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Jours tranquilles à Paris
30 juillet 2020

À Portland, Trump applique les recettes autoritaires de Poutine

portland

THE ATLANTIC (WASHINGTON)

Le week-end des 25 et 26 juillet, les manifestations pour la justice sociale ont repris de plus belle dans de nombreuses villes américaines, dont Portland. Pour cette chroniqueuse de The Atlantic, le chaos provoqué par l’intervention d’agents fédéraux dans la plus grande ville de l’Oregon est l’objectif poursuivi par la Maison-Blanche. Et il correspond à une stratégie éprouvée en Russie depuis 2010.

La simple existence de ces scènes paraît relever de la pure folie. À Portland, ville de l’Oregon, dans le nord-ouest des États-Unis, des forces fédérales en tenue de combat – en treillis, sans identification claire, lourdement armées, brandissant des matraques et usant de gaz lacrymogène – patrouillent dans les rues [voir ci-dessous les images diffusées par CNBC].

Ces agents procèdent à des arrestations arbitraires et embarquent des passants dans des monospaces banalisés. Ils n’appartiennent pas aux unités qui ont pour spécialisation la gestion des mouvements sociaux. Non, ils sont issus des services chargés des douanes, des contrôles aux frontières, du contrôle de l’immigration, de la sécurité dans les transports ou encore des garde-côtes.

Ces agents sont habituellement chargés de patrouiller le long des frontières, de fouiller les passagers dans les aéroports et d’expulser les immigrés clandestins. Ce sont précisément les profils à éviter pour mener à bien une tâche délicate telle que le maintien de l’ordre dans le contexte d’un soulèvement politique passionné.

Nul n’est surpris que ces forces fédérales fassent des erreurs élémentaires. Au lieu de coopérer avec les figures de proue des manifestations, elles s’opposent à elles. Au lieu d’encourager la population à rentrer chez elle, elles incitent d’autant plus de monde à descendre dans la rue. Au lieu d’apaiser la situation, elles excèdent la population. Ces agents ont amplifié les violences. Ils ont envenimé les choses.

Aucun sens sur le plan du maintien de l’ordre

Comment expliquer ce choix ? À la Maison-Blanche et au ministère de la Sécurité intérieure, les décideurs qui ont envoyé des agents de contrôle de l’immigration et des garde-côtes à Portland étaient conscients qu’ils allaient ainsi accentuer la colère populaire. Mais si la décision du gouvernement n’a aucun sens sur le plan du maintien de l’ordre, elle trouve sa logique dans une autre tactique de terrain.

Bienvenue dans le monde des mises en scène autoritaires, une stratégie politique qui atteint des sommets de complexité en Russie depuis 2010 et qui fait aujourd’hui ses débuts aux États-Unis. Contrairement à l’autoritarisme du XXe siècle, la campagne d’influence postmoderne que l’on observe au XXIe siècle ne nécessite pas la création d’un État policier en bonne et due forme. Il n’est pas non plus nécessaire d’avoir la mainmise totale sur les informations ou de se livrer à de grandes vagues d’arrestations. Au contraire, cette campagne peut être mise en œuvre en s’appuyant sur quelques organes de presse et quelques arrestations ciblées.

Si ces tactiques ne sont pas “totalitaires”, elles ne sont pas pour autant légales, acceptables ou normales. J’insiste : à Portland, des citoyens voient leurs droits bafoués. Des personnes ont été enlevées dans la rue et jetées dans des monospaces banalisés. Des précédents historiques régissant les liens des États avec les autorités fédérales ont été renversés. Des procédures judiciaires sont d’ores et déjà en cours [lundi 27 juillet, des manifestants ont notamment attaqué en justice le gouvernement Trump pour son action à Portland].

L’objectif n’est pas de faire la paix

Mais même si les tribunaux finissent par ordonner le départ de ces agents en treillis, le président qui les a envoyés sur place risque de ne pas s’en soucier. Car l’objectif n’est pas de faire la paix à Portland. L’objectif est de faire passer un message.

