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Jours tranquilles à Paris
20 juillet 2020

Collecter l’ADN de la population, nouvelle étape dans la surveillance en Chine

adn chine

THE NEW YORK TIMES (NEW YORK)

La collecte des données ADN de la population masculine est une nouvelle étape dans le processus de surveillance de masse entrepris par les autorités chinoises. Une enquête du New York Times.

La police chinoise collecte actuellement des échantillons sanguins d’individus masculins, majeurs et mineurs, dans tout le pays, dans le but de constituer une carte génétique de 700 millions de Chinois, donnant ainsi aux autorités un nouvel outil puissant d’élaboration de leur État de surveillance de haute technologie.

Selon une nouvelle étude publiée le 17 juin par l’Institut australien de politique stratégique (Australian Strategic Policy Institute), étude fondée sur des documents également consultés par notre journal, dans toute la Chine, depuis fin 2017, la police s’affaire à collecter des échantillons. Le but : les acquérir en nombre suffisant pour construire une gigantesque base de données ADN qui permettra aux autorités de retrouver tous les proches de sexe masculin d’un individu grâce au sang, à la salive ou à un autre matériel génétique prélevés sur lui.

Une société américaine au service de la police chinoise

C’est une société américaine, Thermo Fisher, qui vient en aide à la Chine dans ce domaine : cette entreprise du Massachusetts vend en effet des kits de test spécialement conçus pour les besoins de la police chinoise. Cela lui a d’ailleurs valu les critiques de certains députés américains, mais la société a défendu son droit de mener ce genre d’activités.

Avec ce projet, la Chine a franchi un pas important dans son utilisation de la génétique pour contrôler sa population, ce qu’elle faisait jusqu’à présent surtout pour le suivi des minorités ethniques et d’autres groupes ciblés.

Cela va donc venir s’ajouter à un réseau de surveillance sophistiqué, de plus en plus étendu, que la police déploie dans tout le pays, au moyen de caméras, de systèmes de reconnaissance faciale et d’intelligence artificielle très perfectionnés.

La police affirme avoir besoin d’une telle base de données pour arrêter les délinquants. Elle souligne que les personnes sont consentantes pour partager leur ADN. Mais certains officiels en Chine et des associations de défense des droits de l’homme à l’étranger mettent en garde contre le fait qu’une base de données ainsi récoltées à l’échelle d’une nation peut constituer une atteinte à la vie privée et inciter les autorités à sanctionner les proches de dissidents ou de militants.

Les défenseurs des droits de l’homme considèrent quant à eux que cette collecte des données s’effectue en réalité sans le consentement des intéressés, les citoyens d’un État autoritaire n’ayant pas vraiment le droit de refuser.

Opposition exceptionnelle

Le projet se heurte d’ores et déjà à une vague d’opposition d’une ampleur exceptionnelle en Chine.

La possibilité pour les pouvoirs publics de découvrir qui est proche de qui, dans un contexte où des familles entières peuvent être sanctionnées à cause des activités d’un des leurs, fait froid dans le dos à l’ensemble de la société”, affirme Maya Wang, chercheuse spécialiste de la Chine qui travaille pour l’association Human Rights Watch.

La campagne concerne même les écoles. Dans une petite ville de la côte sud de la Chine, des garçonnets tendent leur doigt menu à un policier qui tient une aiguille. À environ 370 kilomètres de là, plus au nord, des policiers passent également d’un bureau d’élève à un autre pour prélever le sang de jeunes garçons sous le regard interloqué des filles.

Ingénieur informatique, il est originaire d’un village du nord de la Chine. Les autorités lui ont dit que, s’il ne le faisait pas, il serait inscrit, lui et sa famille, sur une liste noire, ce qui aurait pour effet de les priver de certains droits, comme celui de voyager ou de se faire soigner à l’hôpital.

Elucider les enquêtes criminelles

Si les autorités chinoises procèdent à ces collectes d’échantillons d’ADN sur la partie masculine de la population, c’est pour une raison toute simple : les hommes commettent davantage de crimes et délits, à en croire les statistiques.

De fait, cette campagne aurait été lancée après une série d’actes criminels commis en Mongolie-Intérieure, dans le nord de la Chine. La police locale avait mis près de trente ans pour élucider plusieurs affaires de viols et de meurtres perpétrés sur 11 femmes et fillettes (la plus jeune avait seulement 8 ans).

