Rare, luxueux, lascif et inaccessible calendrier Pirelli. Offert depuis les années 1960 à 25 000 personnalités du monde des affaires et des médias (dont 400 en France), il est devenu en cinquante ans un objet culte, " The Cal " – que les collectionneurs se rachètent sur eBay, parfois pour plusieurs milliers d'euros. Comment l'outil promotionnel d'une marque de pneumatiques italienne montrant des femmes dénudées a-t-il pu connaître un tel succès et acquérir une si forte réputation chez les amateurs de photographie et chez les photographes eux-mêmes ?
En 1963, Derek Forsyth, directeur de la publicité de la branche britannique de Pirelli, souhaite lancer un calendrier qui ne soit plus une décoration de garage, mais un objet d'art. Il donne carte blanche à des grands photographes pour qu'ils prennent des clichés des plus jolies femmes du moment. C'est un pari risqué : il veut détourner et sublimer le calendrier populaire. D'entrée, il institue un protocole sévère – pas de style pin-up, mais une qualité haut de gamme, de l'érotisme mais jamais de vulgarité –, lançant une saga à la croisée du calendrier de charme, du marketing et de la photographie de mode classieuse.
De 1964 à 1969, les photographes britanniques Robert Freeman, auteur de pochettes de disques des Beatles, et Harri Peccinotti, directeur artistique du magazine Rolling Stone, et le Suisse Peter Knapp, du journal Elle, inaugurent la série. Ils montrent d'admirables filles à la plage, en bikini ou en minijupe, déambulant librement. Et jouent ainsi sur le mythe californien du " Summer of Love " (" été de l'amour ") et des hippies. L'ensemble affiche un érotisme discret, mais qui évoque la révolution des mœurs en cours.
Changement radical en 1971, en Jamaïque, avec les photos du Français Francis Giacobetti, cofondateur du mensuel Lui. Poses provocantes, gestes d'abandon, vagues enveloppant des épidermes ambrés. Ce vocabulaire suggestif – dont il n'est pas le seul locuteur – deviendra emblématique des années 1970, jusque dans les grands magazines de mode. Désormais, le calendrier Pirelli donne le ton.
En 1972, Sarah Moon rompt avec cet éros exacerbé. Elle enferme ses modèles dans la villa Les Tilleuls, à Paris, et met en scène l'attente, la volupté amicale et la mélancolie d'une maison close au début du siècle. Ces images façon autochromes témoignent de l'hostilité de l'époque pour la " femme-objet ". Le calendrier suit toujours son temps.
En 1974, la crise pétrolière et le ralentissement économique interdisent la publication de l'onéreux cadeau – sa production coûterait 1,5 million d'euros. Il ressuscite en 1984, accompagnant l'avènement des top-modèles. En 1994, pour les trente ans du calendrier, le photographe américain Herb Ritts (1952-2002) emmène les mannequins vedettes Cindy Crawford, Kate Moss, Helena Christensen et Karen Alexander sur la plage de Paradise Island, aux Bahamas. C'est, dit-il, " un hommage aux femmes ", ajoutant qu'il entend montrer " les femmes des années 1990 et leur place dans le monde : des femmes fières et séduisantes, belles à l'intérieur ". Le succès est tel que Pirelli lui demandera de réaliser le calendrier 1999.
En 1995, Richard Avedon (1923-2004) se prête au jeu. Il décline le calendrier sur quatre saisons. La nudité affirmée y est éludée par la force de photographies qui se veulent plus naturalistes que sophistiquées. Quelques années plus tard, en 2011, affirmant que " les top-modèles sont les déesses de notre temps ", le couturier et photographe Karl Lagerfeld réalise le calendrier Mythology. Ironisant, " une plage, c'est un peu trop cliché ", il propose une relecture des mythes gréco-romains.
Fantasmes
Les décennies passant, exercice stylistique obligé, le calendrier explore au gré des photographes les désirs et les fantasmes de son temps. Il devient le témoin des évolutions des mœurs et de l'éros de son siècle et du suivant.
Paradoxalement, c'est peut-être lorsqu'il s'exonère de la " liturgie " sexy que " The Cal " innove le plus. Ainsi, en 2004, le photographe britannique Nick Knight déclare : " J'avais peur de dégrader l'image de la femme - … - . Cette fois-ci, les rôles sont inversés. J'ai en effet demandé aux femmes ce qu'elles auraient aimé voir figurer dans un calendrier Pirelli. " Un comité a été réuni, avec des artistes comme la styliste Stella McCartney, l'écrivaine Catherine Millet, les actrices Catherine Deneuve et Emmanuelle Seigner et quelques autres. Au final, le calendrier utilise les techniques numériques, la colorisation, le flou, et montre une femme nue enceinte. Un superbe ovni.
Autre ovni, celui de Steve McCurry, photoreporter chevronné, réalisateur de l'édition 2013. C'est à Rio qu'il opère, avec uniquement des mannequins impliqués dans une organisation caritative. " Une femme ne se résume pas à sa nudité ", explique-t-il. Il réalise des images imprégnées d'humanité, prises dans les quartiers pauvres de Rio, où les modèles se mêlent aux habitants.
Pour le cinquantième anniversaire du calendrier, Pirelli a exhumé des inédits d'Helmut Newton, disparu en 2003. Le photographe avait fait le calendrier de 1986 mais au dernier moment, à la suite de problèmes familiaux, il avait été remplacé par Bert Stern, fameux pour ses portraits de Marilyn Monroe. Ce travail en noir et blanc de Newton a heureusement été conservé. Il est montré dans le calendrier 2014, où l'on voit des femmes aux formes généreuses, photographiées au Grand Prix de Monaco ou dans des fermes de Toscane. Elles semblent en pleine possession de leur sexualité. Leur nudité même intimide. L'histoire de " The Cal " continue à s'écrire.
Article de Michel Sikora