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Jours tranquilles à Paris
1 septembre 2020

La fracture numérique au révélateur du Covid-19

Article de Charles De Laubier

En accroissant la dépendance aux démarches en ligne et en retardant encore le déploiement de la couverture très haut débit du territoire, le confinement a renforcé l’exclusion technologique. L’illectronisme touche entre 16,5 % et 20 % des Français

L’exclusion numérique s’est rappelée subitement au bon souvenir des pouvoirs publics lors de la pandémie historique du Covid-19. Selon une étude de l’Insee de 2019, l’« illectronisme » (difficulté, voire incapacité, à utiliser les outils numériques en raison d’un manque de connaissance) touche 16,5 % de la population française. Voire 20 % – soit 13 millions de personnes –, si l’on se fie à une audition de Jacques Toubon, alors Défenseur des droits, devant une mission d’information sénatoriale en mai 2020. Avec l’école à distance, le télétravail, les téléconsultations, les démarches et déclarations en ligne, le commerce électronique, ou encore l’accès à la culture sur Internet, la République numérique a perdu lors du premier semestre de très nombreux citoyens en route, faute d’avoir su leur apporter le haut débit à domicile ou leur donner un pouvoir d’achat suffisant pour s’équiper d’ordinateurs.

Cette exclusion numérique, qui date de bien avant l’épidémie de Covid-19, s’est constituée au fil des années, au fur et à mesure que les services en ligne se sont imposés dans la vie quotidienne. Mais le confinement l’a mise cruellement en lumière. « Aujourd’hui, la précarité numérique est un phénomène de société majeur, et lutter contre l’illectronisme est devenu une priorité pour le gouvernement. Nous avons la conviction depuis dix ans que le numérique est l’électricité du XXIe siècle », assure Julie Leseur, déléguée générale de la Fondation SFR (filiale télécoms d’Altice).

En 2013, François Hollande, alors président de la République, avait promis « le très haut débit pour tous d’ici à 2022, très majoritairement en fibre optique », moyennant 20 milliards d’euros d’investissement, en réalité sous-estimés (jusqu’à 35 milliards auraient été nécessaires), avec une extinction du réseau de cuivre qu’utilise l’ADSL en 2025. Mais le « plan France très haut débit », lancé par l’Etat français il y a sept ans, n’a pas tenu son calendrier.

Emmanuel Macron, aussitôt à l’Elysée en 2017, avait revu à la baisse les objectifs de 2022 : il n’est plus question que « du bon haut débit pour tous à fin 2020, du très haut débit pour tous à fin 2022 avec un mix technologique [fibre, câble, VDSL2, 4G fixe, satellite…], puis du FTTH [fibre optique de bout en bout jusqu’à la maison, « Fiber to the Home » en anglais] pour tous à fin 2025 ». Mais le coronavirus est venu jouer les perturbateurs. Le confinement a assigné à résidence la population française, comme 4,5 milliards de personnes dans le monde. La fibre reste une chimère pour environ 60 % des abonnés français toujours rattachés à l’ADSL. Et encore, les quelque 40 % restant sont branchés à un très haut débit, mais souvent sans fibre.

« Ralentissement brutal »

Bien que la France atteigne un parc de près de 20 millions de prises FTTH disponibles au 31 mars 2020 (derniers chiffres du régulateur Arcep), sur 31 millions prévues d’ici à fin 2022, le confinement a provoqué « un ralentissement brutal » des déploiements et « plusieurs mois de retard », selon une étude publiée avant l’été par InfraNum. Cette fédération professionnelle réclame « un plan de relance ambitieux » de 11,2 milliards d’euros, dont 7 milliards pris en charge par les pouvoirs publics.

De plus, à ce jour, seuls 39 % des foyers raccordés à la fibre se sont abonnés. L’ADSL de qualité et son prix modique par rapport à la fibre conviennent encore à près de 18 millions de foyers. « On ne parle pas suffisamment du taux de pénétration, la différence entre le raccordable et le raccordé [l’abonné], qui est très important à mes yeux. Cela doit être un de nos chantiers dans les prochains mois », a prévenu Julien Denormandie, alors ministre chargé de la ville et du logement (à l’agriculture depuis le 6 juillet), lors des Assises du très haut débit qui se sont tenues le 2 juillet.

