Par Didier Péron
Dans le second long métrage de Caroline Vignal, Laure Calamy excelle dans le rôle d’une amante opiniâtre en virée avec une bourrique sensible à ses échecs amoureux.
Voir Antoinette dans les Cévennes en cette rentrée sous masque, c’est une façon tardive de faire un adieu définitif à nos déambulations estivales tout en y retournant par les chemins cocasses d’une course-poursuite amoureuse en Lozère. Antoinette, institutrice un peu exaltée, devait partir avec Vladimir, parent d’une de ses élèves, homme marié, qui finalement lui apprend, les yeux dans les poches, qu’il n’a pu se dérober à un trek programmé en famille sur le GR70, le chemin emprunté à l’automne 1878 par Robert Louis Stevenson, sur près de 200 kilomètres à pied entre Monastier et Saint-Jean-du-Gard. La solitude imprévue de ce début d’été tombe brutalement sur les épaules d’Antoinette qui décide d’un coup de sang de rejoindre à son tour la région cévenole, louant un âne dans l’espoir déraisonnable de pouvoir faire au moins un bout de chemin avec Vladimir. Tel est le point de départ du second long métrage d’une cinéaste, Caroline Vignal, issue de la Fémis et qui n’avait plus tourné depuis vingt ans et son coup d’essai, les Autres Filles, sorti fin août 2000. Labellisé «sélection officielle Cannes 2020», Antoinette… est exactement le genre de film feel good porté par une actrice connue et pour une fois gratifiée d’un vrai premier rôle, Laure Calamy, qui avait toutes les qualités requises pour décoller sur la Croisette par ces vagues d’engouement qu’une projection en avant-première savamment bien placée peut soulever en mettant tout le monde sur la même longueur d’onde enthousiaste.
Névrose
La part de vaudeville à l’amorce du récit est vite submergée par autre chose, une confrontation de la jeune femme avec elle-même et les étapes qu’elle enchaîne en suant, pestant, se perdant tout en gagnant du terrain, sont les chapitres émancipateurs d’un roman d’apprentissage. L’âne, ici, c’est la névrose. C’est-à-dire, ce qui dans la mécanique du désir vous fait avancer ou vous bloque. Un paradoxe efficace qui peut foutre les vacances (ou la vie) en l’air, par le jeu déroutant des forces opposées de poussée et d’inertie. La bête butée, opaque dans ses humeurs ou décision, louée pour délester Antoinette du poids des affaires courantes (la valise de vêtements déversés dans deux sacs en plastique), devient la charge principale, décuplée sur pattes, un poids mort de non-réponse à vif ralentissant l’avancée, ainsi qu’un interlocuteur a priori navrant en lieu et place de l’homme aimé, introuvable et injoignable faute de réseau dans «le pays des ploucs».
Pour se délivrer de la névrose, comprendre la nature dynamique de ce qui coince, c’est bien connu, il faut parler - et l’héroïne s’aperçoit dans une scène hilarante que le bourricot Patrick ne consent à bouger durablement, trottiner à son aise de plateaux en forêts, qu’à la condition qu’Antoinette l’abreuve de confidences sur ses ex et lui fasse le détail de ce qui, à chaque fois après les premiers élans, s’est systématiquement soldé par une rupture, la laissant face à l’énigme de son célibat erratique. Ce qui ne marche pas, en somme, fait avancer l’animal et à ses côtés sa «maîtresse». Stevenson, en son temps, fut plus brutal, moins discursif, se servant d’un aiguillon offert par un aubergiste pour piquer, parfois au sang, le cuir de l’ânesse : «A partir de ce moment-là, Modestine devint mon esclave», «le petit démon pervers, qu’on n’avait pu mater par la bonté, devait obéir quand même à la piqûre». Caroline Vignal, par ailleurs autrice unique du scénario, invente des transferts plus émouvants entre son personnage et l’animal, une circulation entre la joie d’être là et la mélancolie sans phrase, une parenté née de l’épreuve et de l’endurance.
Osmose
La satire du petit monde des randonneurs contemporains cherchant à renouer en groupe et dans le cadre d’un tourisme encadré avec l’appel romantique des épiphanies d’autrefois, le portrait mordant ou empathique des mecs dragueurs, la scène d’explication entre l’épouse trompée de Vladimir et Antoinette, ne sont pas des situations faciles à faire dès lors que la comédie à la française peine souvent à surmonter des clichés de classes ou des profilages à gros traits de types humains. La cinéaste joue d’expérience, bien qu’elle ait peu tourné, comme on l’a vu : du moins peut-on conclure de la découverte de ce tardif second long qu’elle a beaucoup vécu et observé. La trouvaille de Laure Calamy dans le premier rôle fait le reste. C’est peu dire qu’elle est démente. Jouant tour à tour la dégourdie qui n’entend pas se laisser abattre, la fille perdue fondant en sanglots devant le bonheur conjugal des autres, la randonneuse égarée en pleine nuit loin des bornes peintes du GR, passant de l’insouciance à la gravité dans une osmose étroite avec la découpe changeante des paysages et du climat, Calamy fait du manque un plein, chaque faille ou engouement de son personnage est travaillé par l’actrice pour lui donner tout le relief d’une expérience non calculée, ressentie au présent, comme en vrac pour une tentative de chantier permanent et personnel. Brigitte Roüan savait faire ça quand elle signait et interprétait Post coïtum animal triste (1996) ou encore Virginie Efira, vingt ans plus tard dans le Victoria de Justine Triet, c’est-à-dire une exaltante tambouille de crise où on ne fait plus la part de la fiction et de la confidence.
Antoinette dans les Cévennes de Caroline Vignal avec Laure Calamy, Benjamin Lavernhe, Olivia Côte… 1 h 35.