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Jours tranquilles à Paris
erdogan
16 octobre 2019

Offensive turque en Syrie : isolé à l’extérieur, Erdogan peine à mobiliser sa population

Par Marie Jégo, Istanbul, correspondante

Alors que l’intervention militaire turque continue de susciter la désapprobation, le président semble déterminé à entraîner son pays vers l’abîme.

Ni les condamnations ni les sanctions brandies par l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis, ne semblent pouvoir infléchir le président turc Recep Tayyip Erdogan, plus convaincu que jamais du bien-fondé de l’opération militaire menée depuis une semaine par son armée contre les forces kurdes au nord-est de la Syrie.

Sourde aux réactions de ses alliés traditionnels, la Turquie a envoyé, lundi 14 octobre, son armée à l’assaut de Manbij, une ville de la rive ouest de l’Euphrate, où l’armée de Bachar Al-Assad a commencé à se déployer en vertu d’un accord passé avec les forces kurdes qui contrôlent la cité. « Nous sommes sur le point d’appliquer notre plan concernant Manbij », a déclaré M. Erdogan lundi, expliquant qu’il souhaitait restituer la ville aux populations arabes, « ses propriétaires légitimes ».

Alignés derrière « le chef », l’un des surnoms de M. Erdogan, les islamo-conservateurs du Parti de la justice et du développement (AKP) sont vent debout contre le reste du monde. Ainsi, Yasin Aktay, l’un des ténors de la formation présidentielle, n’a pas hésité à déclarer publiquement qu’un « accrochage avec l’armée syrienne était possible ».

L’intervention turque en Syrie « contribue à la paix et à la sécurité régionale », a expliqué M. Erdogan lors de l’entretien téléphonique qu’il a eu avec son homologue français Emmanuel Macron dans la soirée de lundi et alors que se déroulait, à Paris, un match de qualification pour le championnat d’Europe de football entre la Turquie et la France. A cette occasion, lors de la rencontre, les joueurs turcs ont effectué un salut militaire sur la pelouse du Stade de France en signe de soutien à leur armée.

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Entraîner le pays vers l’abîme

Alors que l’intervention militaire d’Ankara en Syrie suscite la désapprobation internationale, le président Erdogan semble déterminé à entraîner son pays vers l’abîme, au risque de causer des dommages irréparables à son économie, fragile, et fortement dépendante des capitaux étrangers.

D’ores et déjà, la Bourse d’Istanbul voit son indice baisser chaque jour davantage tandis que la monnaie locale, la livre turque, s’est dépréciée de 3 % par rapport au dollar depuis le début de l’offensive. Seule l’intervention des banques, promptes à se porter au secours de la devise en injectant 3,5 milliards de dollars (3,2 milliards d’euros) sur le marché, a permis de limiter les dégâts.

La décision des ministres des affaires étrangères des vingt-huit pays de l’Union européenne (UE) de restreindre leurs exportations de matériel militaire vers la Turquie laisse Ankara de marbre. La même indifférence prévaut face au récent décret exécutif signé par le président américain Donald Trump imposant des sanctions surtout symboliques contre les ministres turcs de l’énergie, Fatih Donmez, de la défense, Hulusi Akar, et de l’intérieur, Süleyman Soylu. Washington a aussi annoncé une forte hausse des taxes douanières sur l’acier turc.

Malgré les nuages qui s’amoncellent, le président Erdogan ne cesse de répéter que son armée poursuivra son offensive, faisant fi de la condamnation généralisée qu’elle suscite. Ceux qui la réprouvent n’ont rien compris, à l’instar de la chancelière allemande Angela Merkel, et du premier ministre britannique Boris Johnson, victimes d’une « sérieuse désinformation », selon M. Erdogan.

A l’instar du président turc, les médias pro-gouvernementaux voient la situation sous un jour positif tandis que la prière de la conquête continue d’être psalmodiée dans les 90 000 mosquées du pays.

Marasme diplomatique

Lundi, le quotidien Sabah, l’un des porte-voix du pouvoir islamo-conservateur, a salué « une victoire diplomatique et militaire » pour la Turquie. « Nous sommes en train d’écrire une nouvelle page de l’histoire envers et contre le monde entier, écrit l’éditorialiste Hasan Basri Yalçin, qui énumère les succès engrangés. Nous avons ramené la Russie de notre côté, nous avons lié les mains des Européens avec les réfugiés et enfin nous avons réussi à forcer le retrait des Etats-Unis du nord-est de la Syrie. »

En réalité, l’opération militaire voue le pays à l’isolement. Jamais la Turquie ne s’est retrouvée dans un tel marasme diplomatique, sinon peut-être au moment de l’intervention de son armée à Chypre en 1974 qui a divisé l’île en deux. M. Erdogan y a fait allusion. L’offensive militaire turque en Syrie est « aussi vitale » que celle de Chypre en 1974, a-t-il déclaré dans un discours prononcé lundi à Bakou en Azerbaïdjan, où il était en visite.

