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Jours tranquilles à Paris
12 octobre 2020

Instagram a fêté ses 10 ans mardi 6 octobre.

insta 10 ans

Entretien avec Sarah Frier, journaliste américaine spécialiste des réseaux sociaux, qui revient sur les dernières évolutions de l’application, et son intégration dans l’empire Facebook depuis 2012.

Le 6 octobre 2010, Instagram était lancé aux Etats-Unis : il s’agissait alors d’un simple outil de partage de photos carrées, sur lesquelles l’utilisateur pouvait apposer des filtres. Dix ans plus tard, l’application est devenue un incontournable de nos smartphones. Elle est utilisée, chaque jour, par 500 millions de personnes, qui y partagent photos, vidéos, « Stories » ou encore de nombreux messages privés. Dernière nouveauté, Instagram a sorti, début août, le format vidéo « Reels », imitant celui du dernier réseau social à grand succès, TikTok, dont l’existence aux Etats-Unis est aujourd’hui menacée.

Cet empire du mobile s’est principalement formé dans le giron de Facebook, qui a racheté Instagram en 2012 pour près d’un milliard de dollars. L’application est ensuite devenue un poids lourd de l’écosystème du géant du numérique, aux côtés de son réseau social principal (Facebook), et des messageries Messenger et WhatsApp – que Facebook a aussi rachetées en 2014.

Une telle emprise de Facebook sur l’univers des réseaux sociaux pose question. Le 29 juillet dernier, le fondateur et dirigeant de l’entreprise, Mark Zuckerberg, a été solennellement entendu par la commission judiciaire de la Chambre des représentants à Washington, qui enquête aux Etats-Unis sur de possibles abus de position dominante de la part des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Lors de cette audition, les élus du Congrès américain ont cuisiné Mark Zuckerberg sur les possibles dangers d’une telle omniprésence en ligne. Ils ont dévoilé, dans ce contexte, des correspondances datant de 2012 qui montrent la manière dont M. Zuckerberg considérait à l’époque le rachat d’Instagram, une application qui était « capable de faire du mal » à Facebook, selon lui.

Sarah Frier est une journaliste américaine spécialiste des réseaux sociaux travaillant pour l’agence Bloomberg, à San Francisco. Elle a publié en avril dernier aux Etats-Unis No Filter, The Inside Story of Instagram, une enquête explorant les coulisses du rachat d’Instagram par Facebook, fondée sur les nombreux témoignages de salariés et d’anciens salariés. Le livre, dont la traduction française doit sortir en France le 14 octobre aux éditions Dunod, décrit également la perte d’indépendance progressive des équipes d’Instagram chez Facebook, jusqu’au départ, fin 2018, des deux créateurs de l’application, en conflit avec Zuckerberg.

Sarah Frier a répondu aux questions du Monde, le 4 août dernier, sur les dernières évolutions d’Instagram et le rôle joué par l’emprise de Facebook depuis 2012. Nous republions cette interview alors que Facebook célèbre officiellement les dix ans d’Instagram, ce 6 octobre.

A la fin de juillet, au Congrès américain, des élus ont commenté des courriels confidentiels de Mark Zuckerberg, dévoilant sa stratégie de rachat d’Instagram en 2012. Qu’avez-vous appris de cette correspondance ?

Sarah Frier : De manière générale, les documents publiés par le Congrès confirment l’enquête que j’ai pu réaliser sur le rachat d’Instagram par Facebook, et valident les informations que j’ai pu obtenir. C’est toujours très gratifiant comme sentiment ! Je n’ai pas eu accès à ces documents, seulement à des témoignages et aux souvenirs de personnes impliquées : il faut avoir le pouvoir du Congrès pour mettre la main sur de telles sources d’informations et les rendre publiques.

Je trouve très intéressant que, parmi les conversations dévoilées, figure une discussion entre Kevin Systrom – le créateur d’Instagram – et l’investisseur de la Silicon Valley, Matt Cohler. [Ces échanges ont été publiés par les autorités américaines, et depuis repris et analysés par les médias américains.]. On y lit que Kevin Systrom a demandé à Matt Cohler : « Est-ce que Zuckerberg va entrer en mode “destruction d’Instagram” si nous refusons d’être rachetés par Facebook ? » Matt Cohler lui répond : « Il entrera en mode “destruction d’Instagram” dans tous les cas. » Cet échange est très significatif des situations dans lesquelles se retrouvent des entreprises lorsque Facebook cherche à les acheter.

Vous pensez qu’Instagram aurait pu survivre en cas de refus ?

C’est toujours dur de savoir. Instagram avait, en 2013, des problèmes à résoudre. Ils n’étaient qu’une équipe de treize personnes, sans l’infrastructure nécessaire pour embaucher suffisamment. Ils ne pouvaient pas répondre aux évolutions nécessaires, ou aux problèmes à corriger, alors que l’usage de l’application décollait. Le rachat par Facebook a permis de sécuriser cela.

« Il reste encore aujourd’hui de la place pour des services qui veulent dire non à Mark Zuckerberg »

Mais nous avons vu un autre exemple avec Snapchat qui a, de son côté, refusé une offre similaire de Facebook en 2013. Beaucoup de monde a prophétisé depuis que Facebook allait tuer Snapchat après ce refus. Et nous voici en 2020, avec « Snap » qui est, à l’échelle mondiale, plus important que Twitter en termes de nombre d’utilisateurs. La manière dont Facebook s’est comporté avec Snapchat, en copiant ses fonctionnalités comme les « Stories », est pourtant un des exemples les plus marquants en termes de compétition acharnée que peut mener Facebook. Ce qui prouve, à mon sens, qu’il reste encore aujourd’hui de la place pour des services qui veulent dire non ou s’opposer à Mark Zuckerberg.

