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Jours tranquilles à Paris
19 août 2020

Décryptages - D’une forêt de Bavière aux romans de Dan Brown : comment les Illuminati ont conquis la culture populaire

Par Elisa Thévenet - Le Monde

Ephémère fraternité universitaire fondée en 1776, l’ordre des Illuminati est devenu le trait d’union entre la Révolution française et Prodigy, antisémites et ufologues.

Le 7 mai 2017, Emmanuel Macron traverse la place du Carrousel, à Paris. Celui qui vient de remporter l’élection présidentielle a choisi la pyramide du Louvre comme décor pour son premier discours aux Français. Pour la sphère complotiste, le nouveau chef de l’Etat adopte, ce soir-là, l’emblème des Illuminati. Cette société secrète fantasmée, devenue l’une des théories du complot les plus répandues, est associée par le grand public à l’œil de la Providence, un symbole chrétien représentant un œil dans un triangle.

Depuis, les Illuminati ont envahi les salles de classe tout autant que les dîners de famille. Fin 2018, 27 % des personnes interrogées par l’institut IFOP dans le cadre d’une enquête de la Fondation Jean-Jaurès et de Conspiracy Watch adhéraient ou souscrivaient à l’affirmation : « Les Illuminati sont une organisation secrète qui cherche à manipuler la population. » « Ils sont devenus l’élément d’un folklore international, une figure mythologique contemporaine. Ils incarnent le principe du mal », résume le politiste Rudy Reichstadt, fondateur du site Conspiracy Watch.

« Les Illuminati ont créé le modèle, le gabarit de toutes les théories du complot » contemporaines, confirme l’écrivaine britannique Lindsay Porter, autrice d’un ouvrage historique sur le sujet (Who Are The Illuminati, Ed. Collins & Brown, 2005, non traduit).

Un imaginaire tentaculaire

Evoquer les Illuminati, c’est éveiller un imaginaire tentaculaire : celui d’un projet de domination planétaire prétendument ourdi par des puissances de l’ombre. Si le mythe des Illuminati s’enracine dans les projets subversifs de l’éphémère ordre des Illuminés de Bavière – une fraternité rationaliste de la fin du XVIIIe siècle –, la légende a progressivement conquis la culture collective.

Le 1er mai 1776, une fraternité universitaire aux ambitions humanistes est fondée dans la forêt d’Ingolstadt : le futur ordre des Illuminés de Bavière. A sa tête, Adam Weishaupt, un professeur de droit canonique, obsédé par Voltaire et Rousseau, et dont les aspirations sont taxées d’hérésie par le duché de Bavière. Après avoir étudié l’ordre rival des francs-maçons, Weishaupt décide de créer sa société secrète pour « propager l’esprit humaniste et social ». Un temps nommés les Perfectibilistes, ses membres envisagent de se baptiser la Société des Abeilles avant de sceller leur trajectoire en optant pour les « Illuminaten ».

Les Illuminés comptent progressivement 2 500 membres en Europe. Parmi eux, l’écrivain allemand Johann Wolfgang von Goethe. Mais un édit du comte palatin Charles-Théodore interdisant en 1784 les sociétés secrètes interrompt prématurément leur existence. L’ordre survivra pourtant à sa dissolution, dans les colonnes des journaux qui fantasment ce cercle disparu.

Après l’exécution de Louis XVI, en 1793, alors que les monarchies européennes assistent, impuissantes, à la Révolution française, les Illuminés font figure de parfaits coupables. En 1797, l’abbé Augustin Barruel les accuse, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, d’avoir fomenté la révolte du peuple français et d’essaimer la pensée « anarchiste » et athée des Lumières.

Une thèse fantasque que l’on retrouve aussi sous la plume du physicien écossais John Robison dans Proofs of a Conspiracy Against All the Religions and Governments of Europe, Carried on in the Secret Meetings of Freemasons, Illuminati and Reading Societies (1797, non traduit). Best-seller outre-Atlantique, il contribue à enraciner un réflexe paranoïaque et une certaine fascination pour les sociétés secrètes dans l’histoire et l’imaginaire des Etats-Unis.