Les soutiens à l’opération turque se comptent sur les doigts de la main. Seuls le Pakistan, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, le Venezuela et la Hongrie l’ont approuvée. L’assentiment de la Russie et de l’Iran, les partenaires d’Ankara au sein du « processus d’Astana », lui fait défaut.

Téhéran s’est prononcé contre l’intervention turque et Moscou tente désormais de la limiter en donnant son feu vert à l’armée de Bachar Al-Assad, qui est entrée au nord-est de la Syrie après un accord conclu avec les forces kurdes sur la base russe militaire de Hmeimim.

Plus vulnérable que jamais

Erratique et aventuriste, la politique étrangère de M. Erdogan laisse le pays faible, isolé et sans alliés. Bercé par la nostalgie du passé ottoman, le « Grand Turc » ambitionnait de rétablir l’influence de son pays au Moyen-Orient, dans les Balkans et au-delà tout en donnant aux citoyens turcs une vision hypertrophiée de leur place dans le monde.

Son ambition de rendre la Turquie « great again » a échoué. Aujourd’hui le pays apparaît plus vulnérable que jamais et l’opération en Syrie risque de s’avérer coûteuse diplomatiquement et économiquement.

Quelles sont les raisons qui ont poussé le numéro un turc à prendre un tel risque ? « Il l’a fait parce qu’il se trouve dans une situation insoutenable en interne, à la fois au niveau économique et politique. L’AKP, son parti, est en train de perdre sa position hégémonique face à l’opposition unie mais hétéroclite, une alliance entre le Parti républicain du peuple [CHP, kémaliste], le Bon Parti [nationaliste] et le Parti de la démocratie des peuples [HDP, gauche pro-kurde]. Erdogan sait que la meilleure façon de briser cette entente est d’assurer une montée du sentiment nationaliste contre le “terrorisme” kurde », explique Ömer Taspinar, enseignant au National War College de Washington.

Il y est parvenu, obtenant l’assentiment du CHP et du Bon Parti lors du vote sur l’opération militaire turque en Syrie au Parlement. « C’est incontestablement un succès pour Erdogan qui a su rallier une bonne partie de l’opposition parlementaire derrière lui. Seul le HDP a voté contre », estime Erhan Kelesoglu, un politologue indépendant.

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La peur est revenue en force

Pour autant, l’opération militaire est loin de susciter l’enthousiasme de la population. « Il y a une grande indifférence, surtout si on compare avec le soutien manifesté en 2018 envers l’opération militaire sur Afrin [région à majorité kurde du nord-ouest de la Syrie, conquise en mars 2018 par l’armée turque]. Les intellectuels se taisent, ils savent que le prix à payer peut être lourd depuis que des centaines d’entre eux ont été révoqués, poursuivis en justice et parfois emprisonnés pour avoir signé une pétition contre l’intervention de l’armée au Sud-Est [région à majorité kurde de la Turquie] à l’hiver 2015-2016 », rappelle le politologue.

Une large partie de la population turque, obnubilée par la perte de son pouvoir d’achat, n’a pas la tête à l’intervention. « Et puis Erdogan n’est pas aussi convaincant qu’il l’était. De nombreux Turcs sont conscients du fait qu’il utilise cette opération à des fins de politique intérieure, juste pour assurer sa survie politique. Les gens comprennent que le problème de sécurité mis en avant par les autorités est une manipulation. Les forces kurdes ne représentaient pas une menace terroriste réelle pour la Turquie. Aucune menace immédiate n’émanait de la zone contrôlée par ces forces et les arabes alliés des Etats-Unis à l’est de l’Euphrate », estime un analyste de la scène politique turque, soucieux d’anonymat vu la sensibilité du sujet.

La peur, qui s’était estompée lors des succès de l’opposition aux municipales au printemps, est revenue en force car, dès le premier jour de l’intervention, les autorités ont sorti le bâton.

Plus de cent personnes qui avaient critiqué l’opération militaire sur les réseaux sociaux ont été placées en garde à vue. Environ 500 enquêtes judiciaires ont été ouvertes contre ceux qui ont évoqué « une invasion ». Pour avoir posté un tweet sur « la guerre injuste faite aux Kurdes », Sezgin Tanrıkulu, député du CHP, a été prévenu lundi par le parquet qu’une enquête judiciaire venait d’être ouverte contre lui.

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15 octobre 2019

Kurdes : «Nous avons bien plus peur des Turcs que de Daech»

Par Wilson Fache 

Lâchés par Washington, les combattants kurdes ont annoncé dimanche avoir conclu un accord avec Damas pour contrer l’offensive du régime d’Erdogan dans le nord de la Syrie. Au moins 130 000 civils ont déjà fui les combats. «Libération» est allé à la rencontre des habitants, désespérés et en colère.

