Par Romain Su, Varsovie, correspondance, Benoît Vitkine, Moscou, correspondant
A Moscou comme à Varsovie, les dirigeants instrumentalisent l’histoire de la seconde guerre mondiale à des fins nationalistes.
La célébration du 75e anniversaire de la libération du camp d’extermination nazi d’Auschwitz en Pologne aurait dû faire l’unanimité dans le recueillement et l’unité. Organisée jeudi 23 janvier par le Mémorial de Yad Vashem, en Israël, elle vire à la foire d’empoigne entre deux Etats dont les dirigeants ont fait de la lecture nationaliste de l’histoire une arme politique.
Le premier d’entre eux, Vladimir Poutine, engagé dans une croisade visant à réécrire le rôle de l’Union soviétique dans la guerre, va-t-il profiter de la tribune offerte par Israël pour tenir de nouveaux propos polémiques ? Le second, Andrzej Duda, sera absent ; le président polonais, qui n’a pas été désigné comme orateur, contrairement à son homologue russe, boude les cérémonies en signe de protestation.
Quatre jours plus tard, à Auschwitz, où plus d’un million de personnes ont été exterminées, la configuration sera inverse pour les traditionnelles commémorations de la libération du camp. Mais M. Poutine n’a pas été invité.
La bataille est politique plus que mémorielle. Le retrait polonais des célébrations de Jérusalem a été ressenti à Moscou comme une victoire. Il suffit pour s’en convaincre de lire la note rédigée sur le sujet par l’Institut russe pour les études stratégiques, un think tank lié au Kremlin. Dans un texte intitulé « La Pologne a perdu la dispute mémorielle avec la Russie », l’auteure assure que « Moscou a lancé dès décembre [2019] une frappe préventive dans ce conflit lancé par Varsovie ».
En réalité, la stratégie de Moscou relève plus du tapis de bombes, tant le thème de la seconde guerre mondiale a mobilisé ces dernières semaines les responsables russes. A commencer par le premier d’entre eux, Vladimir Poutine, qui promettait encore, samedi 18 janvier, de « fermer leurs sales bouches à ceux qui essaient de tordre l’histoire ».
Monologue de Poutine
Le président russe a multiplié les interventions publiques visant, en premier lieu, à relativiser la portée du pacte Ribbentrop-Molotov de 1939, dont le protocole secret entérinait le partage de l’Europe orientale entre Berlin et Moscou, en le mettant sur le même plan que d’autres accords passés par l’Allemagne nazie, à commencer par les accords de Munich de 1938 entre la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie. Cette obsession n’est pas nouvelle, et une loi de 2014 a même permis de poursuivre des internautes qui avaient critiqué le pacte.
L’essentiel du discours de M. Poutine a surtout consisté à dénoncer le rôle supposé de la Pologne dans le déclenchement de la guerre. Le 20 décembre 2019, lors d’une rencontre avec ses homologues de la région, le président russe a tenu un monologue d’une heure pour rappeler que Varsovie avait participé au « dépeçage » de la Tchécoslovaquie et y avait conduit des « attaques terroristes ».
Quelques jours plus tard, il qualifiait l’ambassadeur polonais dans le Berlin d’avant-guerre de « cochon antisémite » pour avoir exprimé son soutien à une proposition de relocalisation des juifs d’Europe en Afrique. Jozef Lipski est connu pour avoir aidé des juifs à fuir l’Allemagne. « Ce qui pose problème, c’est l’interprétation et le choix des documents retenus », explique l’historien Sergueï Radtchenko, de l’université de Cardiff.
Varsovie a d’abord été pris de court, et ce n’est que neuf jours plus tard que la réponse du premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, traduite pour l’occasion en anglais et en russe, a été publiée. En y insistant sur la place singulière de la Pologne comme « première victime de la guerre », « premier pays à avoir vécu l’agression armée de l’Allemagne hitlérienne et de la Russie soviétique » et « premier Etat à se battre en défense de l’Europe libre », il a rappelé deux piliers du discours historique polonais sur la seconde guerre mondiale : d’un côté, l’équivalence entre nazisme et communisme et, de l’autre, le rejet de tout autre rôle, pour les Polonais, que celui de victime ou de héros.
Politisation du récit historique
Cette vision promue par la droite au pouvoir, qui n’est pas exempte de considérations politiques, revient à minorer la portée des crimes commis contre les juifs et l’attitude de certains civils ou groupes armés à l’égard des juifs.
