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Jours tranquilles à Paris
3 juin 2020

Décryptages - Un an d’enquête pour révéler la réalité des féminicides en France

Par Cécile Prieur, Directrice adjointe de la rédaction Le Monde

« Le Monde » a travaillé pendant un an sur les quelque 120 homicides conjugaux perpétrés par des hommes en 2018. De nos investigations, il ressort que ces crimes sont l’aboutissement d’une mécanique qui aurait pu, et aurait dû, être identifiée et désamorcée.

« Féminicide, mot masculin qui tue », titrait-on, au Monde, dans une enquête publiée par notre magazine en novembre 2019. Mot masculin qui recoupe une réalité cruellement féminine : le meurtre de plus d’une centaine de femmes par leurs conjoints chaque année en France.

Longtemps qualifiés de crimes passionnels, comme pour mieux les euphémiser, les féminicides se sont imposés dans le débat public tout au long de l’année 2019 en apparaissant sous une lumière crue. Le Monde, en constituant, dès mars 2019 et pour une année, une équipe d’investigation pour enquêter sur ces crimes, a voulu comprendre comment et pourquoi notre société a longtemps refusé d’ouvrir les yeux sur l’ampleur et la réalité des féminicides.

Pour prendre la mesure de ce phénomène complexe, nous avons cherché à dénouer le fil des quelque 120 homicides conjugaux identifiés en 2018. Dossier par dossier, nos journalistes ont reconstitué les faits, les profils des hommes auteurs et des femmes victimes, leurs histoires et itinéraires personnels.

Ils ont rencontré, aux quatre coins du pays, leurs proches, leurs familles et enfants, tous dévastés après ces drames. Ils ont contacté les policiers, gendarmes, magistrats et travailleurs sociaux, pour comprendre ce qui a été fait ou n’a pas été fait pour empêcher ces meurtres. De ce travail systématique, il ressort que ces crimes sont le plus souvent l’aboutissement d’une mécanique qui aurait pu, et aurait dû, être identifiée et désamorcée.

Prise de contrôle radicale

Derrière chaque histoire de meurtre conjugal, on constate en effet que les violences, psychologiques ou physiques, étaient présentes depuis longtemps comme autant de signes avant-coureurs. Un schéma revient de façon récurrente dans ces couples : celui de la prise de contrôle radicale d’un homme sur sa conjointe, un homme qui fait tout pour la maintenir sous sa coupe.

Ce phénomène d’emprise peut durer des années jusqu’à ce que la femme décide d’y mettre un terme en voulant reprendre sa liberté. C’est ainsi la séparation ou la menace de séparation qui provoque la plupart du temps le passage à l’acte, souvent très violent : pour les auteurs de féminicides, la rupture est vécue comme une dépossession à ce point insupportable qu’ils préfèrent tuer leur compagne plutôt que de la voir échapper à leur contrôle.

Parce qu’elles ont lieu dans l’intimité et le secret des couples, qu’elles sont souvent minorées, voire niées, les violences antérieures au crime ne sont pas toujours perçues à la hauteur de leur gravité, ni par les forces de l’ordre ni par les proches des victimes. Selon un rapport de l’Inspection générale des services judiciaires, rendu public fin 2019, dans 63 % des féminicides, des violences préexistantes auraient pu constituer un signal d’alarme.

Dans 35 % des cas, elles n’avaient pas été signalées à la police, mais étaient le plus souvent connues de la famille, des voisins ou des services sociaux. Dans ces conditions, le meurtre est souvent une déflagration pour les proches des victimes, qui vivent ensuite dans la douleur de ne pas avoir su l’empêcher. Pour les enfants survivants, dont près de 60 avaient assisté, en 2018, à l’homicide conjugal, c’est une enfance effacée en un geste.

L’enquête que nous avons menée, qui se traduit par la publication, mardi 2 juin, d’un grand format multimédia sur le site internet du Monde et par la diffusion d’un documentaire sur France 2 en soirée, prouve que ces crimes auraient souvent pu être évités.

Grâce à un meilleur traitement des signalements par la police et la justice, mais aussi par la prise de conscience, par les femmes elles-mêmes et leur entourage, que les violences qu’elles subissent ne sont en rien une fatalité. En ce sens, la reconnaissance que les féminicides procèdent d’une mécanique spécifique est salutaire. Loin de ne ressortir que de l’intimité des couples, ces crimes doivent être révélés au grand jour pour ce qu’ils sont, un fait social que la société peut empêcher.

Ce soir sur France 2 Une soirée spéciale sera consacrée ce soir sur France 2 aux féminicides. Elle débutera à 20 h 50 par la diffusion de Féminicides, coproduit par Le Monde. Prolongement des articles publiés pendant plusieurs mois dans les pages du quotidien, le documentaire réalisé par Lorraine de Foucher réattribue un nom à cinq de ces victimes anonymes et donne la parole à ceux qui les ont connues et aimées – parents, amis, enfants, collègues –, mais aussi aux forces de l’ordre et à la justice.

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