Pour cela, elle avait dû recueillir 230 000 empreintes digitales, passer au crible 100 000 échantillons ADN et promettre une récompense de 200 000 yuans [plus de 25 000 euros] à quiconque fournirait des indices.

Finalement, en 2016, un individu sans aucun rapport avec cette affaire avait été arrêté pour corruption, raconte la presse officielle, mais une analyse de ses gènes par la police avait permis de découvrir des liens avec une personne qui avait laissé son ADN sur le lieu du meurtre d’une de ces jeunes femmes en 2005. Cette personne, du nom de Gao Chengyong, avait fini par passer à des aveux complets et avait été condamné à mort.

Une base de données nationale

Son arrestation avait poussé les médias officiels à réclamer la création d’un fichier national de profils génétiques masculins. La police de la province du Henan a prouvé que c’était faisable en collectant les échantillons de 5,3 millions d’individus, soit environ 10 % de la population masculine de la province entre 2014 et 2016. En novembre 2017, le ministère de la Sécurité publique, qui supervise les services de police, a annoncé le lancement d’un plan de création d’une base de données nationale.

Toujours selon les médias officiels, la Chine disposerait d’ores et déjà de la plus importante banque de matériel génétique, avec 80 millions d’échantillons. Mais jusqu’à présent, les collectes d’ADN étaient souvent ciblées, les autorités limitant leur champ d’action à des délinquants potentiels ou à des groupes considérés comme pouvant porter atteinte à la stabilité de la société, comme des travailleurs migrants dans certains quartiers résidentiels.

La police a également prélevé l’ADN de membres de minorités, notamment les Ouïgours, pour resserrer l’emprise du Parti communiste chinois (PCC) sur elles.

5 à 10 % de la population masculine

Selon Emile Dirks, doctorant en sciences politiques à l’université de Toronto et un des auteurs du rapport de l’institut australien, la réalisation d’un fichier ADN masculin au niveau national est un élargissement de la démarche entreprise précédemment :

On constate que ces modèles sont étendus aux autres régions de Chine avec une énergie jamais vue.”

D’après le rapport publié par l’institut australien, les autorités se sont fixées pour objectif de collecter de 35 à 70 millions d’échantillons d’ADN sur des individus masculins, adultes ou non, soit entre 5 et 10 % de la population masculine chinoise. Il n’est pas nécessaire pour elles d’avoir le profil génétique de tous les hommes, car l’échantillon ADN d’une personne permet de dévoiler l’identité génétique de ses proches de sexe masculin.

Quand le New York Times a contacté le ministère de la Sécurité publique pour lui poser des questions sur ce sujet, la personne contactée a refusé de répondre “sans l’autorisation de sa hiérarchie”.

Des tests génétiques d’origine américaine

Pourtant, il arrive souvent aux pouvoirs publics locaux de publier les résultats de leur campagne de prélèvement d’échantillons. Ainsi, la police du district de Donglan, dans la province du Guangxi, a indiqué avoir recueilli l’ADN de plus de 10 800 individus, soit près de 10 % de la population masculine locale, contre 11 700 échantillons d’ADN pour leurs collègues du district de Yijun, dans la province du Shaanxi, soit un quart de la population masculine.

Pour se faire une idée des ambitions du projet, l’institut australien s’est intéressé au taux de prélèvement de dix districts et préfectures, puis a étudié les appels d’offres de kits de test ADN dans seize autres circonscriptions. Nous avons également passé en revue ces mêmes documents publics, ainsi que quinze autres appels d’offres du même genre réalisés au cours des six derniers mois, qui ne figuraient pas dans le rapport.

Les commandes sont souvent assurées par des sociétés chinoises, mais quelques contrats sont revenus à Thermo Fisher, le fabricant américain de matériel de tests génétiques.

Ce dernier a vendu des kits aux services de police d’au moins neuf districts et grandes villes pour constituer un “système de vérification du clan masculin” (autrement dit, une banque de données de profils masculins), à en croire les appels d’offres qu’a pu consulter Emile Dirks et que nous avons vérifiés également.

Sur cette photo fournie par la police de la ville de Xi’an, on récolte une goutte de sang au bout de doigt du jeune garçon pour alimenter la base de données ADN. Photo Xi’an police via The New York Times Photo Xi’an police via The New York Times.Sur cette photo fournie par la police de la ville de Xi’an, on récolte une goutte de sang au bout de doigt du jeune garçon pour alimenter la base de données ADN. Photo Xi’an police via The New York Times Photo Xi’an police via The New York Times.

