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Jours tranquilles à Paris
4 août 2020

Les couleurs du sexe : triste chair

Par Maïa Mazaurette - Le Monde

Gris, blanc, rouge… Cet été, la chroniqueuse et illustratrice de « La Matinale » Maïa Mazaurette sort chaque dimanche son nuancier pour raconter la sexualité et prodiguer ses conseils. Aujourd’hui, la « couleur peau », si monochrome.

LE SEXE SELON MAÏA

Anatomiquement, la chair désigne la partie molle d’un être vivant, sa « viande », qui s’opposerait à l’âme. Elle se trouve sous la peau. Pourtant, quand on parle de « couleur chair », c’est en fait la « couleur peau » qui est sous-entendue. Simple métonymie, qui confondrait le contenant et le contenu ? La question littéraire va devoir céder place à une question plus douloureuse, et plus urgente : en 2020, la peau est toujours monochrome…

Je vous invite à en faire l’expérience par vous-même : si vous tapez sur Google Images des mots liés à la sexualité (sexe, missionnaire, levrette, fellation…), vous tomberez sur 50 nuances de crème. A croire que seuls les Blancs et les Blanches font l’amour !

Quand les personnes de couleur sont prises en compte, c’est pour être réduites à des stéréotypes sexuels éculés : la « sauvagerie » des Noirs (au sexe surdimensionné et/ou aux fesses énormes), la soumission des Asiatiques (au petit sexe lisse), le tempérament enflammé des Latinos, l’exotisation de la Beurette ou le frisson de la racaille d’Afrique du Nord… 2020 ressemble furieusement à 1920 ! Et la catégorie « interracial » des sites pornographiques apparaît comme une enclave dépolitisée, imperméable aux revendications antiracistes, baignée de clichés hérités du temps des colonies.

Succès de la pornographie « ethnique »

La question politique ne peut pourtant pas être évacuée : en France, si les deux recherches les plus populaires de l’année 2019 sur la plate-forme Pornhub étaient « française » et « French », il faut se rappeler que la catégorie « arab » est deux fois plus populaire qu’ailleurs dans le monde. Les logiques migratoires ne traînent jamais bien loin des logiques fantasmatiques.

Le succès de la pornographie « ethnique » se traduit également quantitativement : toujours sur Pornhub, les fantasmes liés à la couleur de peau ou à la nationalité des personnages occupent 18 catégories sur 100. Ce qui correspond à une production considérable.

Cette vigueur du porno raciste (appelons un chat un chat) s’appuie sur un système tout aussi raciste : le site féministe Jezebel a enquêté en juin sur les répercussions du mouvement Black Lives Matter dans la porn Valley, et, sans surprise, les performeurs et performeuses de couleur sont victimes d’une double discrimination. Tout d’abord, ces acteurs et actrices trouvent moins de travail. En 2013, le journaliste Jon Millward (spécialiste en analyse de données) a dressé un tableau statistique basé sur la carrière de 10 000 hardeuses américaines, dont il ressortait que 70 % d’entre elles étaient blanches, et 33 % étaient même spécifiquement blondes (contre 5 % des Américaines dans la vraie vie). Les autres couleurs de peau étaient réparties ainsi : 14 % de Noires, 10 % de Latinos, 5 % d’Asiatiques.

Par ailleurs, le travail des personnes non blanches est moins bien payé (entre – 25 et – 50 %). Pour donner un exemple particulièrement révélateur, une hardeuse blanche peut monnayer jusqu’à dix fois le tarif habituel d’une scène sexuelle lorsqu’il s’agit de son premier rapport « interracial ». Pourquoi ? Parce que l’industrie considère que, pour une Blanche, coucher avec un Noir constitue une pratique extrême qui compromet sa « pureté » (sic). D’ailleurs, selon les données recueillies par Jon Millward, 53 % des femmes seulement acceptent de tourner ce genre de séquences… ce qui en dit long sur la stigmatisation qui y reste attachée. Inutile de préciser que pour coucher avec un Noir, ou avec un Blanc, une performeuse noire ne touchera pas un centime de plus.

Cette inégalité de traitement des personnes réelles se traduit logiquement par une inégalité de traitement des personnages fictifs. Ainsi, selon une étude fondée sur l’analyse de 1 741 scènes pornographiques (Gender Issues, avril 2020), « les actrices noires sont plus souvent représentées comme victimes d’agressions que les actrices blanches. Les acteurs noirs sont plus souvent représentés comme les coupables de ces agressions, et en comparaison avec les acteurs blancs, ils ont beaucoup moins d’intimité avec leurs partenaires. » Une autre étude (Archives of Sexual Behavior, avril 2019) trouve pour sa part que ce sont les performeuses latinos et asiatiques qui sont les plus stigmatisées à l’écran.

Du côté des sextoys, la question de la « couleur chair » est un peu moins présente : non seulement il serait trop compliqué de proposer chaque teinte disponible (d’autant que le gland ou les petites lèvres n’ont pas forcément la même couleur que la hampe du pénis ou la vulve, sans parler des veines et autres dégradés), mais les godemichés et vaginettes ultraréalistes sont moins populaires que jusqu’au milieu des années 1990. Et pour cause : les concepteurs considèrent que la « couleur chair » rebute les femmes (comme chacun sait, les choses trop explicites nous font nous évanouir comme des ladies de l’ère victorienne).

Marketing

Ce désamour pour les carnations humaines repose aussi sur un positionnement marketing : plus le sextoy se démarque de l’anatomie, moins il est identifiable comme un ersatz ou un pis-aller, et plus on s’éloigne d’un imaginaire réservant les jouets sexuels aux désespérés et autres exclus du marché sexuel.

De toute façon, la moitié des sextoys sont achetés par des couples : pas besoin de rajouter quelque chose qui ressemble à un être humain, quand on a déjà un être humain sous la main – au risque, en plus, de créer une forme de concurrence ! Mieux vaut prendre au contraire le contre-pied de cette tendance, en jouant la carte de l’objet technologique décoratif, décomplexant et ludique, à surface pastel ou pop, unie ou multicolore, fluorescente, phosphorescente, couverte de paillettes et de strass… A côté, la peau humaine semble un peu terne !

Cela dit, les sextoys ultraréalistes existent toujours – parcourus par les clichés et tensions politiques qui irriguent le reste de la société. Ainsi la grande plate-forme Lovehoney, au Royaume-Uni, nous accueille-t-elle dans sa section « godemichés » avec une bannière inclusive : un pénis blanc, un pénis marron et un pénis rose fluo. Impeccable ? Pas vraiment : le pénis marron est beaucoup plus grand que les deux autres (les questions de taille restent l’objet de vastes débats)… Par ailleurs, la parité n’est pas respectée : 117 godemichés sont estampillés « peau rose », contre seulement 32 pour la « peau marron ».

Que conclure de ces disparités ? Que de Google aux sextoys en passant par la pornographie ou même les crèmes de blanchiment des organes génitaux (évoqués dans le premier épisode de cette série d’été), non seulement la blancheur est considérée comme la norme, mais aussi comme la couleur la plus désirable. Pour redonner au nuancier sexuel toute son amplitude, il y a clairement du boulot.

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