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Jours tranquilles à Paris
7 juillet 2020

AVIGNON - En 2005, le festival connaît une bataille d’Hernani des années 2.0

jan fabre

« L’Histoire des larmes », de Jan Fabre, le 7 juillet 2005, dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, à Avignon. ANNE-CHRISTINE POUJOULAT/AFP

Fabienne Darge

Spectacles hués, public qui déserte, violentes critiques dans la presse… La 59e édition est éruptive

Cette année-là, il a fallu jeter son corps dans la bataille. 2005, année explosive, éruptive, inflammable : le Festival d’Avignon y connaît une de ces batailles d’Hernani dont le théâtre, régulièrement, a besoin pour s’interroger sur lui-même, se régénérer et se prouver qu’il est bien vivant. L’était-il encore, vivant, dans ces années 2.0 dopées aux industries culturelles et au virtuel ? Il lui fallait une bonne bagarre pour trancher dans le vif : ce fut le festival de 2005, et ce que l’on a désormais coutume d’appeler la « querelle d’Avignon ».

L’année précédente, pourtant, le festival avait pris un nouveau départ. Avignon revivait, après l’annulation traumatique de la manifestation en 2003, due au conflit des intermittents du spectacle. Les deux jeunes directeurs fraîchement nommés pour succéder à Bernard Faivre d’Arcier, Vincent Baudriller (37 ans) et Hortense Archambault (34 ans), avaient, de l’avis général, bien réussi leur coup, en compagnie de leur « artiste associé », le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier. Il y avait bien eu quelques grincheux pour contester le regard très politique proposé par ce festival 2004, mais sans que cela tire à conséquence.

Pour 2005, Archambault et Baudriller choisissent comme artiste associé, concept au cœur de leur projet, le chorégraphe, metteur en scène, auteur et plasticien flamand Jan Fabre. Avec lui, c’est toute l’effervescence de la scène flamande depuis les années 1980 qu’ils veulent présenter au public d’Avignon, une mouvance qui a mis le théâtre cul par-dessus tête, en l’hybridant avec la danse, la performance, le rock et les arts plastiques.

La mèche est allumée bien avant le début du festival, dès la présentation du programme, le 4 mars. Le Figaro et Le Nouvel Observateur, notamment, dénoncent les choix des deux codirecteurs, et un parti pris jugé « hermétique » ou « élitiste ». Ce qui choque une bonne partie de la presse, de la profession et du public, c’est notamment qu’aucun spectacle de théâtre au sens strict ne soit prévu dans la Cour d’honneur du Palais des papes : dans le saint des saints du festival sont programmés une création et une reprise de Jan Fabre, L’Histoire des larmes et Je suis sang, et une création de la chorégraphe française Mathilde Monnier, Frère et Soeur.

A la veille de l’ouverture, la presse locale prend le relais. « Une édition à risques, radicale, qui créera sans doute la polémique. Ce “in” s’ouvre sur du soufre », annonce La Provence dès le 8 juillet. Le soir de la première dans la Cour, ce même 8 juillet, la création de l’artiste flamand déçoit. « Le corps selon Jan Fabre laisse Avignon perplexe », titre Le Monde.

Dans les jours qui suivent, les spectacles improbables, inaboutis ou inutilement prétentieux s’accumulent. Et beaucoup d’entre eux dégagent une violence sans recours, incapables d’offrir une forme artistique ouvrant sur une médiation par rapport à la dureté, à la perte de sens du monde contemporain. Les corps souffrants se ramassent à la pelle, en cette édition 2005, et laissent sur le flanc nombre de spectateurs.

Ajoutez à cela que la modestie n’est pas la qualité première du personnage Jan Fabre, et il n’en fallait pas plus pour que la mèche s’enflamme, au risque de tout faire exploser, et notamment la direction du festival. Artistes, directeurs de théâtre, universitaires, journalistes, spectateurs, tout le monde se jette dans la bataille, dans ce grand forum qu’est Avignon.