Ainsi, l’absence du très haut débit fixe dans de nombreux territoires le dispute à la fracture numérique mobile illustrée par les zones blanches, où personne ne capte de réseau sur son smartphone. Pourtant, Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free s’étaient engagés auprès du gouvernement, il y a deux ans, à assurer une « couverture 100 % mobile d’ici à fin 2020 », y compris sur les axes routiers (New Deal Mobile), en contrepartie du prolongement du droit d’utiliser leurs fréquences.

L’échéance approchant, et malgré le retard évalué par les intéressés à près de quatre mois à cause du confinement, le régulateur Arcep a prévenu, le 16 juin, qu’il sera « plus pointilleux » sur ce déploiement de la 4G que sur la fibre, qui reste « un chantier à long terme ». Quant au report à septembre des enchères pour l’attribution des fréquences 5G (initialement prévues en avril), il recule d’autant la perspective de la fin d’une France connectée à deux vitesses.

La Commission supérieure du numérique et des postes (CSNP), soucieuse de la cohésion nationale et de l’inclusion digitale, s’interroge d’ailleurs sur le financement du plan France très haut débit, dans un avis rendu au gouvernement en juillet 2019 : « Le coût de déploiement complémentaire pour arriver à une couverture complète FTTH en 2025 est estimé à une fourchette de 3,1 à 3,4 milliards d’euros. » La fédération InfraNum, elle, parle même de 5,4 milliards d’euros nécessaires. Et Anne-Marie Jean, la secrétaire générale de la CSNP, instance parlementaire trentenaire, de mettre aujourd’hui en garde : « Il est dommage que le gouvernement hésite tant à s’engager sur un programme si attendu par nos concitoyens. Si on n’a pas de certitude maintenant de pouvoir boucler le financement dans de bonnes conditions, les projets de déploiement FTTH, longs sur au moins cinq ans, ne se feront pas d’ici à 2025. »

Double peine

Sans attendre, la fracture numérique s’est greffée sur la fracture sociale du pays. « Les difficultés d’accès au numérique peuvent être liées aux infrastructures, mais aussi à l’accès à des terminaux. C’est ce qu’on a constaté avec le basculement soudain vers l’éducation à distance. Toutes les familles ne disposaient pas de suffisamment d’ordinateurs pour permettre à plusieurs enfants de travailler », souligne Anne-Marie Jean.

Dans l’impossibilité d’assurer l’école à distance pour leurs enfants et/ou le télétravail pour les parents, des millions de foyers ont vécu une double peine : le confinement et l’isolement. Le deuxième opérateur télécoms français assure avoir annoncé « un engagement d’urgence, dès le 25 mars, aux côtés de l’association Emmaüs Connect et du ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse, au profit de 75 000 personnes exclues du numérique, dont 50 000 élèves ». Cela s’est concrétisé par le don de recharges mobiles prépayées, de 20 000 téléphones et smartphones avec appels et SMS illimités, et 750 000 Go de données Internet « pour que les plus modestes puissent communiquer avec leurs proches, alerter les secours en cas d’urgence, continuer à s’informer et à suivre les cours à distance ».

Les enfants ont été les premiers à être exposés au confinement brutal dès le lundi 16 mars, et durant deux mois à l’école en ligne obligatoire. Les élèves non équipés ont vite décroché ; certains parmi eux disposaient bien d’une connexion à la maison, mais pas d’ordinateur. C’est le cas de la Violette, 13 ans. « Mon père a dû acheter dans l’urgence un ordinateur portable, témoigne-t-elle, car ma mère s’est retrouvée en télétravail à la maison avec son propre ordinateur sur lequel j’avais l’habitude de faire quelques devoirs et des jeux vidéo. J’ai donc pu suivre les cours d’espagnol et de techno en visio sur Google Meet à partir de Classroom, avec la prof en vidéo et mes camarades de classe en vocal seulement [webcam coupée]. D’autres matières se faisaient par e-mail, lorsque ce n’était pas sur Pronote [logiciel de vie scolaire proposé dans l’Espace numérique de travail (ENT)]. »