Le fantôme de l’ordre bavarois se drape, un siècle plus tard, d’un halo satanique avec le journaliste français Léo Taxil. Exploitant l’intérêt grandissant des Européens pour l’occultisme, ce grand mystificateur du XIXe siècle invente, pendant plus de dix ans, une myriade de témoignages liant le diable, les francs-maçons et les Illuminati.

Iconographie démoniaque

La revue de Léo Taxil, Le Diable au XIXe siècle (1892-1894), vendue à des dizaines de milliers d’exemplaires, imagine les séances de spiritisme, invoquant Voltaire et Satan, auxquelles s’adonnent les membres de ces sociétés secrètes. En 1897, le journaliste dévoile sa supercherie par des aveux publics. Trop tard : l’iconographie démoniaque s’est enracinée dans le mythe.

PENDANT L’ENTRE-DEUX-GUERRES, L’ESSAYISTE BRITANNIQUE NESTA WEBSTER LIE LES ILLUMINATI AUX « PROTOCOLES DES SAGES DE SION », UN CÉLÈBRE FAUX ANTISÉMITE DU XIXE SIÈCLE

Pendant l’entre-deux-guerres, alors que l’antisémitisme se répand en Europe, les Illuminati réapparaissent sous la plume de Nesta Webster. Connue pour ses sympathies fascistes, l’essayiste britannique se passionne pour l’œuvre de l’abbé Augustin Barruel. En s’appuyant sur la lettre qu’un capitaine de l’armée piémontaise, Jean-Baptiste Simonini, lui aurait envoyée en 1806 (l’authenticité du courrier est sujette à caution), elle établit un lien entre les Illuminati et les juifs, qu’elle tient pour responsables de la Révolution française, de la première guerre mondiale et des révolutions bolcheviques.

Dans The French Revolution : a Study in Democracy (1919, non traduit), Nesta Webster lie ainsi les Illuminati aux Protocoles des sages de Sion, un célèbre faux antisémite du XIXe siècle. Une thèse qui hante toujours les franges conspirationnistes de l’ultradroite.

Après avoir été instrumentalisé dans les années 1950 par la John Birch Society, un puissant groupe ultraconservateur et anticommuniste, le mythe rencontre le grand public américain dans les années 1960 grâce au concours de deux rédacteurs du magazine Playboy : Robert Anton Wilson et Robert Shea.

Devant la recrudescence des courriers des lecteurs aux relents complotistes et ufologues (la décennie est marquée par l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy et la conquête spatiale), les deux hommes, anarchistes, adeptes du discordianisme – « une religion déguisée en canular » qui prône la désobéissance –, décident, entre deux trips sous LSD, de monter en épingle une histoire de société secrète dans les pages du magazine. L’objectif : amener les lecteurs à prendre conscience de leur crédulité.

En 1975, Robert Anton Wilson et Robert Shea prolongent le canular en publiant la trilogie Illuminatus !. Inspirée des romans de Philip K. Dick et Kurt Vonnegut, elle raconte avec ironie la bataille entre les Illuminés de Bavière et les Discordians. Satire postmoderne, la saga démocratise, dans son sillage, l’idée de mégacomplot. « Nous avons accusé tout le monde d’être membre des Illuminati – Nixon, Johnson, William Buckley Jr., nous-mêmes, les envahisseurs martiens, tous les mordus des complots… », s’amusait Robert Anton Wilson. Forts de leur succès, les romans sont adaptés en 1976 au théâtre, à Liverpool puis à Londres. La trilogie a aussi inspiré les séries télévisées X-Files (1993-2018) et Watchmen (2019).

Immixtion dans le hip-hop

En 2019, la société de production Hivemind, qui a produit les séries The Expanse et The Witcher, a annoncé l’adaptation prochaine d’Illuminatus !. « S’il existe une série pensée pour la télévision du XXIe siècle, c’est Illuminatus, confirme Hunter Gorinson, chargé des contenus de Hivemind. Elle explore et se complaît dans les profondeurs les plus captivantes de l’imaginaire conspirationniste américain, mais elle nous donne aussi les outils et connaissances pour l’appréhender. »

Dans les années 1990, les Illuminati se sont aussi immiscés dans le hip-hop, avec le rappeur new-yorkais Prodigy, membre du duo Mobb Deep, mort en 2017. A l’époque, les thèses ésotériques des Five-Percenters, une branche dissidente du mouvement politique et religieux Nation of Islam – qui défend un nationalisme noir –, imprègnent Harlem, le Bronx et le Queens.

