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Jours tranquilles à Paris
8 août 2020

Reportage - Emmanuel Macron à la foule libanaise : « Je comprends votre colère »

macron beyrouth

Par Allan Kaval, Beyrouth, envoyé spécial - Le Monde

En visite à Beyrouth dévastée par l’explosion qui s’est produite mardi dans le port, le président a appelé à un « nouveau pacte politique » avec le Liban en dénonçant vigoureusement la corruption.

D’abord, les ruines. Elles fument encore. D’un côté, la mer et ce qui reste du port de Beyrouth, de l’autre, des gratte-ciel aux façades arrachées. Emmanuel Macron et le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, marchent les pieds dans la poussière et les gravats, à l’épicentre du désastre, parmi la petite foule mouvante, trottant et trébuchant, des conseillers, des responsables et des personnels de sécurité libanais et des journalistes.

Au bout d’un sentier déblayé parmi les décombres des entrepôts se dresse la silhouette tronquée, éventrée du silo à grains qui a absorbé en tout premier le choc de l’explosion. Il est bientôt 13 heures à Beyrouth jeudi 6 août et, dans ce paysage cerné d’épaves échouées, retournées, pleines d’une mer salie, dans l’odeur encore flottante de la catastrophe, la séquence du déplacement présidentiel commence. C’est un premier chapitre consacré au silence des décombres et à ceux qui les labourent encore. On présente au président français le gouverneur de Beyrouth, Marwan Abboud. « Merci de nous accueillir, on est là. »

Le chef du détachement de pompiers de Marseille, dépêché la veille, est flanqué de son collègue libanais, qui supervise les opérations. Il estime qu’il y a encore « bon espoir » de retrouver des survivants, bloqués dans les décombres, « enterrés dans une salle de contrôle » à 500 mètres de là.

« Qu’il les fasse bouger »

Dans la chaleur, l’humidité, la poussière du port dévasté, ce qu’évoque le sort de ces hommes a quelque chose à voir avec un sentiment d’épouvante. La cohorte présidentielle se dirige vers l’immense cratère rempli d’eau de mer creusé par l’explosion du hangar 12, là où une cargaison de nitrate d’ammonium a ouvert, le 4 août, une nouvelle brèche cauchemardesque dans l’histoire du Liban.

De jeunes personnels de la Croix-Rouge libanaise attendent leur tour. Il y a une heure tout juste, à peu près au moment où le Falcone présidentiel en provenance d’Hyères (Var), à l’autre bout de la Méditerranée, se posait sur la piste de l’aéroport de Beyrouth, ils ont trouvé, disent-ils, dans le fatras de métal, de béton et de plastique brûlé, une jambe détachée d’un disparu qui doit maintenant pourrir quelque part. Ils n’ont pas plus de la trentaine. L’un d’entre eux, qui tourne le dos au paysage dévasté de la ville, montre une vidéo sur son téléphone portable. On y voit un corps humain désarticulé que ses compagnons en uniforme rouge blanc arrachent au chaos des décombres.

« Cette année, on a vécu la révolution, la crise économique, la crise politique, le coronavirus… Après cette explosion, cette horreur, on ne peut qu’espérer un nouveau départ », résume un des sauveteurs. Qu’attendre de la visite du président Macron ? Qu’espérer de ses échanges prévus plus tard avec les responsables du pays contre lesquels, après le choc, la colère se réveille ? « Qu’il les fasse bouger. Après ça, ils n’ont plus le choix… »

La catastrophe donne un nouvel écho à la contestation massive, un temps étouffé par la pandémie de Covid-19, qui vise depuis des mois la classe politique libanaise traditionnelle. Installée, pour les intérêts propres de ses oligarques, dans le système de cartel qui régit le Liban depuis la fin de la guerre civile. On lui prête tous les maux du pays. Et des années durant, de conférences de donateurs en sommets diplomatiques, ses représentants se sont montrés incapables de mener à bien les réformes qui conditionnent pourtant les bonnes volontés internationales. Emmanuel Macron l’a clairement exprimé lors de sa conférence de presse à Beyrouth, jeudi soir.

« Responsabilité historique »

Fin juillet, une visite de trente-six heures de M. Le Drian à Beyrouth avait été marquée par des signes de fermeté, voire d’impatience, envoyés par Paris aux autorités d’un pays déjà au bord du gouffre, ruiné par une crise financière galopante. C’était il y a seulement deux semaines. Beyrouth n’avait pas encore été défigurée par une explosion qu’une large partie de la population impute à la corruption, à la négligence et à l’incompétence systémique qui ruissellent depuis les hautes sphères de l’élite politique jusqu’au niveau le plus bas du pouvoir. L’explosion du port de Beyrouth, un Tchernobyl libanais plutôt que le nouveau Hiroshima décrit peu après le sinistre par le gouverneur de Beyrouth, a précipité l’histoire. Et l’évolution de la position de Paris devait en tenir compte.

La ligne de crête entre solidarité avec le Liban au nom d’une histoire partagée et fermeté amicale envers ses dirigeants a-t-elle disparu dans les décombres ? Il s’agit désormais de promouvoir un « nouveau pacte politique », comme M. Macron l’a proclamé à la foule. Mais avec qui ? Avec les dirigeants en place, dont le président français, dès son arrivée, a évoqué « la responsabilité historique » ? Ou avec ces Libanais qui veulent les voir « dégager » ? Dans le programme de sa journée, le chef de l’Etat français a, de fait, donné la priorité aux seconds. Après les ruines s’est ouvert, dans la cohue, un autre acte, aux échos savamment maîtrisés. Celui de la rue. De la foule. Et de la colère.