Dans la Précipitation

Noham, 8 ans, n’a pas eu cette chance d’être à la fois équipé d’un ordinateur familial et d’avoir un parent à ses côtés pour réceptionner et imprimer les supports de ses cours de CE2, voire pour l’aider à participer à des « visio ». Lui n’a donc pas pu suivre l’école numérique créée ad hoc, comme de nombreux autres élèves victimes de ces circonstances discriminantes.

A la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), les antennes locales n’ont pas eu tous les moyens d’aider des familles dépourvues à s’équiper d’un ordinateur et/ou d’une connexion. Le président de la FCPE de la Drôme, Saïd Zakar, indique que « [son] association n’a pas distribué du matériel informatique ; nous aurions aimé le faire mais notre budget ne le permet pas ». En revanche, la présidente de la FCPE du Val-de-Marne, Nageate Belahcen, a pu « dépanner des familles en ordinateurs et imprimantes, grâce à des dons de matériels du département ou des aides financières du Fonds social lycéen ou collégien ».

Ce manque de plan de soutien, observable en France, prend des proportions dramatiques à l’échelle planétaire : l’Unesco comptabilise 465 millions d’enfants et de jeunes, soit près de la moitié des élèves du primaire et du secondaire, qui n’ont pas d’accès à Internet chez eux. « Le secteur éducatif n’a jamais été confronté à une telle crise mondiale. Les fermetures d’écoles dans plus de 190 pays ont perturbé l’apprentissage de plus de 1,5 milliard d’élèves et 63 millions d’enseignants du primaire et du secondaire », indique Stefania Giannini, ancienne ministre de l’éducation en Italie et actuelle sous-directrice générale de l’Unesco.

Les parents, eux, ont été confrontés par millions au télétravail forcé. Cette activité à distance, sans précédent et souvent improvisée, inspire les sociologues tels que Dominique Boullier, professeur des universités et professeur à Sciences Po : « Tout cela a dû être fait dans la précipitation, et sans aucune réelle validation des conditions requises pour un environnement personnel correct, au domicile comme sur les applications en ligne, pour le lien permanent ou pour des réunions épisodiques. Dans tous les cas, cela ouvre des champs de négociations et d’imagination au management, alors que jusqu’ici tout était un peu figé dans des a priori. »

Failles des infrastructures

Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) s’interroge, lui, dans un avis du 26 mai, sur les « failles » et les « réseaux vieillissants » des infrastructures de transports, d’énergie ou de télécommunications en France. Entre le #restezchezvous et le #travaillezchezvous, les réseaux ont montré leurs vraies faiblesses. Stéphane Richard, PDG d’Orange, n’a-t-il pas convaincu le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, qui a eu l’oreille du commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, d’exiger dès le 18 mars de Disney, Netflix, YouTube (Google) ou Amazon (Prime Video) qu’ils réduisent de 25 % leur débit en Europe pour sauver le télétravail, voire la télémédecine ?

« La qualité du réseau touche tout autant les zones denses du fait d’une certaine “saturation” du réseau face à une forte demande concomitante – et nous venons de l’expérimenter avec le recours massif au télétravail – que les zones plus rurales ou isolées », relève Fanny Arav, rapporteuse de l’avis du CESE. Et cette économiste et urbaniste de pointer : « Le basculement vers le télétravail a été inédit. Si l’accès à un réseau numérique est la condition nécessaire, elle n’est pas suffisante ! Il y a le niveau d’équipement : si presque tout le monde est équipé d’un smartphone, il n’en est pas de même pour les tablettes ni pour un ordinateur personnel, et encore moins pour une imprimante-scanner qui devient pourtant inévitable pour tous envois de documents. Et l’aisance numérique, elle, n’est pas innée. »

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