Vendredi 17 janvier, le ministère russe de la défense publiait une nouvelle série de documents « déclassifiés » évoquant le soutien apporté par les troupes soviétiques à l’insurrection de Varsovie, en 1944, à rebours de la lecture historique voulant que l’Armée rouge a laissé la résistance polonaise se faire exterminer avant d’intervenir. Il y est aussi question de « l’élimination [par la Résistance polonaise] des Ukrainiens et des juifs encore présents dans la ville » et de l’aide « désintéressée » apportée à la Pologne d’après-guerre.
« LA LÉGITIMITÉ DU POUVOIR RUSSE, QUE CE SOIT EN INTERNE OU SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE, EST EN GRANDE PARTIE BÂTIE SUR LE RÉCIT DE LA VICTOIRE », RAPPELLE L’ANCIEN DIPLOMATE VLADIMIR FROLOV
La politisation du récit historique par le pouvoir russe est tout sauf une nouveauté. Les périodes tsaristes comme soviétiques sont lues uniquement au prisme de la grandeur nationale ou de l’opposition à l’Occident. La Grande Guerre patriotique, comme les Russes appellent la seconde guerre mondiale, fait ici figure d’étalon suprême.
Leader du « camp du bien », auquel l’Union soviétique a sacrifié 27 millions de ses citoyens, Moscou ne peut par principe avoir fauté. La période des répressions staliniennes fait depuis quelques années l’objet d’une réécriture et d’une atténuation. Une organisation comme Memorial, spécialisée dans l’étude de ce passé, est désignée comme ennemie et assommée d’amendes par les tribunaux.
Montée des tensions
Cette nouvelle montée de tensions ne s’explique pas seulement par la mise en concurrence de deux récits visant à effacer toute lecture critique de l’histoire.
Côté russe, l’adoption par le Parlement européen, en septembre 2019, d’une résolution sur la « mémoire européenne », qui mettait sur un pied d’égalité communisme et nazisme, a incontestablement joué un rôle, quand bien même cette résolution a elle-même été motivée par la nervosité suscitée, à Varsovie et dans les Etats baltes, par le révisionnisme russe au sujet du goulag ou du massacre des officiers polonais de Katyn. A la veille d’une année de commémorations (le 75e anniversaire de la victoire doit être célébré en 2020), M. Poutine y a en tout cas vu une insulte… et un danger.
« La légitimité du pouvoir russe, que ce soit en interne ou sur la scène internationale, est en grande partie bâtie sur le récit de la victoire et les gains géopolitiques de l’après-guerre, rappelle Vladimir Frolov, ancien diplomate et analyste. Vladimir Poutine se souvient de l’erreur commise par Mikhaïl Gorbatchev lorsque celui-ci a ouvert la discussion sur les crimes de Staline et son alliance avec Adolf Hitler, contribuant à saper la légitimité soviétique dans le pays et en Europe orientale. »
Andreï Kolesnikov, du centre Carnegie, ajoute à cela une nuance : « La Pologne a l’audace de revendiquer son rôle d’acteur indépendant et sa souveraineté, tandis que selon les représentations historiques russes, elle n’est qu’un tampon entre l’Ouest et l’Est. » De façon plus pragmatique, le chroniqueur de Bloomberg Leonid Bershidsky note aussi que la Pologne constitue une cible opportune, de par sa vulnérabilité. Non seulement Varsovie entretient une relation houleuse avec Bruxelles, mais la Pologne est aussi engagée dans d’autres conflits mémoriels, sur la seconde guerre mondiale, avec Israël.
En 2018, l’opinion publique internationale avait ainsi été marquée par l’adoption d’une loi –retirée au bout de quelques mois – punissant de prison l’attribution à la Pologne d’une responsabilité dans la Shoah ou d’autres crimes de guerre.
Cet épisode, comme la présence de nombreux russophones sur le sol israélien ou encore les calculs politiques du premier ministre Benyamin Nétanyahou contribue à offrir à la position russe, pourtant très similaire à celle de la Pologne dans sa construction et ses objectifs, une certaine bienveillance de l’actuel gouvernement israélien.
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Auschwitz (en allemand : Konzentrationslager Auschwitz « camp de concentration d'Auschwitz ») est le plus grand complexe concentrationnaire du Troisième Reich, à la fois camp de concentration et camp d'extermination. Il est situé dans la province de Silésie, à une cinquantaine de kilomètres à l'ouest de Cracovie, sur le territoire des localités d'Oświęcim (Auschwitz en allemand) et de Brzezinka (Birkenau en allemand), annexées au Reich après l'invasion de la Pologne en septembre 1939.
Le camp de concentration, dirigé par les SS, est créé le 27 avril 1940 à l'initiative de Heinrich Himmler1 ; il est complété par un camp d’extermination (dont la construction démarre à la fin de 1941) et par un second camp de concentration destiné au travail forcé (créé au printemps 1942). Ces camps sont libérés par l'Armée rouge le 27 janvier 1945.