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Jours tranquilles à Paris
29 septembre 2020

L’hydrogène, nouvel eldorado de la politique énergétique française

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Par Nabil Wakim - Le Monde

Méprisé il y a encore peu, ce gaz est désormais présenté comme un pilier de la réindustrialisation et de la relance en France. Son principal atout : permettre de décarboner l’industrie et le transport. Mais des interrogations demeurent.

C’était en janvier, autant dire il y a une éternité. A l’Assemblée nationale, la ministre de la transition écologique et solidaire d’alors, Elisabeth Borne, vient de répondre pendant deux heures aux questions des membres de la commission des affaires économiques sur l’épineux sujet de la filière nucléaire française. Au fond de la salle, une voix s’élève : Michel Delpon, député La République en marche (LRM) de Dordogne, s’apprête à prendre la parole. A peine a-t-il prononcé le mot « hydrogène » que ses collègues s’esclaffent et tapent des mains : le député est un fervent défenseur de cette énergie mais passe encore pour un sympathique iconoclaste. Quelques mois auparavant, le gouvernement s’était chargé d’affaiblir discrètement le début de plan hydrogène de Nicolas Hulot, peu après sa sortie de l’exécutif, en diluant sur trois ans les engagements promis sur douze mois.

Désormais, le ton a changé : raillé et regardé avec méfiance il y a encore peu de temps, ce gaz si léger est désormais présenté comme un pilier majeur de la réindustrialisation et de la relance en France – et comme un outil central pour décarboner l’industrie et le transport. Voire comme le nouveau pétrole. « L’hydrogène comme énergie de la France, voilà un projet qui apparaissait il y a peu de temps comme une promesse lointaine », reconnaissait début septembre la ministre de la transition écologique, Barbara Pompili. « C’est un pari extrêmement audacieux », se réjouissait à ses côtés Bruno Le Maire, le ministre de l’économie, lors de la présentation du plan français, début septembre. Et pour cause : là où le plan Hulot prévoyait timidement 100 millions d’euros, la France souhaite maintenant investir 7,2 milliards sur dix ans, dont 2 milliards dans les deux prochaines années, dans le cadre du plan de relance. Tour d’horizons des quatre questions majeures à se poser.

1. Pourquoi la France se tourne-t-elle vers l’hydrogène ?

Depuis des années, l’hydrogène est utilisé comme composant chimique dans l’industrie. Mais il peut également être vecteur énergétique, mélangé à du gaz ou pour produire directement de l’électricité. Il est aujourd’hui fabriqué à partir de pétrole ou de gaz naturel – il est ainsi qualifié de « gris », et particulièrement polluant. Mais il peut aussi être produit grâce à de l’électricité, à travers une machine appelée électrolyseur. Cette pratique, encore peu répandue aujourd’hui, possède un immense avantage : si la production de l’électricité utilisée n’a pas émis de gaz à effet de serre, on dispose alors d’un vecteur énergétique sans impact sur le réchauffement climatique. L’hydrogène est considéré comme « vert » s’il est produit à partir d’énergies renouvelables, et comme « décarboné » s’il est produit à partir d’énergie nucléaire. Il peut également être produit à partir d’énergies fossiles adossées à un système de stockage de carbone – on le qualifie alors de « bleu ».

L’avantage de l’hydrogène est qu’il peut, en théorie, servir à décarboner des pans entiers des secteurs les plus émetteurs en CO2, pour lesquels il n’existe pas beaucoup d’alternatives : l’industrie et le transport lourd. Le plan français fait sa priorité de remplacer le « gris » produit dans l’industrie par du « décarboné ». « Environ 95 % de l’hydrogène est aujourd’hui produit de manière fossile. Si vous voulez lutter contre le changement climatique, vous devez décarboner ces industries », résume Laurent Carme, le PDG de McPhy, une entreprise française qui fabrique des électrolyseurs.