Facebook pourrait-il, en 2020, racheter une application, de la même manière qu’il l’a fait avec Instagram ou WhatsApp ?

Non. Ce serait à mon avis impossible sans subir de gros revers réglementaires. Facebook est actuellement sous le coup de plusieurs enquêtes antitrust aux Etats-Unis. Le monde entier les observe et les scrute en raison de l’importance et du pouvoir qu’ils ont pris : cela me semble trop compliqué politiquement pour eux d’avancer de la sorte.

Mais l’une des forces de Mark Zuckerberg est sa vision à long terme, et sa capacité à identifier ce qui, dans plusieurs années, pourrait être une menace pour son marché. Peut-être Facebook arrivera-t-il encore à acheter un service qui n’a pas l’air aujourd’hui très signifiant ou compétitif, mais qui finira par être très important à l’avenir.

TikTok est actuellement menacé aux Etats-Unis. L’une des nouvelles fonctions d’Instagram – « Reels », qui vient de sortir – a justement été conçue pour être un clone des vidéos TikTok : Instagram pourrait, de la sorte, récupérer une partie des jeunes utilisateurs de TikTok. Cela vous semble-t-il cohérent avec ce qu’était Instagram à l’origine ?

Nous voyons actuellement aux Etats-Unis beaucoup de créateurs sur TikTok migrer vers Instagram. Beaucoup de célébrités disent : « S’il vous plaît, venez me suivre sur Instagram au cas où TikTok serait interdit. » Ils cherchent un environnement plus stable pour conserver leurs abonnés.

« Reels » est vraiment significatif du style compétitif adopté par Facebook dans une telle situation. Instagram, comme je l’explique dans mon livre, était au départ concentré sur la simplicité de l’expérience : les équipes cherchaient à proposer une seule chose [le partage de photos, avec des filtres] mais de manière parfaitement conçue.

« L’influence de Facebook sur Instagram est celle de quelqu’un qui s’en sert comme un féroce compétiteur »

Avec le temps, ce principe s’est dilué. Les gens de Facebook veulent être certains de saisir toutes les opportunités disponibles sur le marché des réseaux sociaux. L’influence de Facebook sur Instagram est celle de quelqu’un qui s’en sert comme un féroce compétiteur. L’une des conséquences a été de rendre de plus en plus complexe l’expérience d’Instagram. Cela se voit dans de nombreuses options et détails, ajoutés peu à peu dans l’application. Régulièrement, lorsque nous nous y connectons, nous sommes sollicités pour découvrir des nouveautés : ils ajoutent de plus en plus de notifications, de recommandations de comptes à suivre… En fait, Instagram ressemble de plus en plus à Facebook avec le temps.

Pensez-vous que cette évolution d’Instagram – qui sort constamment des nouveautés pour attirer les plus jeunes utilisateurs de smartphones – peut finir par agacer ?

L’un des risques que je vois actuellement pour Instagram est que les gens soient de plus en plus fatigués de l’utiliser. Cette fatigue peut venir d’une trop grande intégration d’options « à la Facebook » dans Instagram.

Mais c’est à mon sens moins grave que la « fatigue sociale » que peut générer l’application. Je parle de la fatigue de devoir toujours être « performant » lorsque l’on poste quelque chose, de devoir gérer sa « marque personnelle » sur le réseau. C’est l’une des raisons principales qu’on me donne actuellement lorsque des personnes m’expliquent qu’elles ne veulent plus être sur Instagram – ou qu’elles prennent une pause. Elles se rendent compte que cet environnement peut être difficile à vivre, qu’Instagram ne leur fait pas forcément du bien.

N’y a-t-il pas, en ce moment, des circonstances particulières qui peuvent aussi pousser des gens à arrêter de l’utiliser ?

Effectivement, l’utilisation d’Instagram change beaucoup cette année, tout du moins d’après ce que je peux constater [Sarah Frier vit et travaille à San Francisco]. A cause du confinement, nous ne pouvons plus voyager, aller au restaurant, sortir avec nos amis, ou simplement explorer notre environnement immédiat de la même manière. Les gens postent moins parce qu’ils doivent rester à la maison et qu’il n’y a, pour eux, plus rien à prendre de nouveau en photo.

Mais c’est aussi parce que généralement, sur Instagram, les utilisateurs réfléchissent plus qu’ailleurs avant de poster leurs images. C’est un réseau social où l’on anticipe davantage ce que l’on peut penser de nous lorsqu’on affiche quelque chose. Actuellement, avec les crises générées par le coronavirus, mais aussi par d’autres sujets d’actualité – par exemple, les inégalités raciales, les tensions politiques… – beaucoup de personnes se disent : « Est-ce que je vais vraiment poster ça ? Cela ne va-t-il pas énerver les gens qui me suivent ? Me causer du tort ? Quelles sont les questions ou les réactions que je vais provoquer avec le comportement que j’affiche ? »

Des personnes m’ont déjà expliqué que, dans le contexte actuel, si elles sortent, vont dans un parc ou voir des amis, elles ne posteront rien. Elles n’ont pas envie que des gens leur demandent sur Instagram : « Est-ce que tu portais bien un masque ? As-tu maintenu une bonne distance sociale ? Est-ce vraiment des gens que tu connais sur la photo ? » Il y a actuellement autour de moi une peur plus importante du jugement des autres sur cette application.

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