L’entreprise a cherché très activement à développer ses activités en Chine. Ainsi, en 2017, une semaine avant le lancement par le ministère de la Sécurité publique du programme de collecte d’ADN, Zhong Chang, un chercheur qui travaille pour Thermo Fisher, indiquait, lors d’une conférence filmée à Pékin, que son entreprise allait être mise à contribution. Sa société avait en effet conçu un kit de tests pour trouver les marqueurs génétiques recherchés spécifiquement par le ministère de la Sécurité publique, une pratique courante dans l’industrie, avait-il expliqué.

Un autre kit avait été fabriqué sur mesure pour recueillir les informations génétiques de membres de groupes ethniques en Chine, notamment les Ouïgours et les Tibétains.

M. Zhong n’a pas souhaité donner suite à notre demande d’interview.

Outils de contrôle social

Selon la société Thermo Fisher, les kits de tests ADN qu’elle produit “répondent aux normes mondiales des tests ADN utilisés en science médico-légale”. La société affirme avoir conscience de “l’importance de prendre en considération la manière dont [ses] produits et services sont utilisés par [ses] clients, ou peuvent l’être”, et ajoute : “Nous sommes fiers d’être partie intégrante des nombreuses bonnes applications de l’identification par ADN, que ce soit en permettant de retrouver la trace de criminels, de mettre fin à la traite des êtres humains ou de libérer des personnes injustement accusées.”

La Chine achète les équipements vendus par Thermo Fisher non seulement pour retrouver la trace de certaines personnes grâce à leur profil génétique, mais aussi pour permettre aux médecins de dépister des maladies mortelles. Ces dispositifs d’analyse d’ADN sont également achetés par de nombreux autres services de police dans le monde.

Mais ceux-ci peuvent aussi devenir des outils majeurs de contrôle de la société soulignent des scientifiques, des spécialistes en éthique médicale et des défenseurs des droits de l’homme. L’an dernier, suite à certaines critiques, l’entreprise américaine a annoncé qu’elle allait cesser de vendre son matériel aux autorités du Xinjiang (dans le nord-ouest de la Chine), où la police collecte l’ADN du groupe minoritaire ouïgour, en grande partie musulman, à des fins de contrôle social.

Bien qu’elle soit toujours en cours de constitution, la base de données est déjà utilisée pour renforcer la surveillance.

Echantillons sanguins combinés à la vidéosurveillance

Dans un document officiel que s’est procuré l’Institut australien de politique stratégique, les dirigeants du district de Guanwen, dans la province du Sichuan, dans le sud-ouest de la Chine, indiquaient en mars dernier leur volonté d’utiliser les échantillons sanguins collectés chez les individus de sexe masculin pour consolider le programme local, dit “Œil de lynx” [Sharp Eyes, utilisant les appareils de télévision et les téléphones portables], un important programme de surveillance qui encourage les ruraux à donner des informations sur leurs voisins.

De son côté, Anke Bioengineering, une société de biotechnologie qui a son siège dans la province orientale de l’Anhui, exploite les fichiers d’ADN masculins pour alimenter le “Réseau céleste d’ADN”, un réseau chinois de surveillance policière qui combine la vidéosurveillance et les mégadonnées (big data), indique Hu Bangjun, le porte-parole de la société.

Résistance inédite

Mais cette campagne nationale de prélèvement d’ADN masculins se heurte à une opposition inhabituelle en Chine. Si les citoyens chinois ont dans l’ensemble accepté sans sourciller l’intrusion du gouvernement central dans leur utilisation d’Internet et d’autres aspects de leur vie privée, la loi chinoise ne contient aucun règlement encadrant le prélèvement d’ADN, et certains responsables craignent qu’une immense base de données renfermant les secrets des gènes et des liens familiaux de leurs administrés ne soit mal perçue par eux.

Lors d’une réunion parlementaire en mars, deux conseillers de la Conférence consultative du peuple chinois ont proposé un encadrement de la pratique par le gouvernement. La représentante de Pékin, Wang Ying, a notamment souligné que le gouvernement devra “au plus vite” protéger les droits des utilisateurs quand l’utilisation de cette technologique aura atteint un certain stade.

