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Jours tranquilles à Paris
8 octobre 2020

Enquête - En Normandie, une nouvelle bataille pour le D-Day

debarquement

Par Eric Collier, Sainte-Mère-Eglise (Manche), envoyé spécial - Le Monde

La création d’une reconstitution à grand spectacle consacrée au Débarquement divise historiens, politiques et citoyens normands. Dans la région, le « business mémoriel » lié au 6 juin 1944, qui fait florès depuis la Libération, frise désormais la saturation.

L’été s’étire à Sainte-Mère-Eglise (Manche). Soleil et grandes marées d’équinoxe, flâneries ou baignades invitent à rejoindre les plages, toutes proches. Pourtant, quelques promeneurs ont tourné le dos aux plaisirs du littoral pour s’offrir un rendez-vous avec l’histoire, direction l’Airborne Museum. Face au clocher où un mannequin est accroché pour l’éternité à son parachute, le musée local propose de faire revivre les sensations des soldats alliés « à bord d’un planeur Waco du jour J » ou « dans un avion C-47 le 5 juin au soir ». Un parti pris assez spectaculaire, « avec effets sons et lumières », mais un choix qui divise : « incroyable », pour une adolescente qui en sort « submergée par l’émotion » ; « tout ce qu’il ne faut pas faire », raille un retraité gêné par cette mise en scène des événements du 6 juin 1944.

Histoire et spectacle, mémoire et commerce, le cocktail est toujours explosif et plus encore dans cette région, la Normandie, où le sujet demeure à vif, soixante-seize ans après le D-Day, avec son mélange de bravoure militaire, de souffrance et d’horreur pour les civils pris dans la fureur des combats et des bombardements – 20 000 d’entre eux ont péri.

« C’est l’éternelle confusion. La mémoire retient l’héroïsme du 6-Juin et le Débarquement a occulté la bataille de Normandie », rappelle Stéphane Grimaldi, directeur du Mémorial de Caen. « Sauf pour les Normands », ajoute-t-il, pas mécontent de voir les interrogations liées au « business mémoriel » resurgir avec le projet de spectacle consacré à la bataille de Normandie. « On aurait tort de se priver d’un débat », lance le sexagénaire, à la fois très stimulé et très contrarié par la controverse naissante : « On ne sait pas encore de quoi il s’agit ! »

Baptisée « Epopée » ou « Hommage aux héros » par ses concepteurs, brocardée en « D-Day Land » par ses contempteurs, l’idée, fort peu aboutie à ce stade, prévoit la création, d’ici à 2024, d’un « documentaire vivant », « quelque chose de très populaire, très grand public », selon les mots du conseiller en communication Régis Lefebvre, l’un de ses promoteurs. Soit une tribune mobile, se déplaçant sur des rails avec ses spectateurs, un long travelling d’environ 800 mètres, naviguant devant une dizaine de tableaux, mélanges d’images d’archives et de scènes jouées par des comédiens et des circassiens.

Le comité scientifique veille

Des gradins, des spectateurs, des artistes… « Il s’agit donc d’en faire un spectacle, et c’est la première fois ! », s’indigne l’écrivain Gilles Perrault, résident de longue date de Sainte-Marie-du-Mont (Manche), à deux pas des plages d’Utah Beach. Fermement hostile à ce projet, il a signé, avec l’universitaire Bertrand Legendre et le médecin Christian Derosier, une tribune publiée début septembre par Le Monde dénonçant « un simulacre de travail de mémoire », « une mascarade historique à visée commerciale ». M. Legendre y voit « une conception de blockbuster ». « Imaginons que ce projet soit bien écrit, soit juste, ne soit ni complaisant ni racoleur », a répondu Stéphane Grimaldi dans Ouest-France.

Le dispositif sera « unique au monde », assure l’un de ses concepteurs, Stéphane Gateau. Ce quinquagénaire avait coproduit la couverture des cérémonies du 60e anniversaire du Débarquement pour France Télévisions, en 2004. Il est revenu sur les lieux avec ses enfants, puis les a conduits à Verdun, où ils ont assisté à une représentation du spectacle Des Flammes à la lumière, reconstitution de la grande bataille de la première guerre mondiale. « J’ai trouvé dommage qu’il n’y ait pas ça en Normandie. »

Les scénaristes approchés ont prévu de travailler « jusqu’à un an et demi » pour peaufiner l’écriture du spectacle. Ils sont encadrés par des historiens et des membres honoraires (issus du Souvenir français et du Comité du Débarquement), réunis au sein d’un comité scientifique et d’un comité d’éthique. « S’ils rejettent notre scénario final, on arrête tout », s’engage fermement Régis Lefebvre.

