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Jours tranquilles à Paris
7 juillet 2020

Portrait - Eric Dupond-Moretti, l’ogre des assises au gouvernement

Par Pascale Robert-Diard

L’avocat pénaliste a été nommé garde des sceaux, lundi. Son arrivée au ministère pose la question des remontées d’information sur les affaires judiciaires en cours auxquelles il aura accès et qui sont susceptibles de concerner son ancien cabinet.

L’infectiologue Didier Raoult a été nommé ministre de la santé. Non, reprenons. L’avocat pénaliste Eric Dupond-Moretti a été nommé garde des sceaux.

L’effet est le même. Sidération. Incrédulité. Et polémique immédiate chez les professionnels de la justice. Effet de blast garanti. Les autres annonces du remaniement renvoyées dans l’ombre, ou presque. « Nommer une personnalité aussi clivante et qui méprise à ce point les magistrats, c’est une déclaration de guerre à la magistrature », a affirmé, dès lundi 6 juillet, Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats. Mais les juges n’ont pas dans l’opinion la même popularité que les médecins à l’ère du Covid-19. On peut donc prendre le risque de se les mettre à dos si, en échange, on gagne l’opinion.

Le président de la République en mal de popularité peut savourer son coup : il a attiré à lui le seul avocat dont tous les Français connaissent le nom, le visage, les exploits, les coups de gueule et les bons mots. Celui dont la moindre apparition dans une émission de télévision ou de radio fait bondir l’Audimat et dont la signature sur une jaquette de livres vaut garantie de best-seller. Celui qui remplit les salles de théâtre quand il monte seul sur scène et que les cinéastes s’arrachent à l’affiche de leurs films.

Emmanuel Macron a peut-être pensé à son lointain prédécesseur, François Mitterrand, confiant en 1993 le ministère de la ville à une personnalité aussi populaire que controversée, l’homme d’affaires, ex-animateur de télévision et patron d’équipes sportives Bernard Tapie, dans le gouvernement crépusculaire de Pierre Bérégovoy.

Talent d’orateur

A moins qu’un autre exemple, bien plus récent, n’ait inspiré le président de la République. Confronté aux audiences en berne de sa station de radio, le patron d’Europe 1 Arnaud Lagardère venait de décider d’offrir à la rentrée de septembre une chronique matinale quotidienne à… Eric Dupond-Moretti. Interrogé le 24 juin sur cette même radio, l’avocat confiait : « J’ai accepté sans hésiter. On m’offre une carte blanche de totale liberté » et il promettait de « dire un certain nombre de choses sur cette époque qui commence à m’exaspérer ».

Avant d’être, à 59 ans, celui que deux hommes de pouvoir se disputent, Eric Dupond-Moretti a été le plus grand avocat d’assises de sa génération.

A la fin des années 1990, pendant que les plus réputés de ses confrères pénalistes parisiens abandonnaient peu à peu leur clientèle de voyous, de trafiquants de stup, de braqueurs ou de violeurs pour celle des personnalités politiques et des grands patrons poursuivis par la justice, l’avocat lillois continuait de défendre « le Gitano qui a éventré une vieille femme pour lui piquer 40 euros », selon sa formule. Le futur ténor naît dans ces « heures sombres où vous tournez la clé de contact, quand le type que vous avez défendu vient de prendre quinze ans et que vous refaites tout le procès, avec l’odeur de la sueur qui remonte, les lumières blanches sur l’autoroute, la fatigue et le sandwich au thon dans la station essence ».

Sa notoriété ne dépasse alors guère les frontières du Nord, mais son exceptionnel talent d’orateur impressionne déjà les jurés d’assises. Parmi eux, sa première épouse et la mère de ses enfants, dont il est séparé depuis : « Je l’ai trouvée très belle, j’ai plaidé pour elle », racontait-il.

