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Jours tranquilles à Paris
16 octobre 2020

« Rendez-nous l’argent des impôts ! » : les manifestations interdites à Bangkok

thaïlande14

« Rendez-nous l’argent des impôts ! » : les manifestations interdites à Bangkok, où les protestataires n’hésitent plus à s’en prendre au roi

Par Bruno Philip, Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est - Le Monde

Tout rassemblement de cinq personnes et plus est prohibé après la grande manifestation antigouvernementale de mercredi, au cours de laquelle un cortège royal où se trouvait la reine a été conspué par la foule.

Ce fut la provocation de trop : la Rolls Royce beige de la reine et du prince héritier – suivie d’une cohorte de Mercedes rouges –, est contrainte de ralentir, fendant avec peine la foule des manifestants en train de défiler par milliers, mercredi 14 octobre, dans les rues de Bangkok. La reine Suthida, 42 ans, esquisse un geste de la main, souriante. La réponse de ses sujets n’est pas très aimable. De la foule, difficilement contenue par un cordon de police, des cris fusent : « Rendez-nous l’argent des impôts ! »

La limousine poursuit son chemin, saluée par les mains levées des contestataires, trois doigts tendus en signe de révolte, geste hérité de la série de films américains Hunger Games qui est devenu le signe de ralliement des activistes thaïlandais.

Etat d’urgence « renforcé »

La réaction du pouvoir à ce camouflet populaire infligé à la famille royale n’a pas tardé : dès potron-minet, jeudi, le gouvernement a annoncé l’instauration d’un état d’urgence « renforcé » (ce dernier était déjà en vigueur pour cause de pandémie) après avoir dispersé les derniers manifestants qui campaient devant les bureaux du premier ministre Prayuth Chan-ocha et arrêté une vingtaine de meneurs du mouvement étudiant contestataire. Tout rassemblement de cinq personnes et plus est désormais interdit tandis que sont aussi prohibées de diffusion les informations pouvant mettre en danger « la sécurité nationale ».

Alors que se multiplient depuis trois mois des manifestations antigouvernementales destinées à forcer le premier ministre à la démission, le roi Vajiralongkorn, 68 ans, le monarque le plus riche du monde, est désormais ouvertement critiqué. Une situation sans précédent dans ce royaume où le souverain, monarque censément constitutionnel mais jouissant d’énormes pouvoirs, est quasi divinisé.

Le bras de fer engagé depuis trois mois par des étudiants activistes contre l’oligarchie militaro-monarchiste qui tient les rênes politiques et économiques du pays n’épargne donc plus ce roi dont la fortune est estimée au bas mot à une trentaine de milliards de dollars (25 milliards d’euros). De récentes informations révélant que Sa Majesté dispose en outre d’une flotte de trente-huit avions et hélicoptères aux frais de l’Etat ont suscité une certaine indignation populaire, relayée sur les réseaux sociaux.

Ce genre d’information passe de plus en plus mal dans la population, quand l’économie risque de se contracter de 8 % et que l’industrie touristique s’est quasiment effondrée pour cause de fermeture des frontières en raison de la pandémie de coronavirus.

« Stop à la faim et à la pauvreté ! »

« Je suis un paysan sans terre et ce gouvernement ne profite qu’aux riches », se lamentait dans la manifestation un agriculteur enturbanné originaire d’un village de la province de Chiang Maï, au nord du pays. Phoung Siri, 58 ans, se tenait, avec une dizaine de membres d’une association paysanne, derrière une longue bannière proclamant : « Stop à la faim et à la pauvreté ! » Sous la moustache grisonnante, on sentait la colère contenue du fermier : « Je n’ai jamais fait de politique mais depuis que [le premier ministre et ex-général] Prayuth a fait son coup d’Etat [en 2014], les choses ont empiré. Ce gouvernement viole le droit des gens ! »

Le fait que ce même Prayuth ait formé en 2019 un gouvernement de coalition à l’issue d’élections législatives contestées n’a en rien contribué à amadouer ses adversaires et ceux des héritiers d’une junte militaire qui s’était installée au pouvoir durant cinq années. Dans la foule des quelques dizaines de milliers de manifestants qui ont défilé depuis le monument de la démocratie, épicentre traditionnel des grands rassemblements, il n’y avait pas que des étudiants : on y voyait aussi des paysans, des gens d’âge mur, des anciennes « chemises rouges », partisans d’un ancien premier ministre renversé par l’armée en 2006.

La manifestation de mercredi avait commencé dans une ambiance tendue, en ce mois d’octobre qui est traditionnellement celui de tous les dangers, et en cette journée commémorative du grand rassemblement du 14 octobre 1973 au cours duquel des centaines de milliers de jeunes et d’étudiants avaient réussi à bouter hors du pouvoir le dictateur de l’époque. Au prix de la mort de 77 d’entre eux, tués par les forces de l’ordre…

Dès le début de la matinée, les autorités avaient mobilisé environ 14 000 policiers et membres des unités paramilitaires de la police des frontières la plupart non armés, cependant. Des milliers de partisans du roi, tous vêtus de la chemise jaune qui est la couleur du souverain et des ultraroyalistes, avaient également été mobilisés et s’alignaient sur une grande avenue proche du palais royal. Certains étaient des policiers déguisés, d’autres étaient de simples fidèles venus saluer leur roi, qui devait passer devant eux dans l’après-midi pour aller présider une cérémonie bouddhiste.

« Les contestataires mettent en danger l’unité nationale »

« Je suis un soldat mais je ne vous dirai rien de plus », affirmait l’un de ces hommes en jaune, avec un sourire contraint. « Je suis venu soutenir le roi à un moment où les étudiants et les contestataires mettent en danger l’unité nationale », assurait Pattawee, un chômeur de 44 ans. Un paysan venu de la lointaine province de Sakaeo, à la frontière du Cambodge, confiait ingénument : « La maire de mon village, qui est aussi mon amante, a réquisitionné tout le monde, sur ordre des autorités. On est tous venus en bus. » L’homme, un certain Sanit, 66 ans, ajoutait en souriant : « J’ai reçu 600 bahts [16 euros] pour venir à Bangkok. »

Un quart d’heure plus tard, longeant une foule obéissante, assise à même le goudron, la Rolls Royale défilait sur l’avenue. Installées à l’arrière de la limousine, leurs majestés répondaient en saluant de la main aux cris de leurs sujets, qui scandaient : « Vive le roi ! » C’était quelques heures avant que la reine, assise dans la Rolls sans son époux, se retrouve prise à partie par une foule qui, cette fois, n’était pas en jaune.

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