du Caire, de Woody Allen (1985).

Il y est, désormais, avec L’Or du temps, son nouveau livre, où tous les hommes qu’il cite fument la pipe. Apollinaire, Breton, Simenon, Brunhoff (le père de Babar), Sherlock Holmes, Sartre. « C’est aussi un instrument de réglage, par rapport au monde. Ça m’aide à le tenir à distance, pour conserver mon équilibre. »

L’équilibre est toujours un peu instable. Profondément croyant, il va à la messe chaque dimanche, vénère Charles de Foucauld (1858-1916) et appelle simplement Loyola « Ignace » – il leur a consacré deux livres émouvants. Dans L’Or du temps, François Sureau n’a pourtant pas de mots assez durs pour les évêques, ces « vichystes à crosse », parce que, « en France, l’évêque moyen ressemble à un curé monté en grade, bouche de la loi et de la doctrine, inquiet de Rome et bizarrement accoutré, une sorte de préfet clérical ».

Il a dévoré Lawrence d’Arabie, et la foi est assurément l’un de ses piliers. « Je suis extrêmement attaché à la religion catholique, dit-il. Elle nous donne comme maître quelqu’un qui a échoué sur la Terre, qui n’a pas voulu exercer le pouvoir, qui s’est trouvé environné de filles perdues, de soldats paumés, de percepteurs, et qui a choisi pour lui succéder un imbécile qui ne brillait pas par le courage, saint Pierre. Il n’y a rien au monde de plus encourageant. » Il enrage chaque fois qu’il voit l’Eglise basculer du côté de ­l’ordre social et « de ceux dont le Christ était venu nous délivrer : “Si tu as raté ta vie, eh bien, c’est peut-être que là est le chemin” ».

Que vaut un homme ?

L’autre solide pilier de François Sureau, c’est l’armée, à laquelle il revient sans cesse dans L’Or du temps. Dans le restaurant de son épouse, près de la place de la République, une affiche de la Légion étrangère voisine avec la « une » de Libération pour la mort de Sartre. Le service militaire, à Sedan, a été pour lui une révélation : « La révélation de ce que Pascal montre très bien, la distinction entre les grandeurs naturelles et les grandeurs d’établissement. J’ai réalisé que des gens qui n’avaient bénéficié ni de mon environnement familial ni de mon niveau de fortune étaient meilleurs que moi. Par le cœur, par l’intelligence. Et par la course à pied. »

Plus profondément, l’armée répond pour lui à la question essentielle : que vaut un homme ? « Au fond, on ne le sait jamais, assure Sureau. On se demande tous : qu’est-ce qu’on aurait fait pendant la guerre ? L’armée, surtout en opération, offre une réponse simple, souvent dou­loureuse, mais elle existe. On sait qu’un homme est compatissant, prêt à se ­sacrifier pour ses camarades, courageux, ­intelligent, bon en topographie. On sait ce qu’il est. A l’armée, l’énorme imposture du monde social disparaît. »

La Légion étrangère en est pour lui l’archétype. « Les gens y viennent parce que leur vie était invivable ailleurs, ils deviennent légionnaires comme on demande le statut de réfugié. La Légion est une terre d’asile. » Colonel de réserve, il lui a donné cent jours par an pendant plus de seize ans, et parle bien de « la manière assez humble qu’ont les soldats d’exécuter les tâches que le politique a décidées en se foutant radicalement d’eux. Il y a une grandeur terrible du soldat à accepter ça, et je suis révolté par la légèreté avec laquelle des gens qui n’entendront jamais siffler une balle les envoient se faire trouer la peau ».

Un sens certain des formules assassines

Le sabre et le goupillon, c’est assez pour faire glisser l’écrivain vers la droite, voire la droite de la droite. Il s’y refuse et, ­avocat, bataille sans faiblesse pour les ­libertés fondamentales avec un sens certain des formules assassines, bien qu’il ait été l’avocat de François Fillon et parle encore à l’oreille d’Emmanuel Macron. Trois de ses plaidoiries au Conseil constitutionnel ont secoué la poussière de ­l’honorable institution et donné lieu à un livre enthousiaste, Pour la liberté (Tallandier, 2017) ; il ferraille aussi pour les réfugiés dans l’Association Pierre Claver, fondée par son épouse, et a une passion inaltérable pour la figure de l’étranger.

« J’ai toujours aimé la France comme un étranger peut l’aimer, comme quelqu’un qui aurait décidé d’y vivre mais n’y serait pas né, dit rêveusement l’écrivain. Avec ce mélange de choses qu’on admire et de choses qui vous révoltent absolument. C’est pour ça qu’il y a une prééminence, dans L’Or du temps, de gens qui sont nés à l’étranger. Ma France est une France ­ traversée par l’étranger. C’est peu dire que c’est une France ouverte, qui m’est parti­culière, et dans laquelle énormément de choses apparemment contradictoires se mélangent pour former ce qui est pour moi un pays absolument magique. »

Apollinaire, né Kostrowitzky, en Pologne, dans l’Empire russe, d’une mère ­lituanienne et d’un père peut-être italien, est chez Sureau une figure centrale, et il se sent souvent son contemporain. « J’ai hiverné dans mon passé, récite ­Sureau, revienne le soleil de Pâques… » (La Chanson du Mal-aimé). Surréaliste, blessé au front en 1916, puis mort de la grippe, Apollinaire explique à lui seul la passion de l’écrivain pour la première guerre mondiale.