La position française a aussi évolué fortement sous l’influence du plan massif lancé par l’Allemagne en juin : 9 milliards d’euros sur dix ans pour passer un palier significatif – notamment en suscitant la production d’hydrogène « vert » en Afrique du Nord et au Proche-Orient, pour l’importer ensuite vers l’Europe. Une stratégie qui dérange une partie de la filière nucléaire française, qui reproche à l’Allemagne de miser sur ce sujet pour compenser sa sortie du nucléaire – et sa prochaine sortie du charbon.

2. A quoi va servir cet hydrogène ?

La première étape consistera à remplacer l’hydrogène gris employé dans le raffinage et la chimie. Celui-ci est notamment présent dans la production d’ammoniaque, qui est utilisée dans 80 % des fertilisants. L’objectif du plan français est de diminuer d’au moins 50 % en dix ans les émissions de gaz à effet de serre liées à l’usage de ce gaz dans l’industrie. Plus de 1,5 milliard d’euros seront consacrés dans les trois prochaines années à atteindre cet objectif.

Dans un deuxième temps, il s’agit de s’attaquer à la décarbonation progressive de secteurs du transport maritime, routier et aérien, pour lesquels il n’existe pas aujourd’hui d’alternative aux hydrocarbures – l’option des véhicules électriques avec batteries étant plutôt réservée aux véhicules légers. Plusieurs groupes européens, dont Michelin, travaillent à des solutions pour des camions. Alstom planche déjà sur des trains qui pourraient remplacer les lignes non électrifiées. Sous forte pression politique, Airbus affirme étudier un projet d’avion pour 2035 – une date jugée prématurée par de nombreux observateurs.

Mais ce développement en France répond aussi à un autre objectif : soutenir l’émergence d’une filière industrielle française. Et ne pas reproduire ce qui s’est passé avec les éoliennes et les panneaux solaires, très majoritairement produits hors de l’Hexagone. En soutenant la production d’électrolyseurs, l’Etat espère créer un choc et faire baisser les prix. « La logique est simple : la massification des projets va faire changer la filière d’échelle », explique Charlotte de Lorgeril, consultante chez SIA Partners et autrice d’une étude sur le sujet : « Les entreprises actuelles du secteur sont des petites structures, si les carnets de commandes triplent, cela va jouer sur les coûts. » Les promoteurs de l’hydrogène espèrent aussi réindustrialiser certains territoires, afin de décentraliser la production.

3. Comment développer l’hydrogène ?

C’est là où le bât blesse : aujourd’hui, la production coûte cher, puisqu’il faut d’abord produire de l’électricité, pour la transformer ensuite en hydrogène. Pour assurer une production massive, la France et l’Allemagne misent sur deux stratégies différentes. L’électricité française – produite essentiellement avec de l’énergie nucléaire et des renouvelables – est presque totalement décarbonée et émet peu de CO2. Le projet français consiste donc à utiliser l’électricité du réseau. En Allemagne, on prévoit de produire l’hydrogène principalement à partir d’énergies renouvelables.

La politique énergétique de la France prévoit de multiplier par cinq les capacités installées de solaire et par 2,5 celles de l’éolien dans les dix prochaines années, mais aussi de fermer douze réacteurs nucléaires d’ici à 2035. Dans ces conditions, comment répondre aux besoins grandissants en électricité… tout en garantissant la production d’hydrogène ?

D’autant que, pour se développer, cette production devra bénéficier de mécanismes de soutien. La filière plaide pour un dispositif ambitieux, qui pourrait coûter 3,6 milliards d’euros sur les dix prochaines années. Le gouvernement n’a pas encore annoncé les modalités de ce soutien, « mais il est évident qu’il faudra un système de subventions », estime Charlotte de Lorgeril. « Il faut nous aider à combler cet écart de compétitivité entre l’hydrogène vertueux et l’hydrogène gris, avec des engagements à long terme, sur dix ou quinze ans », plaide Philippe Boucly, président de l’Afhypac, l’association des industriels de la filière.