Jean Quellien, ancien professeur d’histoire contemporaine à l’université de Caen, a « accepté » de rejoindre le comité scientifique. Après deux premiers rendez-vous, il juge ses interlocuteurs « ouverts à la discussion ». « Leur idée de départ reposait sur une utilisation d’images sans commentaires. Or, avec des images, on constate, mais on n’explique pas. J’ai réussi à leur faire comprendre qu’il fallait introduire du texte et du contexte d’une manière ou d’une autre. » Il est plus circonspect sur la durée prévue pour le show : « 45 minutes environ, une heure au grand maximum », selon M. Lefebvre. Une telle durée est sans doute idéale pour enchaîner cinq ou six représentations par jour, mais est-elle suffisante pour aborder la période qui s’étire de la préparation de l’opération jusqu’à la fin de la bataille de Normandie, soit de septembre 1943 à août 1944 ? « C’est un vrai problème », reconnaît M. Quellien. « Aberrant, cingle Gilles Perrault dans son salon avec vue sur jardin. Pourquoi pas la guerre de Cent ans en une heure trente ? »

Fièvre commémorative

Pour financer l’opération est envisagé un investissement, 100 % privé, « bien inférieur à 100 millions d’euros », selon Régis Lefebvre. Deux communes, Bayeux (Calvados) et Carentan (Manche) ont déjà fait acte de candidature. Elles promettent de mettre à disposition les terrains, jusqu’à 35 hectares, nécessaires à la présentation du spectacle et à ses « à-côtés » – comprendre l’environnement commercial. Des stands et des boutiques pour écouler des produits made in Normandie ? « Pour le moment, on ne réfléchit pas trop à tout ça », élude Stéphane Gateau.

Hervé Morin, le président (Les Centristes) de la région Normandie, ne se prive pourtant pas de préciser que ce spectacle aurait aussi vocation à « retenir un peu les touristes », environ cinq millions de personnes qui viennent chaque année visiter les plages et sites du Débarquement et qui, souvent, ne s’attardent guère dans la région.

« Mes amis américains sont offusqués », s’indigne GayLee Tischbirek. La citoyenne américaine, qui partage sa vie entre Paris et Ver-sur-Mer (Calvados), a fait suivre à M. Morin une lettre ouverte d’une de ses concitoyennes. L’ancien ministre de la défense y est invité à « ne pas insulter les sacrifices des combattants avec la commercialisation de leurs actions ». Avec deux autres retraitées, Maxi Krause et Francine Jeanne, Mme Tischbirek anime le comité citoyen de Ver pour la défense de notre patrimoine. En 2019, elles se sont élevées contre le projet de construction d’un mémorial britannique sur la commune voisine d’Arromanches. Aujourd’hui, elles s’attaquent au projet de spectacle : « Monstrueux sur le plan éthique, humain et environnemental. » Les trois femmes pensent parfois qu’« on en fait trop » dans la région avec le D-Day. Elles invoquent « le droit de ne pas vouloir y penser » en permanence.

L’industrie de la mémoire a pris racine dès après le conflit mondial. « Le 6 juin 1945, il y avait 10 000 personnes à Sainte-Marie-du-Mont et Sainte-Mère-Eglise », rappelle Stéphane Lamache, historien expert de la logistique de l’armée américaine, qui reçoit dans son appartement d’Isigny-sur-Mer. Ce « business mémoriel » – on ne l’appelait pas encore ainsi à l’époque – a toutefois tardé à séduire les habitants du coin, premiers témoins des événements. Au début des années 1960, raconte Gilles Perrault, Michel de Vallavieille, grièvement blessé pendant l’assaut américain sur Utah Beach, a dû forcer la main de son conseil municipal pour imposer l’idée d’un musée à Saint-Marie-du-Mont (Manche), dont il était devenu maire. « Ça va intéresser qui ? », interrogeaient des villageois. Dans les années 1980, le sénateur et maire de Caen, Jean-Marie Girault, devra lui aussi batailler pour convaincre ses concitoyens de l’intérêt de fonder un mémorial, qui attire désormais 400 000 visiteurs chaque année.

