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Jours tranquilles à Paris
20 septembre 2020

Exposition : le monde intérieur du peintre Victor Brauner

brauner

Par Philippe Dagen

Le Musée d’art moderne de Paris consacre une rétrospective à l’œuvre de l’artiste surréaliste peuplée de créatures extravagantes.

Victor Brauner (1903-1966) figure dans toutes les histoires du mouvement surréaliste, auquel il a participé de 1933 à sa mort. André Breton (1896-1966) lui a dédié plusieurs textes parmi ses plus puissants. Grâce aux nombreux dons de sa veuve à des musées français, toutes les périodes de son œuvre y sont largement présentes.

Pour autant, la rétrospective au Musée d’art moderne de Paris est la première dans une institution de la capitale depuis 1972. Et, pour autant encore, jusqu’aux années 1950, Brauner vécut chichement. Il ne dut d’avoir une dernière décennie moins inconfortable qu’aux achats réguliers de deux des sœurs Schlumberger, Dominique de Ménil et Anne Gruner Schlumberger, et à l’action du galeriste Alexandre Iolas. Jusque-là, il avait dû parfois faire appel à l’aide de ses amis. La comparaison avec Max Ernst (1891-1976) ou Joan Miro (1893-1983) est sans équivoque : leur notoriété a été, de leur vivant et depuis, infiniment plus vite et largement établie que celle de Brauner. Pourquoi ?

La question se pose d’autant plus que la rétrospective démontre la cohérence, la singularité et le pouvoir de captation de son œuvre. On voit mal comment, après l’avoir visitée, il serait possible de refuser à Brauner une importance au moins égale à celle qu’il est habituel de reconnaître à Yves Tanguy (1900-1955) ou René Magritte (1898-1967). On serait même enclin à penser que Brauner, à l’inverse de ces deux peintres, ne se satisfait à aucun moment de se répéter et prend toute sa vie bien plus de risques – des risques de toutes sortes, à commencer par les plus immédiats.

ENTRE 1903 ET 1914, LA FAMILLE DE BRAUNER, QUI EST ROUMAINE, DOIT S’EXILER DEUX FOIS EN RAISON DE L’ANTISÉMITISME

Entre 1903 et 1914, sa famille, qui est roumaine, doit s’exiler deux fois en raison de l’antisémitisme : en 1907 à Hambourg et en 1912 à Vienne. Si, dans les années 1920, Brauner participe aux activités des groupes modernistes qui se créent à Bucarest, en 1930, la situation politique le contraint à partir pour Paris, où il est déjà allé en 1925. La pauvreté le force à revenir en Roumanie en 1935, où il combat le fascisme et l’antisémitisme de la Garde de fer et collabore avec le Parti communiste clandestin. En 1938, le danger étant trop grand, il doit revenir en France, définitivement cette fois.

Deux ans plus tard commencent l’Occupation, le régime de Vichy et la persécution des juifs. Réfugié en zone dite « libre », faute de secours financiers, Brauner ne parvient pas à émigrer aux Etats-Unis, à la différence de Breton, Ernst ou Masson (1896-1987). Assigné à résidence en avril 1941 dans les Pyrénées-Orientales, il rejoint Marseille, puis se cache à l’été 1942 avec sa compagne, Jacqueline Abraham, dans un village des Hautes-Alpes. Ils y demeurent clandestins jusqu’à la Libération et reviennent enfin à Paris en avril 1945. Hasard de l’immobilier : son atelier rue Perrel, dans le 14e, était quelques décennies plus tôt celui du Douanier Rousseau (1844-1910).

Individu moustachu et ventripotent

Voilà pour les éléments biographiques. On les rappelle d’autant plus qu’ils ne se voient qu’exceptionnellement dans son œuvre. La part politique n’y domine qu’au début des années 1930, quand apparaît Monsieur K. En cet individu moustachu et ventripotent qui se montre volontiers dans le plus simple appareil s’incarnent des passions triviales : l’autorité martiale, la gloriole narcissique, la bonne chère et l’assouvissement sexuel.

Brauner détaille la suite de ses métamorphoses physiques et sociales dans des toiles découpées comme des planches de bande dessinée puis l’exalte dans un diptyque aussi monumental que ce triste colosse, Force de concentration de Monsieur K. C’est la représentation la plus explicite de la collaboration entre partis fascistes et bourgeoisie dans l’entre-deux-guerres : tout ce que Brauner déteste et redoute légitimement.