Déjà en 2015, le médecin légiste Liu Bing, responsable adjoint du centre médico-légal du ministère de la Sécurité publique, avait mis en garde contre l’instabilité sociale que pouvait entraîner le recours à “des méthodes et mesures inappropriées” de collecte d’échantillons sanguins. En particulier “dans notre société actuelle, où les citoyens ont de plus en plus conscience de leurs droits légaux”.

Discrètes collectes de sang dans les zones rurales

Les pouvoirs publics progressent donc discrètement. Selon Emile Dirks, presque la totalité des prélèvements ont lieu en région rurale, où les gens ne comprennent pas bien les incidences éventuelles d’un tel programme.

À la campagne, les dirigeants sont même souvent fiers de leur travail. Ainsi, ceux de la ville de Dongguan ont posté sur Internet une photo de jeunes garçons faisant la queue dans une école primaire pour se faire prélever du sang par leur professeur. Un autre dirigeant dans la province du Shaanxi a, lui, mis en ligne une photo sur laquelle on voit six élèves de primaire assis autour d’une table en train de regarder un agent de police prélever le sang d’un de leurs camarades.

Sur une autre photo prise au Shaanxi, un garçonnet face à deux policiers pleure de douleur tandis qu’un policier presse le bout de son doigt pour prélever son sang, pendant que l’autre agent, une femme, tente de le calmer.

Difficile de dire si les personnes figurant sur les photos savent vraiment pourquoi elles donnent leur sang : d’après les informations recueillies au cours de notre enquête et les messages postés sur les réseaux sociaux, il semblerait que quiconque refuse de se soumettre à ces prélèvements sanguins s’expose à des sanctions.

Sur cette photo fournie par les autorités municipales de la ville de Shifang, des officiers de police collectent l’ADN d’un adolescent. Photo The Shifang Municipal People’s Government via The New York Times Photo The Shifang Municipal People’s Government via The New York Times.Sur cette photo fournie par les autorités municipales de la ville de Shifang, des officiers de police collectent l’ADN d’un adolescent. Photo The Shifang Municipal People’s Government via The New York Times Photo The Shifang Municipal People’s Government via The New York Times.

Bien que M. Jiang réside et travaille comme ingénieur informatique à Pékin, en février 2019 il a reçu l’ordre de la police de rentrer dans son village natal du Shaanxi pour donner un échantillon d’ADN. Finalement, dit-il, il a fait réaliser à ses frais le prélèvement dans un hôpital de la capitale, qu’il a ensuite envoyé dans sa région natale. La police ne lui a pas dit pourquoi elle avait besoin de son sang, et il ne l’a pas demandé.

Pour lui, la question du respect de la vie privée importe peu : dans la mesure où, en Chine, on est déjà obligé d’avoir toujours une pièce d’identité sur soi et de donner sa vraie identité sur Internet, [les autorités] “possèdent déjà toutes les informations sur nous”, explique-t-il.

Un dangereux pouvoir sans précédent pour les autorités

Mais selon les défenseurs des droits de l’homme, la génétique fournit aux autorités chinoises des pouvoirs sans précédent pour traîner en justice les personnes qui leur déplaisent. La possibilité de s’appuyer sur le fichier ADN rend plus crédibles leurs accusations au regard du public.

Pour le défenseur des droits de l’homme Li Wei, la police locale peut également utiliser les prélèvements ADN pour fabriquer des preuves de toutes pièces. Il sait que la police de Pékin dispose d’un échantillon de son propre ADN, collecté lorsqu’il purgeait une peine de deux ans de prison pour “troubles à l’ordre public”, un chef d’accusation souvent évoqué pour condamner des dissidents.

Deux ans auparavant, la police de Hangzhou avait déjà tenté de prélever un échantillon de son ADN. Il était à l’hôtel et venait juste d’arriver dans sa chambre après s’être enregistré à l’accueil quand des policiers avaient frappé à sa porte. Comme il refusait de les accompagner au commissariat, ceux-ci lui avaient donné des coups de matraque pour le forcer à y aller. Mais quand ils avaient voulu prélever un échantillon de son ADN, il n’avait pas cédé, car il craignait que la police de Hangzhou ne l’utilise contre lui.

Dans certains cas, le sang ou la salive qu’on vous a prélevés à un moment donné peut ensuite être déposé sur la scène d’un crime, explique Li Wei. Vous n’y avez jamais mis les pieds, mais votre ADN s’y trouve pourtant. C’est ce que je crains : être victime d’un coup monté.”

Sui-Lee Wee

Source

The New York Times

NEW YORK http://www.nytimes.com/

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