Les soirées dans la Cour sont régulièrement huées, les spectateurs désertent certains spectacles par grappes. Lors d’une représentation d’After/Before, spectacle de Pascal Rambert, une femme se lève et explose : « Mais qu’est-ce qu’on vous a fait pour mériter ça ? Pourquoi vous nous faites souffrir comme ça depuis une heure et demie ? » On sait maintenant que cette femme n’était pas tout à fait une spectatrice ordinaire, puisqu’elle était la compagne de Jacques Livchine, directeur du Théâtre de l’Unité. Mais elle devient l’emblème de la bronca contre les choix de la jeune direction d’Avignon, chez ceux qui ont intérêt à l’entretenir.

Au bar du « in », le rendez-vous des professionnels, les discussions, âpres, douloureuses, durent jusqu’à l’aube. « Ça n’arrêtait plus, racontait, dans nos colonnes, Jacques Blanc, alors directeur du Quartz, scène nationale de Brest. Il faut comprendre : nous vivons une vraie crise. Une crise douloureuse mais j’espère salutaire, car elle pose toutes les questions. Et, comme toujours, Avignon, c’est la brûlure. »

Un texte qui a fait date

Les esprits raisonnables ont beau rappeler que la danse était présente à Avignon dès l’année 1966, avec Maurice Béjart qui fut une sorte d’artiste associé avant l’heure, ainsi que le cinéma, avec la projection de La Chinoise, de Godard, dans la Cour d’honneur en 1967. Qu’en cette année 2005 il y a aussi du théâtre « de texte », et des spectacles formidables – Kroum, par Krzysztof Warlikowski, La Mort de Danton et La Vie de Galilée, par Jean-François Sivadier, Les Vainqueurs, d’Olivier Py… Rien n’y fait : Avignon sera en surchauffe jusqu’au bout, cet été-là, laissant le monde du théâtre bouleversé par la violence de la polémique.

De quoi Avignon 2005 a-t-il été le symptôme ? Querelle des anciens et des modernes ? Du théâtre de texte face au théâtre visuel et corporel ? Opposition entre la médiation et la sublimation offertes par l’art et des formes plus littérales, qui se veulent plus efficaces pour parler du monde contemporain ? Conflit de générations, bataille pour le pouvoir ? Tout cela à la fois, sans doute.

Au-delà, ce festival 2.0 a synthétisé une inquiétude majeure, celle du lien entre l’appauvrissement du langage et la recrudescence de la violence. Olivier Py, qui prendra la succession de Vincent Baudriller et d’Hortense Archambault à la tête du festival en 2013, l’a exprimé dans un texte qui a fait date, Avignon se débat entre les images et les mots, publié dans Le Monde le 29 juillet 2005.

Il s’y interroge sur cette question anthropologique d’importance : traditionnellement, le langage, au théâtre comme dans la vie, est ce qui permet de surmonter la violence inhérente à la vie humaine. Qu’en est-il quand le langage traditionnel – celui des mots – est supplanté par d’autres formes d’expression, à savoir les images ?

Dans cette dernière bataille d’Hernani qu’ait connu l’art théâtral, Avignon a joué, plus que jamais, son rôle de miroir de la société de son temps. Le théâtre, qui en 1947 s’était refondé dans la nuit, dans les pierres, s’est ici repensé dans les cris, les larmes et les invectives, mais il s’est repensé. Il y a gagné à la fois une nouvelle reconnaissance de la place du texte, et un formidable élargissement de ses moyens, à l’œuvre depuis quinze ans.

C’est comme s’il s’était augmenté de toutes parts, prouvant qu’il est bien un art total, capable d’accueillir tous les autres en son sein, selon une conception d’ailleurs ancienne et largement partagée, notamment en Orient.

Vincent Baudriller et Hortense Archambault, lors de ce festival 2005 qu’ils avaient placé sous le patronage d’Antonin Artaud, ne manquaient jamais de rappeler que ce terme de « radical », dont on avait qualifié leur festival, est de la même famille que « racine », et qu’il désigne « ce qui tient à l’essence, au principe d’un être ou d’une chose ».

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