Il y a une autre raison, plus intime. Dans son livre, François ­Sureau évoque souvent la silhouette du professeur M. – pour avouer, page 574, que c’était son grand-père, Maurice. Il ne l’a pas connu. « C’était un type absolument étonnant, professeur de médecine, l’un des inventeurs de la transfusion sanguine, et qui a été l’un des ­officiers subalternes les plus décorés de 14-18. »

A l’aise dans ses mille ­contra­dictions

En 1940, le professeur a voulu s’engager. Mais il avait été gazé à Ypres et n’était plus très bon pour le service. Il a alors rallié un réseau de la Résistance et sortait à Paris « toutes les nuits pendant quatre ans, avec un interne, pour accoucher et mettre à l’abri les juives étrangères », dit son petit-fils. Le professeur M. n’en a jamais parlé. Le père de François Sureau, médecin lui aussi, l’a découvert lors d’un congrès en Israël, lorsqu’une vingtaine de personnes sont venues lui demander s’il était le fils de Maurice. « C’était à la fois un homme de la droite traditionnelle et un ami de Robert Desnos, résume François Sureau. C’est cette figure, à la fois héroïque et mystérieuse, qui est vraiment pour moi le symbole de la génération de 14. »

Sureau a le sentiment d’être aujour­d’hui à l’aise dans ses mille ­contra­dictions. Admirer à la fois, par exemple, Charles de Foucauld et les surréalistes, « de redoutables athées ». Mais les athées ont pour lui « une supériorité énorme sur la plupart des croyants : ils ne prétendent pas parler à la place de Dieu ». Ou encore vénérer Apollinaire, parfois mystique, parfois pornographe, « un anarchiste qui défendait Clemenceau et le cubisme », et l’a aidé à se réconcilier avec lui-même. Il y a chez Arthur Koestler une formule sur laquelle François Sureau ­revient à plusieurs reprises dans L’Or du temps, « le sentiment océanique du monde ». « Parce qu’il y a de tout, dans l’océan. Et ce ­mélange est une chose que j’ai fini par ­accepter de moi. »

Parcours

1957 François Sureau naît à Paris.

1979 ENA, promotion « Droits de l’homme ».

1981 Maître de requête au Conseil d’Etat.

1983 Premier livre : Terre inconnue, récit de voyage (Editions Saint-Germain-des-Prés).

1991 L’Infortune (Gallimard), Grand Prix du roman de l’Académie française.

1995 Avocat à la cour.

2013 Le Chemin des morts (Gallimard).

2014 Avocat aux conseils.

Critique

En suivant les courbes de la Seine

« L’Or du temps », de François Sureau, Gallimard, 848 p., 27,50 €, numérique 20 €.

C’était écrit sur le faire-part de décès d’André ­Breton, c’est aussi gravé sur sa tombe : « Je cherche l’or du temps. » François Sureau a trouvé le sien, en descendant la Seine de sa source au Havre, au fil du fleuve et du temps. Avec en poche le petit ouvrage d’un peintre, Agram Bagramko, son double bienveillant, ami des surréalistes, à l’origine obscure et à l’existence douteuse, en dépit des indices dont est malicieusement ­parsemé le livre.

Ce premier et robuste tome (qui en annonce un autre) est un incessant mouvement entre la vie de Sureau et celles des auteurs qu’il a aimés. « Mon existence, c’est ça, quelqu’un dont la vie est dans cet entre-deux en permanence, indique l’auteur. Proust a dit quelque part que chacun doit faire sa recherche du temps perdu. » La sienne, et la France qu’il a aimée, suit les courbes de la Seine, à travers maints personnages, pour la plupart parfaitement inconnus, du haut Moyen Age ­jusqu’aux demi-mondaines du XIXe siècle. Quand Sureau parle du duc de Richelieu, ce n’est pas le premier ministre de Louis XIII, c’est celui de Louis XVIII. Il avoue que le livre est « un peu digressif », c’est peu dire : de sa culture, il a puisé mille ­anecdotes, mille portraits piquants, plaisants ou ­assassins. L’éru­dition, chez François Sureau, c’est quand Wikipédia ne ­connaît pas.

Mais il suffit de se laisser bercer, et de découvrir, au hasard des ­rives du fleuve, que Nostradamus a écrit un monumental Traité des confitures en 1555. Sureau rêverait que L’Or du temps soit son grand œuvre. « Mais Rousseau croyait qu’il resterait pour son opéra Le Devin du village. C’est dire si on gagne à se montrer prudent. »

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