« Si un jour vous tuez votre femme, je serai là »

L’affaire d’Outreau le projette sur le devant de la scène. Avocat de Roselyne Godard, l’une des dix-sept personnes renvoyées pour viols, agressions sexuelles ou corruption de mineurs devant la cour d’assises du Pas-de-Calais, à Saint-Omer en 2004, il fait voler en éclat l’instruction du juge Fabrice Burgaud, obtient l’acquittement de sa cliente et s’impose comme la voix qui dénonce l’un des plus graves dysfonctionnements judiciaires de la décennie.

La carrière d’Eric Dupond-Moretti est lancée. On le réclame dans toutes les prisons de France, il sillonne les cours d’assises du Nord au Sud, d’Est en Ouest, devient le champion des acquittements inespérés.

On redoute l’artiste des prétoires qui sait renifler comme personne l’atmosphère d’une salle d’audience et surtout parler aux jurés dans la langue qui est la leur et pas celle du code de procédure pénale. « Il faut que les jurés aient envie de prendre le Ricard avec vous, pas le champagne, confiait-il en 2008, Devant une cour d’assises, on parle toujours de la même chose : de l’amour, de papa maman, de sa femme, de ses gosses. Avec les mots des pauvres gens, comme dit Ferré. Moi, j’adore les mots, mais je déteste la littérature. »

Pendant que, dans les écoles du barreau, il est consacré comme le meilleur d’entre eux, il n’est pas une promotion de futurs magistrats, pas une session de formation continue de l’Ecole nationale de la magistrature sans que le nom de Dupond-Moretti ne soit évoqué avec colère. Son bâtonnier reçoit des plaintes en rafale de magistrats « outragés » par le pénaliste. « On dit que je terrorise les juges. C’est faux, je terrorise les cons », revendique-t-il.

A Jean-Claude Decaux, le patron du groupe éponyme, qui l’invite un jour à déjeuner au début des années 2000 pour lui demander conseil, il répond que les domaines dans lesquels l’homme d’affaires pourrait avoir besoin de lui ne sont pas les siens. Mais il ajoute : « Si un jour vous tuez votre femme, je serai là. »

Les acquittements s’ajoutent aux acquittements

Le nom d’Eric Dupond-Moretti est alors associé aux plus belles affaires criminelles. Il défend les nationalistes corses, dont Yvan Colonna, comme les grandes figures mafieuses insulaires, l’ex-vedette nationale de rugby Marc Cécillon, le professeur de droit de Toulouse Jacques Viguier ou le médecin Jean-Louis Muller, accusés l’un et l’autre du meurtre de leur femme. Les acquittements s’ajoutent aux acquittements, il en a longtemps tenu le compte scrupuleux.

Devant la cour d’assises spéciale qui, à l’automne 2017, juge Abdelkader Merah, le frère de Mohammed Merah, auteur des attentats qui ont coûté la vie à sept personnes à Toulouse, dont trois enfants juifs, il déclenche une tempête en s’indignant des questions posées par les parties civiles à la mère des deux hommes, citée à la barre des témoins. « Cette femme, c’est la mère d’un accusé, mais c’est aussi la mère d’un mort », lance-t-il.

Invité le lendemain sur l’antenne de France inter, il foudroie le journaliste Nicolas Demorand qui lui demande : « Vous ne trouvez pas ça obscène de le dire comme ça, devant les familles de victimes ?

– Pourquoi, c’est pas une mère ? Cette femme n’est pas une vache qui a vêlé. Votre question est obscène. »

A l’audience, juste avant cet éclat, on l’avait entendu murmurer : « Putain, si c’était à ma mère qu’on faisait ça… »

Besoin, inextinguible, d’être aimé et admiré

Eric Dupond-Moretti est aussi cela : le fils unique d’une femme de ménage italienne, orphelin d’un père mort quand il avait 4 ans. Il y puise sa rage de réussir, socialement et financièrement, sa volonté d’être le « premier avocat de France » et le plus redouté, mais aussi le besoin, inextinguible, d’être aimé et admiré.

Mais l’ogre des assises commence à s’y ennuyer. Il veut lui aussi des chefs d’Etat africains, des personnalités politiques, des patrons du CAC 40 dans son portefeuille de clientèle.