Surtout, plusieurs observateurs estiment que pour bien développer l’économie de l’hydrogène, il faut arriver à faire émerger dans le même temps la production et les usages. « Il ne faut pas l’utiliser pour tout et n’importe quoi », s’inquiète Cédric Philibert, ex-analyste chargé du sujet à l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Il estime que la priorité est de se concentrer sur les usages industriels plutôt que sur les transports. Bruno Le Maire insiste sur le développement de la filière de l’électrolyse en priorité. « Nous aurons une stratégie plus lente, ce sera moins visible que d’avoir des bornes de recharge partout avec un hydrogène qui n’aurait pas été produit en France. Mais c’est plus solide et plus souverain », explique le ministre de l’économie.

4. Quels sont les risques de ce plan ?

Si la France a mis plusieurs années avant de se convaincre d’investir dans le secteur, c’est notamment pour une question de coûts. Certes, la « massification » de la production fera baisser les prix des infrastructures, mais cela ne rendra pas pour autant l’hydrogène compétitif face aux hydrocarbures dans tous les cas. Ce développement devra impérativement s’accompagner d’une taxation importante du carbone, notamment aux frontières européennes, en plus de solides mécanismes de soutien public. Dans le transport, les véhicules lourds à hydrogène sont aujourd’hui beaucoup plus chers à l’achat que leurs concurrents, et cette différence de prix devra également être soutenue.

Surtout, l’idée de basculer dans une « économie de l’hydrogène » ne correspond pas à tous les besoins énergétiques, ajoute Cédric Philibert : « Il faut le voir comme un complément à l’électrification ; ce n’est pas le nouveau pétrole. Penser cela serait une illusion : il faut le réserver là où on ne peut pas utiliser l’électricité. » D’autant que dans certains secteurs, les évolutions laissent les spécialistes sceptiques, en particulier dans l’aérien. « Il y a énormément de défis techniques à résoudre, en particulier le volume énorme d’hydrogène qu’il faudrait transporter. », estime M. Philibert, qui estime qu’envisager une telle option dès 2035, comme souhaite le faire Airbus semble « très compliqué ».

Autre obstacle : le transport. Ce gaz est particulièrement léger et le transporter par bateaux à travers le monde sous forme liquéfiée – comme le gaz naturel – est une option particulièrement coûteuse. Il faudrait d’abord refroidir l’hydrogène à – 252 °C, ce qui nécessite beaucoup d’énergie. L’hydrogène est par ailleurs beaucoup moins efficace que le pétrole : un litre de carburant d’essence contient la même quantité d’énergie que quatre litres d’hydrogène liquéfié, ce qui nécessite des réservoirs bien plus importants. Les gazoducs existants ne sont pas tous utilisables tels quels pour le transporter et des questions de sécurité peuvent se poser.

Les sceptiques rappellent que l’incendie du dirigeable Hindenburg en 1936 a été causé par l’hydrogène – un argument battu en brèche par la filière, qui rappelle que l’hydrogène étant un gaz très léger, il y a peu de risques d’accumulation. Enfin, les coûts réels d’une production à grande échelle ne sont pas encore connus, ni le périmètre du soutien public sur le long terme. « Il n’y a aucun modèle économique raisonnable, même à échéance 2035, mais comme l’hydrogène est à la mode, on a l’impression que certains font semblant d’y croire », raille un acteur du secteur pétrolier.

Les deux prochaines années devraient permettre de tester les réalités et les limites du plan français, notamment à travers la montée en puissance de la filière électrolyseurs et de la mise en œuvre de projets franco-allemands « C’est vrai, il y a des obstacles, reconnaît le député Michel Delpon, mais nous sommes à l’aube d’une révolution industrielle. C’est l’énergie du futur, j’en suis convaincu. »

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