Au sortir du port, à Gemmayzé, qui était il y a si peu un lieu de vie et de fête, cosmopolite et flambeur, et dont les façades, parallèles au littoral, ont été soufflées par l’explosion, Emmanuel Macron a voulu un bain de foule. Passé les vitrines brisées d’une boulangerie, son cortège de gros véhicules noirs était d’abord entré sous les invectives. Des résidents le croyaient accompagné de son homologue libanais, Michel Aoun. « Aoun, terroriste », « Le peuple veut la fin du régime », entendait-on dans un rassemblement de quelques centaines de personnes se pressant sous les murs éborgnés des immeubles Art déco et des maisons traditionnelles beyrouthines, défigurées non plus comme autrefois par la guerre civile, mais par l’incurie publique. Puis, entouré d’un cordon malmené de militaires libanais en sueur, le président français a mis en scène son dialogue avec les Libanais.

Equilibres politiques viciés

Sur le seuil de la pharmacie Vitale, dévastée, il a voulu parler aux Beyrouthins qui jouaient des coudes dans la chaleur et les cris : « Je comprends votre colère. Je ne suis pas là pour cautionner le régime. » Le terme était lâché, en bras de chemise, dans la mêlée. « Je suis là pour vous aider en tant que peuple. (…) Je vous garantis que cette aide, elle n’ira pas dans les mains de la corruption. » On entendait, dans la foule : « Ne donnez rien, ce sont des voleurs. Ne nous tuez pas une deuxième fois ! » Puis, le long de la rue livrée à la cohue, le président français déclare : « Je suis là aujourd’hui pour proposer un nouveau pacte politique. S’ils ne savent pas le tenir, je prendrai mes responsabilités. »

On crie çà et là : « Vive la France ! ». Et, en écho : « Non ! Vive le Liban ! » Le président donne l’accolade à un jeune Franco-Libanais, qui brandissait sur son passage sa carte consulaire en hurlant : « C’est tout ce qui me reste. » Les histoires mêlées du Liban et de la France s’entrechoquent dans ce morceau de Beyrouth, à la fois emblématique, ravagé et minoritaire. Un petit groupe réclame la libération de Georges Ibrahim Abdallah, membre de la Fraction armée révolutionnaire libanaise, emprisonné depuis bientôt trente-sept ans en France pour complicité d’assassinat de deux diplomates français à Paris, en 1982. Une voix isolée crie : « Vive le mandat français ! » en anglais. En référence à la période de l’entre-deux-guerres où la France exerçait son autorité sur le Levant, au nom de la Société des nations.

Le tumulte du quartier Gemmayzé n’était pas inattendu pour les équipes présidentielles. Il était même bienvenu. « Au Liban, tout se sait très vite ! » On dit croire, autour du président français, que ces scènes, certes puissantes, dans l’objectif des caméras et à travers la centrifugeuse des réseaux sociaux, lui « donneront la force nécessaire » face aux dirigeants du pays qu’il a retrouvé ensuite.

Michel Aoun, président de la République, Hassan Diab, premier ministre, et Nabih Berri, président du parlement, figures assimilées aux équilibres politiques viciés du pays, l’attendent. Invisibles, ils ont depuis longtemps abandonné les foules. Où qu’ils se trouvaient alors, le spectacle de la rue de Gemmayzé n’a pas pu leur échapper. Plus tard, ce sera le tour des autres caciques des factions confessionnelles qui sont convoquées à la résidence des ambassadeurs de France, la « Résidence des pins », édifice où, en 1920, le Grand Liban a été proclamé par le général Gouraud, haut-commissaire de France au Levant. Le tout puissant Hezbollah, prolongement indéfectible des intérêts iraniens dans la région en était. Des représentants de la société civile, le noyau d’une opposition issue de la rue, en cours de consolidation, avec des représentants syndicaux, de forces politiques et d’ONG influentes ainsi que des médecins en blouses blanches leur ont emboîté le pas.

« Une corruption organisée »

Ses invités partis, dans le crépuscule de Beyrouth, il a parlé de l’avenir. Lors de sa conférence de presse, Emmanuel Macron a rappelé la souveraineté libanaise sans pour autant épargner ces hommes du système qu’il n’a pas ménagé. Il a rendu hommage à la colère de la rue et dénoncé un « confessionnalisme (…) capturé, un système qui a été lui aussi capturé par une corruption organisée ».

Et puis Il a fallu aussi invoquer l’aide internationale sans faire planer le spectre des effets de rente, des promesses de corruption qui ne manque pas de surgir avec elle, sur les champs de ruines et leurs potentats, une fois passé le temps de l’urgence. La conférence de soutien au Liban évoquée par Emmanuel Macron devrait ainsi mettre en place avec les Nations unies et la Banque mondiale en aval des financements étrangers, une « gouvernance claire et transparente pour que l’ensemble de cette aide (…) soit directement acheminée aux populations, aux ONG, aux équipes sur le terrain qui en ont besoin, sans qu’aucune opacité, aucun détournement ne soit possible ».

Sur l’horizon invoqué par Emmanuel Macron, il y a comme un espace vide, entre les instances internationales pourvoyeuses d’aide, de promesses de relèvement, et cette société civile aux contours indistincts, travaillée par des rêves de changement. C’est la place qu’occupe aujourd’hui un Etat confisqué, aux dysfonctionnements meurtriers. Comment y construire « l’ordre politique nouveau » souhaité par le président français ? Emmanuel Macron a précisé que ce n’était pas à la France et pas à un président français d’écrire l’histoire des Libanais. Il reviendra faire un « point d’étape », le 1er septembre, jour du centenaire du Grand Liban, créé par la France. Des journalistes libanais ont applaudi à plusieurs reprises. Et quand le président français est parti la nuit était tombée comme un rideau sur Beyrouth.

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