Aujourd’hui, avec la mise en scène à grand spectacle des rassemblements de chefs d’Etat organisés tous les cinq ans au cimetière américain d’Omaha Beach, à Colleville-sur-Mer (Calvados), on peut parler de fièvre commémorative tant les initiatives, souvent privées, se multiplient dans cette langue de terre qui pointe vers l’Angleterre. Une cinquantaine de sites célèbrent le souvenir des événements de l’été 1944. Des plus solennels, comme les cimetières alliés, aux plus pédagogiques, comme le Mémorial de Caen. Des plus austères, comme le cimetière allemand de La Cambe (Calvados), en bordure de la nationale 13, aux plus inattendus, comme ce World War II Museum de Quinéville (Manche), qui vante son « amazing WWII Street » et ses « figurines au 1/6 uniques en France ».

« Cela remue des souvenirs terribles »

En toutes saisons flottent d’innombrables drapeaux aux couleurs des pays d’origine des soldats alliés, sur des bâtiments publics ou dans des jardins privés. Gratitude qui côtoie de faux vétérans, jouant sur des homonymies pour s’arroger une gloire frelatée, des petits trafics de « souvenirs de guerre » artificiellement vieillis, ou encore ces « reconstitutionnistes » juchés sur des Jeep plus ou moins d’époque, en tenue plus ou moins vintage et maniant un anglais plus ou moins orthodoxe.

« Sont-ils à ce point incapables de comprendre que cela remue des souvenirs terribles chez certains ? », s’emporte Mme Krause. « Elle a le droit de s’en émouvoir, admet Hervé Morin. Mais moi je revendique le droit de considérer que le tourisme de mémoire représente une part importante de l’économie régionale. »

Et donc de le promouvoir, mais jusqu’où ? « On peut penser qu’on va bientôt atteindre un point de saturation, constate Bertrand Legendre. Je ne suis pas naïf, ce tourisme apporte des revenus à l’économie locale, mais il y a des lignes à ne pas franchir. » Comme celle, « moralement choquante » aux yeux de cet universitaire, de donner un spectacle « à quelques encablures des grands cimetières du Débarquement ».

Mardi 29 septembre, la National 4th Infantry Division Association (l’association de la 4e division d’infanterie de l’armée américaine, qui participa au Débarquement) a elle aussi invoqué « le respect des sacrifices » dans une lettre ouverte publiée au nom de ses 34 000 soldats morts en Europe entre le 6 juin 1944 et le 8 mai 1945 : « Nous nous opposons fermement à toute décision qui viendrait à transformer cette terre sacrée de Normandie en autre chose que la terre sacrée qu’elle est et qu’elle doit rester pour l’éternité. »

Natif de Sainte-Mère-Eglise, Bertrand Legendre est l’auteur d’un roman, L’Homme brut (Anne Carrière, 2018), « nourri de l’observation du business mémoriel » dans sa région d’origine. « Une farce, dit-il, une mise en scène de ce Clochemerle normand. » Dans cette fiction, Marcel, faux héros de juin 1944, se met en tête de recréer dans les dunes « un champ de bataille », un grand son et lumière pour divertir les foules, à qui on « vend du souvenir, et des sandwichs pour manger avec, et de l’andouille et des gaufres et du cidre et de la gnôle pour faire passer ». « C’est mort tout ça, les musées », prédit le personnage.

Ces questions, « comment rester utiles dans quinze ans, comment s’adapter aux jeunes publics, qui n’ont souvent plus aucun lien direct avec le sujet, on se les pose dans tous les musées du monde », soupire Stéphane Grimaldi, dans son bureau du Mémorial de Caen. Ecrans, réseaux sociaux et jeux vidéo contribuent-ils à éloigner ces générations d’une histoire encore récente et faut-il inventer de nouveaux modes de transmission pour les attirer ? Créer de l’émotion, comme disent les instigateurs du show ? « Allez plutôt visiter les cimetières du Débarquement, cela en donne de l’émotion ! », objecte Bertrand Legendre.

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