En janvier 2016, il quitte le barreau et son bureau de Lille pour installer son cabinet dans le triangle d’or parisien, rue de la Boétie, dans le 8e arrondissement de Paris. Les clients affluent. Le roi du Maroc, des anciens ministres, dont Jérôme Cahuzac ou le maire de Levallois Patrick Balkany, renvoyés devant la justice pour fraude fiscale.

L’avocat qui murmurait à l’oreille des jurés et savait arracher leur clémence en faveur des accusés des crimes les plus lourds, ne rencontre pas le même succès auprès des magistrats professionnels qui composent les chambres financières. Sa gouaille devient grossièreté, ses coups de gueule n’effraient personne et butent sur la technicité des dossiers dans lesquelles ses confrères pénalistes des affaires obtiennent de meilleurs résultats que lui. Le plus grand des avocats d’assises touche son plafond de verre.

Alors il prend la tangente, va chercher auprès du public qui se presse à son one man show, les applaudissements et l’admiration qui sont son oxygène. Y rencontre Brigitte Macron, qui vient le féliciter. Fait l’acteur sur les écrans de cinéma. Accourt, dès qu’on le sollicite, sur les plateaux de télévision et dans les émissions de radio, toujours aussi affamé de notoriété. A un ami lillois qui lui demandait récemment pourquoi il continuait d’accepter autant d’invitations, il a répondu : « J’ai tellement peur que ça s’arrête. »

Ses formules à l’emporte-pièce continuent de ravir téléspectateurs et auditeurs. Il tempête contre la limitation de vitesse à 80 km/h, se moque de la féminisation des noms − « Pourquoi pas école paternelle et la matinoire ? » − se fige dans son personnage d’amateur de havanes, de viande saignante et de blagues sans filtre.

Macron « cherchait son Badinter »

« Nous vivons une époque avec laquelle j’ai un peu de mal. Nous sommes dans un temps de médiocrité absolue, hypermoraliste et hygiéniste », ne cesse-t-il de répéter au risque de ratiociner. Il cogne toujours autant sur les juges, dénonce leur soumission à l’air du temps, rêve de supprimer l’Ecole nationale de la magistrature et le lien entre le parquet et le siège.

Il y a quelques jours, il tonnait encore contre les magistrats du Parquet national financier (PNF) à propos d’une enquête menée en marge de l’affaire qui vaut à l’un de ses meilleurs amis, l’avocat et conseil de Nicolas Sarkozy, Thierry Herzog d’être poursuivi aux côtés de l’ancien président de la République pour trafic d’influence.

Dans le cadre de cette enquête, les procureurs cherchaient à savoir qui avait pu informer Thierry Herzog que le téléphone occulte qu’il utilisait pour s’entretenir avec Nicolas Sarkozy était sur écoutes. Les fadettes de plusieurs avocats avaient été épluchées et leurs téléphones géolocalisés, dont celui d’Eric Dupond-Moretti, qui a porté plainte. Il l’a retirée dans la foulée de sa nomination à la Chancellerie, a fait savoir l’Elysée.

Mais face aux protestations des ténors et à l’émoi du barreau de Paris, l’ex-garde des sceaux, Nicole Belloubet, avait demandé le 1er juillet à l’inspection générale de la justice de « conduire une inspection de fonctionnement sur cette enquête », dont les conclusions doivent être rendues le 15 septembre. Elles seront donc déposées sur le bureau de son successeur… Eric Dupond-Moretti.

L’associé de son cabinet, Antoine Vey, a pour sa part précisé qu’Eric Dupond-Moretti a été omis du barreau dans la foulée de son entrée au gouvernement. Sa nomination pose toutefois la question des remontées d’information sur les affaires judiciaires en cours auxquelles il aura accès et qui sont susceptibles de concerner son ancien cabinet.

Il y a un an, alors que la rumeur d’un remaniement courait, un émissaire de la présidence de la République avait confié à l’un des avocats les plus réputés de Paris, qu’Emmanuel Macron « cherchait son Badinter ». Il a peut-être trouvé son Didier Raoult.

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