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Jours tranquilles à Paris
10 septembre 2020

Critique - Bande dessinée : à Landerneau, Enki Bilal de case en case

fonds358

Par Frédéric Potet, Landerneau (Finistère), envoyé spécial

Le Fonds Hélène & Edouard Leclerc pour la culture consacre une rétrospective à l’artiste français, jusqu’au 4 janvier 2021.

Rempart nécessaire mais inconfortable, le masque n’est pas le compagnon idéal pour arpenter une exposition. L’expérience sensorielle qui en découle s’avérera toutefois presque opportune pour certains parcours. Ainsi la rétrospective Enki Bilal, présentée à Landerneau (Finistère) par le Fonds Hélène & Edouard Leclerc pour la culture, jusqu’au 4 janvier 2021.

Né à Belgrade en 1951, l’artiste français a construit une œuvre protéiforme sur le thème du dérèglement. Qu’il soit politique, climatique ou technologique, le chaos bilalien s’articule autour d’une vision du monde anxiogène où l’air serait irrespirable si n’y flottaient pas, ici et là, des volutes de poésie et de dérision. En tissu ou en polypropylène, le masque n’est sans doute pas de trop pour découvrir cet univers complexe et magnétique, situé aux confins du fantastique.

LE DESSINATEUR N’AVAIT PAS VU VENIR LA PANDÉMIE DE COVID-19. LE SEUL VIRUS PRÉSENT DANS SON TRAVAIL… EST INFORMATIQUE

Adepte de l’idée selon laquelle tout créateur doit avoir un coup d’avance sur l’actualité, Enki Bilal a comme « prédit », dans ses albums de bande dessinée, des événements étant réellement survenus, tels que la chute du bloc soviétique (aux côtés du scénariste Pierre Christin) ou les attentats du 11-Septembre. Le dessinateur n’avait pas vu venir, en revanche, la pandémie de Covid-19. Le seul virus présent dans son travail… est informatique.

Dans Bug (Casterman) – deux tomes parus en 2017 et 2019 –, Bilal imagine un bug généralisé à l’ensemble de la planète qui dévitaliserait l’Internet et viderait l’intégralité des disques durs. Actuellement attablé à la réalisation du troisième volume de cette fable futuriste, il vient de finaliser, avec l’écrivain Dan Franck, le scénario de son adaptation en série télévisée, manière d’ajouter une corde supplémentaire à son arc déjà bien garni.

Mini-tableaux

Dans la catégorie « la bande dessinée mène à tout à condition d’en sortir », Enki Bilal fait figure de champion. Egalement réalisateur, peintre, illustrateur, écrivain, décorateur, le Grand Prix d’Angoulême 1987 a fait d’une matrice féconde sa discipline de prédilection qu’est la BD, comme le rappelle l’accrochage breton, organisé par Serge Lemoine, ancien directeur du Musée d’Orsay. Le 9e art y occupe malgré tout une place majeure avec plus de 200 pièces rassemblées : des planches bien sûr, mais aussi beaucoup de « morceaux » de pages.

BILAL A CONTRIBUÉ LARGEMENT À L’INTRODUCTION DE LA BD DANS LE MARCHÉ DE L’ART AVEC SES VENTES RECORD AU DÉBUT DES ANNÉES 2000

L’ancien auteur vedette du magazine Pilote a fait voler en éclats ce concept pourtant consubstantiel à la bande dessinée, consistant à composer des pages d’un seul tenant où les cases se suivent au gré de la narration. Depuis une vingtaine d’années, Bilal exécute ainsi séparément ses vignettes, avant de les scanner et de les assembler sur ordinateur. L’exposition de Landerneau met en avant ces cases isolées aux allures de mini-tableaux, impression renforcée par l’emploi de peinture acrylique et de pastels, et par l’absence de phylactères (rajoutés à l’écran).

Cette méthode a plusieurs avantages. Elle permet d’agrandir et de rapetisser des images, voire d’en découper des extraits, sans laisser trace du moindre repentir. Elle offre également la possibilité de démultiplier la vente d’inédits, comme le raillent parfois certains confrères, défenseurs de la planche unique, oublieux que Bilal contribua largement à l’introduction de la BD dans le marché de l’art avec ses ventes record au début des années 2000. Si de nombreux auteurs peuvent aujourd’hui compléter leurs revenus en cédant leurs originaux, c’est ainsi en partie grâce à lui.

Terrorisme et mémoire

Son glissement vers une bande dessinée picturale coïncide avec Le Sommeil du monstre (Casterman, 1998), premier volume d’une tétralogie traitant de terrorisme et de mémoire, se déroulant en partie dans son pays d’origine, l’ex-Yougoslavie. La guerre n’y était pas terminée quand Bilal s’y attela, obsédé par la recherche d’un nouveau procédé artistique qui serait à la hauteur du plus intime de ses projets. Une seule solution : s’affranchir des contraintes habituelles de la planche constituée. « La liberté picturale a favorisé la liberté d’écriture, explique-t-il aujourd’hui. Sans cela, je me serais planté et j’aurais certainement dû arrêter la bande dessinée. Je ne supportais plus de tracer des cases et de contourner des phylactères. »

fonds leclerc21

ENKI BILAL, ARTISTE : « LA LIBERTÉ PICTURALE A FAVORISÉ LA LIBERTÉ D’ÉCRITURE »

A l’exposition de la Fondation Leclerc, le contraste peut sembler important entre ses réalisations les plus récentes (la Trilogie du Coup de sang, Bug) et ses planches des débuts, comme celles – magnifiques – du Vaisseau de pierre (Dargaud, 1976, scénario de Pierre Christin), l’histoire d’un village breton préservé d’un projet immobilier grâce à un ermite aux pouvoirs occultes. C’est pourtant bien la même main qui agit derrière : ici pour déployer une peinture flottante, dominée par la grisaille et le bleu ; là pour hachurer des pages blanches à la plume, dans la tradition de l’illustration du XIXe siècle.

S’il a fait usage, dans l’intervalle, d’une technique mixte alliant peinture et encre de Chine pour produire ses albums les plus fameux (toujours avec Pierre Christin) – Les Phalanges de l’Ordre noir (1979), Partie de Chasse (1983) – Enki Bilal aura construit une œuvre à part faisant la jonction entre Gustave Doré et Francis Bacon. La bande dessinée mène à tout, oui.

« Les Phalanges de l’Ordre noir » (1979), encre de chine et gouache blanche. | COLLECTION PARTICULIÈRE/COURTESY MEL PUBLISHER

Enki Bilal, Fonds Hélène & Edouard Leclerc pour la culture, Aux Capucins, Landerneau (Finistère). Jusqu’au 4 janvier 2021, de 10 heures à 18 heures, fermé les 1er novembre, 24, 25, 31 décembre et le 1er janvier 2021. De 6 € à 8 €.

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