LA « SOCIÉTÉ SECRÈTE » EST DEVENUE UNE FIGURE, UTILISÉE PAR DE NOMBREUX RAPPEURS, POUR AMORCER EN CREUX UN DIALOGUE SUR LES INÉGALITÉS RACIALES

Sous l’impulsion de Louis Farrakhan, ces militants rejoignent parfois certaines thèses antisémites et les rapprochent des idées complotistes de l’extrême droite américaine. Une combinaison d’influences qui marque profondément Prodigy. A 17 ans, l’artiste découvre les Illuminati en lisant Behold ! a Pale Horse, l’œuvre ufologue du conspirationniste Milton William Cooper (1991, non traduit).

Alors, quand Prodigy rappe, en 1995 : « Illuminati want my mind, soul and my body » (« Les Illuminati veulent mon esprit, mon âme et mon corps ») sur un morceau de LL Cool J, il ouvre la boîte de Pandore. En 1996, Jay-Z sort son premier album, Reasonable Doubt, dans lequel il sample les paroles de Prodigy. En février 2008, ce dernier griffonne, depuis sa cellule de prison – où il purge une peine pour détention illégale d’arme à feu –, une lettre incendiaire dans laquelle il accuse le rappeur d’avoir pactisé avec les Illuminati.

Cette génération de rappeurs reproche notamment aux programmes d’histoire des Etats-Unis de taire la stérilisation forcée de plus de 20 000 Afro-Américains en Californie au début du XXe siècle ou « l’expérience de Tuskegee », qui a vu 200 Noirs américains d’Alabama volontairement privés de traitement contre la syphilis pendant quarante ans, entre 1932 et 1972. La « société secrète » devient alors une figure, utilisée par de nombreux rappeurs depuis, pour amorcer en creux un dialogue sur les inégalités raciales.

Chasse aux pyramides

Des milliers d’internautes dissèquent alors la passion de Jay-Z pour les triangles, dans laquelle ils voient une référence à l’œil de la Providence, symbole associé à tort aux historiques Illuminés de Bavière. L’accusation s’étend progressivement à Beyoncé, Rihanna, Madonna et Katy Perry. Sur YouTube, les vidéos qui décryptent leurs clips pullulent : la chasse aux pyramides est lancée. En 2018, un collectif de religieux sénégalais milite pour interdire la venue de la chanteuse Rihanna à Dakar, à l’occasion d’une conférence sur l’éducation. Le motif invoqué : elle appartiendrait aux Illuminati.

Au XXIe siècle, le mythe mue en mégacomplot : les Illuminati deviennent l’incarnation d’une intentionnalité, certes malveillante, mais qui met en ordre le monde. Avec leurs 200 millions de lecteurs, les thrillers ésotériques de l’Américain Dan Brown, publiés dans les années 2000 et adaptés au cinéma, contribuent à la propagation de cette ambiance conspirationniste. Dans Anges et démons, le romancier fantasme des Illuminati persécutés par le Vatican – et exploite le filon creusé par Umberto Eco avec Le Pendule de Foucault (Grasset, 1988). En France, le duo Giacometti et Ravenne a pris le relais avec Le Règne des Illuminati (Fleuve, 2014).

Le mythe se popularise auprès d’un public jeune. Les Illuminati apparaissent sur grand écran avec les aventures de Lara Croft dans Tomb Raider en 2000 et celles de Benjamin Gates en 2004 ; ils sont aussi dans certains comics Marvel ou, plus récemment, dans le manga Blue Exorcist.

« A travers le mythe des Illuminati s’exprime toute une idéologie antisystème, anticapitaliste et antisémite », avertit Jean-Marie Seca, professeur de sociologie à l’université de Lorraine. Débarrassé de ses instrumentalisations politiques et xénophobes par les géants du divertissement, les Illuminati continuent d’instiller un réflexe complotiste dont le sous-texte est limpide : on ne nous dit pas tout. A la fin du XVIIIe siècle, Adam Weishaupt, fondateur des éphémères Illuminés de Bavière, s’interrogeait : « O créature mortelle, n’y a-t-il rien qu’on ne puisse te faire croire ? » Sa question sonne aujourd’hui comme un avertissement.

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