Avant et après cette brève période, la résistance de Brauner au monde dans lequel il passe se manifeste de la façon la plus simple et intransigeante : son art est, exclusivement, fondé sur ce que l’on appelle, de manière vague, la vie intérieure, celle des fantasmes, désirs, phobies, angoisses et autres émotions et pulsions. Brauner les rend visibles et donc sensibles. Sans doute sont-ce cette simplicité et cette intransigeance qui ont tenu et tiennent encore à distance tant de regards. Brauner n’explique pas, n’adoucit pas, ne transige pas, ne procède pas par allusions. Il tend à la plus grande clarté, qui peut déconcerter et heurter.

SON ART EST, EXCLUSIVEMENT, FONDÉ SUR CE QUE L’ON APPELLE, DE MANIÈRE VAGUE, LA VIE INTÉRIEURE

Exemple précoce : Sur les lieux, toile de 1930, alors qu’il n’a pas encore rejoint le groupe surréaliste. Dans un espace illimité défini par des nuances du noir au gris fer flotte un rectangle très mince et rouillé, planté de trois arbres schématiques et habité par cinq mannequins humains, dont un pétrifié comme un mort de Pompéi et un autre à tête d’oiseau. C’est une vision d’abandon ou de mort, froidement formulée, douée de la capacité de conviction propre aux rêves.

Exemple vingt-cinq ans plus tard, en 1955, dans un autre registre : Femme et oiseau, huile et cire sur bois. Un petit œil-soleil vert et rouge observe la femme spectrale sur le dos de sa monture ailée. Brauner se consacre alors à l’inventaire d’un imaginaire animal dans lequel la mouette, la vache et le chat les plus ordinaires côtoient la tortue marine, le grand-duc et le singe ithyphallique (en érection). Dans sa mémoire, l’exotique et le quotidien, les contes pour enfants et les mythes océaniens et amérindiens se rencontrent. On peut y voir des apparitions drolatiques, des figures totémiques ou des symboles aux sens nombreux. Brauner ne donne aucune indication. Il laisse libre d’interpréter, mais donne l’impulsion.

Cauchemars mécaniques

La question de la vraisemblance ne se pose pas pour lui et il dessine avec précision les créatures les plus extravagantes. Plus tard, il les découpe : des planches en forme d’avion ou d’automobile à deux seins pointus. Dans ces véhicules nichent des hommes à corps d’enfants dont le profil évoque parfois celui de l’artiste. L’Automoma de 1965 n’a rien de commun avec Sur les lieux : ni la technique, ni le style, ni le chromatisme. Mais ils ont en commun la netteté tranchante des lignes et la résolution avec laquelle l’artiste donne forme à ses mythologies, sans souci d’être compris. Il est mû par une nécessité si forte qu’elle le rend indifférent à toute considération extérieure.

DE 1941 À 1945, BRAUNER TRAVAILLE AVEC DE LA CIRE DE BOUGIE FONDUE SUR BOIS ET DES MATÉRIAUX PAUVRES

Entre eux, il y a les cauchemars mécaniques de 1934 et leurs automates tubulaires ; les humains qui ont des cornes à la place des yeux ; et Congloméros, être composé de deux corps féminins et d’un masculin, et la suite des dessins anatomiques qui accompagne sa naissance en sculpture ; et la saisissante Cérémonie de 1947.

Entre-temps, surtout, il y a les tableaux-assemblages des années de guerre. De 1941 à 1945, Brauner ne peut s’approvisionner en couleurs et en toiles. Il travaille alors avec de la cire de bougie fondue sur bois et des matériaux pauvres – cailloux, ficelle, fil de fer. Son Image du réel incréé (1943) ou l’Homme idéal (1943) sont des œuvres essentielles de l’époque. On peut chercher à les décrypter comme des palimpsestes ésotériques en déchiffrant les inscriptions qui les parsèment. On peut aussi, plus directement, ressentir en soi-même l’horreur face à l’histoire que Brauner y a inscrite.

« Victor Brauner. Je suis le rêve. Je suis l’inspiration », Musée d’art moderne de Paris, 11, avenue du président Wilson, Paris 16e. Jusqu’au 10 janvier 2021, du mardi au dimanche de 10 heures à 18 heures, le jeudi jusqu’à 22 heures. Entrée de 7 € à 13 €.

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