Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
11 août 2020

TikTok aux Etats-Unis : Pékin répond du tac au tac

Par Philippe Coste - Libération

Le président américain Donald Trump et le président chinois Xi Jinping lors d'une entrevue au G20 d'Osaka, au Japon, le 29 juin 2019. (Photo Susan Walsh. AP)

L’ultimatum lancé par Donald Trump à la firme chinoise a provoqué la colère du régime communiste. Coup de menton électoraliste ou prémices d’une nouvelle guerre froide, la bataille témoigne du jeu d’influences à l’ère numérique.

Jusqu’à présent, ils s’épuisaient innocemment en danses idiotes devant leurs téléphones. Mais des millions d’ados américains adeptes de TikTok, un réseau social de vidéos fort de près de 100 millions d’utilisateurs aux Etats-Unis, ont découvert le 6 août, par l’annonce de la Maison Blanche, qu’ils étaient les agents involontaires du péril rouge et des ambitions hégémoniques de Pékin. Au nom de la sécurité nationale et de la protection des données des citoyens américains, Donald Trump a ordonné par décret l’interdiction de TikTok (version pour le marché non chinois de l’appli Douyin) dans quarante-cinq jours si cette application, filiale du géant technologique chinois ByteDance, ne trouve pas un acquéreur américain dans ce délai.

Vengeance puérile

Le coup de force touche d’autres victimes : les 19 millions d’utilisateurs américains de la messagerie WeChat, une application qui compte 1,2 milliard d’utilisateurs, pour la plupart en Chine, et appartient au groupe Tencent, sis à Shenzhen et considéré comme dévoué au gouvernement chinois.

Pékin n’a pas tardé à répondre, en accusant la Maison Blanche d’imposer un «rideau de fer» dans les relations internationales. L’affaire, reflet des tensions croissantes avec la Chine, prend une envergure géostratégique sérieuse. «Elle annonce une version technologique de la guerre froide et un probable morcellement d’Internet», conclut Ian Bremmer, patron de la firme en analyse de risque Eurasia Group. Au-delà d’une esbroufe préélectorale, l’offensive s’inscrirait dans une stratégie baptisée «Clean Networks» («réseaux propres»), présentée le 5 août par le secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, visant à protéger les données des «intrusions du Parti communiste chinois». Une version américaine de la «cybersouveraineté» prônée par des régimes autoritaires, comme la Russie, la Turquie et, ironie, la Chine, qui interdit Facebook, Twitter et Google sur son territoire.

«C’est une politique d’hostilité à courte vue, qui abîme l’image des Etats-Unis et la collaboration indispensable à la technologie, déplore Ari Lightman, professeur en médias numériques à l’université Carnegie Mellon de Pittsburgh. Je travaille tous les jours avec des étudiants et confrères chinois, et je peux vous assurer que les avantages d’une philosophie d’ouverture l’emportent largement sur les risques.»

Trump est si évasif sur ces dangers que son offensive a pu d’abord être interprétée comme une puérile vengeance : le 20 juin, des dizaines de milliers d’ados de TikTok avaient saboté son meeting électoral de Tulsa, en Oklahoma, en prenant des fausses réservations sur le site de la campagne. Autre affront : la comique Sarah Cooper fait un tabac sur le réseau avec ses parodies des interviews du Président. Néanmoins, les comptes favorables à Trump sont aussi nombreux sur TikTok que sur les autres réseaux sociaux.

Assaut de vertus

Cette canonnade nationaliste et antichinoise pourrait faire le bonheur de ses partisans les plus enthousiastes. Mais un sondage de Morning Consult rappelle qu’une interdiction pure et simple de TikTok lui vaudrait la colère d’une majorité de jeunes électeurs. La logique voudrait que la Maison Blanche privilégie l’alternative : le rachat des activités américaines du réseau social par Microsoft, qui mène déjà des négociations avec ByteDance. Le géant du logiciel raflerait en même temps et à bas prix le réseau au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande, et serait bien placé pour relancer l’application en Inde, où elle a été interdite en raison des tensions frontalières avec la Chine. Twitter, lui aussi, a contacté ByteDance pour explorer une possible fusion de leurs réseaux sociaux aux Etats-Unis.

Pas si simple pourtant. Trump multiplie les provocations, en exigeant, à première vue sérieusement, que le gouvernement perçoive… une commission sur la vente à Microsoft. TikTok America, pour sa part, assigne l’Etat fédéral en justice, arguant de l’inconstitutionnalité de l’interdiction, fondée à ses yeux «sur de simples conjectures». La Maison Blanche a d’abord prétexté le possible contrôle politique de Pékin sur TikTok America qui, il est vrai, avait bloqué en 2019 des vidéos dénonçant les violations des droits humains en Chine, avant de les rétablir. Le gouvernement s’insurge aujourd’hui contre l’usage malveillant des données des utilisateurs américains. Le Pentagone proscrit certes l’application sur les téléphones de ses troupes, mais l’entreprise, basée en Californie, fait assaut de vertus. Son patron est un Américain venu de Disney, ses serveurs sont en Virginie, et leurs «back-up» ont été déménagés de Hongkong à Singapour pour dissiper les soupçons d’une emprise de Pékin.

Le cas de WeChat, l’autre cible de Trump, est plus problématique. Cette plateforme omniprésente en Chine, qui inclut le téléphone gratuit, les messages et une plateforme de paiement, est aussi un notoire instrument de contrôle social des citoyens chinois et de leurs contacts à l’étranger. Aux Etats-Unis, elle constitue le seul lien entre 19 millions de membres de la diaspora chinoise et leurs familles restées au pays, en raison de l’interdiction de la plupart des réseaux occidentaux par Pékin. Lui trouver un acquéreur américain relève de l’exploit. Quant à Tencent, la maison mère, elle devrait, sauf indication contraire, se séparer de ses investissements aux Etats-Unis, ses 5 % du capital de Tesla, acquis à l’époque pour 1,8 milliard de dollars, ses participations dans les réseaux Reddit et Snap, et sa filiale Riot Games dans les jeux vidéo.

«Grande muraille»

Ce casse-tête illustre les conséquences de la nouvelle politique de «réseaux propres» vantée par Trump. Cette dernière imposerait, après l’interdiction de vente de matériel à des constructeurs comme Huawei et ZTE, la prohibition des «opérateurs douteux sur Internet», de l’accès aux logiciels, du stockage de données américaines en Chine, le tout assorti d’une surveillance renforcée des câbles sous-marins…

Néanmoins, les Etats-Unis, fondés sur la fluidité du business et les recours en justice, n’auraient, selon des experts, pas les moyens légaux d’appliquer ces mesures sans enfreindre leurs propres libertés constitutionnelles, ni de bâtir l’équivalent d’une «grande muraille de Chine» contre la technologie étrangère. Reste un tambour de guerre high-tech que l’administration Trump ne se privera pas de marteler jusqu’en novembre. Quelles qu’en soient les conséquences.

Publicité
Commentaires
Publicité