Les Américains devraient reconnaître cette tactique, car elle n’est pas inédite. Lorsque le gouvernement de Trump a cruellement ordonné la séparation d’enfants et de leurs parents à la frontière avec le Mexique, il montrait notamment au grand public à quel point le président déteste les immigrés originaires du Mexique et du Honduras. Les attaques contre les manifestants de Portland répondent à la même logique : la mise en scène vise à révéler toute la détestation de Trump à l’égard des Américains “de gauche”, des Américains “urbains”, des Américains “démocrates”. En d’autres termes, le chaos qui règne à Portland n’est pas fortuit. Le chaos est instauré à dessein.

“Zone de guerre” et “vermine”

Le chaos est aussi une tactique et il va désormais être mis à contribution. Il donnera lieu à des photos, des vidéos, des montages et d’autres outils pour les sympathisants de Trump dans la presse. Ces images seront reprises à terme dans les spots publicitaires de la campagne électorale. Sur Fox News, l’éditorialiste Sean Hannity ne s’est pas privé d’assimiler Portland à une “zone de guerre”. Son collègue Tucker Carlson a évoqué la “vermine” qui permet aux démocrates progressistes de rester au pouvoir. Joe Biden va maintenant être intégré à ce scénario : les conseillers de Trump ont déclaré aux journalistes que si l’ancien vice-président l’emportait en novembre, il “laisserait les fascistes de gauche détruire l’Amérique”.

Manifestants, vermine, chaos, fascistes, gauchistes, démocrates, Biden – tous ces termes et personnes s’inscrivent dans une seule et même stratégie. Le gouvernement de Trump montrera à la population des images de ses agents en train de restaurer l’ordre avec fermeté. Le discours de la Maison-Blanche séduira le pan de la population qui ne dénonce rien tant que l’insécurité.

Impression de déjà-vu

Ceux qui étudient les dictatures modernes ont une étrange impression de déjà-vu. Vladimir Poutine, le président russe, que Trump admire, s’appuie notamment sur les mises en scène autoritaires pour rester au pouvoir. En 2014, pendant une crise politique en Ukraine, il a imaginé un complexe scénario médiatique qui assimilait les manifestants ukrainiens prodémocratie aux fascistes des années 1940.

La télévision publique russe a diffusé des violences en boucle – des scènes que Poutine lui-même avait incitées, d’abord en encourageant l’ancien président ukrainien à tirer sur la foule, puis en envahissant le pays. Il a envoyé en Crimée puis dans l’est de l’Ukraine des soldats en uniformes banalisés (les célèbres “petits hommes verts”) afin de “dominer” la situation, pour reprendre le terme employé par Trump au sujet de Portland. C’est en tout cas l’image qu’il veut donner à la télévision.

Les médias russes sont allés encore plus loin et ont ajouté des éléments fallacieux à une tragédie bien réelle, par exemple avec l’invention d’une histoire à dormir debout selon laquelle des forces ukrainiennes avaient crucifié un enfant. Faut-il supposer que Trump prévoit de continuer sur cette voie ?

Image ukrainienne

À la fin juillet, la page officielle de Trump sur Facebook a publié un spot publicitaire qui prétendait montrer de nouvelles scènes de violences urbaines. Le slogan oppose l’ordre public au chaos et à la violence, et le spot met en parallèle un portrait de Trump soucieux et une image où des manifestants agressent un policier. Mais cette photo n’a pas été prise à Portland. Téléchargée sur Internet, elle a été prise… en Ukraine. En 2014. Dans le spot, créé par le groupe appelé Chrétiens évangéliques pour Trump, l’insigne sur l’épaule du policier comporte la croix orthodoxe ukrainienne.

On voit bien l’attrait de cette méthode. Si la justice devient trop encombrante ou si des maires empêchent la police aux frontières de faire la loi dans les villes américaines, les équipes de la campagne électorale de Trump auront la solution : nul besoin d’utiliser des photos ou des vidéos provenant des États-Unis. Il suffit de puiser des images directement dans l’arsenal du Kremlin et d’imiter ses méthodes.

Anne Applebaum

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