Kurdes : «Nous avons bien plus peur des Turcs que de Daech»

Il est 21 heures mais il fait déjà nuit, comme si le monde avait été englouti. Sur la route M4 qui relie Tall Tamr à Qamichli, le check-point tenu par les forces kurdes syriennes est illuminé comme un sapin de Noël. Des dizaines de loupiotes rouges posées sur l’asphalte indiquent la position du barrage, un phare au milieu des champs arides. Mais celui-ci est désormais vacant. Un pick-up fonce à toute allure : les combattants des Unités de protection du peuple (YPG) quittent leurs positions. «On se retire, le régime arrive», murmure l’un d’eux à travers la vitre avant de repartir. En Syrie, et les «frontières» disparaissent dans la nuit aussi vite que les voitures.

Les autorités kurdes, acculées après «l’abandon» de Washington, ont finalement annoncé dimanche avoir passé un accord avec le régime de Bachar al-Assad, sous l’égide de la Russie, pour permettre le déploiement de l’armée syrienne dans le nord du pays. Le but : stopper l’avancée des troupes turques et de leurs supplétifs. En échange de la protection de Damas, plusieurs villes sous contrôle kurde brandiront à nouveau l’étendard de la République arabe syrienne. Les détails exacts de cet accord ne sont toutefois pas encore connus.

«Que des ennemis»

Le monde a changé il y a à peine une semaine, depuis le début de l’opération d’Ankara, lancée à la faveur du retrait américain. Le président Recep Tayyip Erdogan avait promis une «bande de sécurité» à la frontière pour repousser les forces kurdes, considérées par la Turquie comme une organisation terroriste. Un assaut qui a provoqué l’exode d’au moins 130 000 civils, selon les Nations unies. Plusieurs dizaines de voitures faisaient la queue, dès 6 heures du matin lundi, au poste-frontière irako-syrien de Semalka, leurs passagers espérant trouver refuge au Kurdistan irakien. Mohammed Ali, 58 ans, accompagne sa femme et ses deux filles, qu’il veut mettre en sécurité de l’autre côté de la rivière. «C’est une crise sans précédent. Nous n’avions pas d’autre choix que de passer un accord avec le régime», estime ce Kurde de Tall Tamr. Sur la plaine morne, l’aurore ressemble à s’y méprendre à un crépuscule. «C’est une bonne solution. Je pense que le régime prendra juste les postes-frontières et pas le contrôle de tout le Rojava», tente-t-il de se rassurer. Sans savoir que sa ville natale tombera quelques heures plus tard dans le giron de Damas.

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Ballottés au gré des batailles et des allégeances politiques mouvantes, les Kurdes étaient parvenus au fil du conflit en Syrie à bâtir leur propre région de facto autonome, sans toutefois jamais couper complètement le contact avec Damas, malgré des relations pour le moins houleuses, que ce soit sous Bachar al-Assad ou sous son père, Hafez. Aujourd’hui, l’administration kurde est visiblement en train de s’effondrer, signant peut-être la fin du «Rojava» en tant que projet politique. «Ce dont nous sommes certains, c’est que le régime n’a jamais cessé d’exiger une capitulation totale sans rien accorder aux Kurdes. Et les Kurdes sont extrêmement faibles en ce moment, ils n’ont aucun moyen de pression», analyse Elizabeth Tsurkov, chercheuse au Foreign Policy Research Institute.

Samedi déjà, des dizaines de familles se pressaient contre les portes closes de Semalka. Peau flétrie et yeux éraillés par la guerre, l’odyssée de Maryam Ibrahim l’a amenée jusqu’aux rives du Tigre. «Je ne peux plus pleurer, je n’ai plus de larmes à verser. Je ne peux pas marcher, mes jambes ne me portent plus. Je veux simplement que Dieu arrête cette guerre, plaide la matriarche de 70 ans, en sanglots. Mais je crois que nous n’avons que des ennemis. C’est l’opinion de la vieille femme que je suis.» Autour d’elle, les enfants sont inconsolables.

La guerre syrienne se conjugue au pluriel. Il y avait déjà l’assaut du régime contre les révolutionnaires, l’opération de la coalition internationale contre le groupe Etat islamique, l’EI contre tout le monde, Israël contre les alliés de Téhéran, Téhéran en soutien à Bachar al-Assad, Bachar al-Assad appuyé par Moscou, Moscou contre les groupes rebelles modérés et ceux financés par Doha ou Riyad, les islamistes contre les islamistes, contre les Kurdes, désormais partenaires du régime contre les Turcs.

«Le moment clé que nous devrons surveiller, c’est le moment où la Russie fermera, ou pas, l’espace aérien au-dessus de la Syrie. A ce jour, la Turquie a bénéficié du refus des Etats-Unis de fermer l’espace aérien au-dessus des zones kurdes pour empêcher les frappes aériennes turques. Pour que cet accord fonctionne, la Russie devra fermer l’espace aérien à ces attaques, estime Nicholas Heras, analyste au Center for New American Security. En fin de compte, cet accord constitue la première étape d’une longue route vers l’éventuelle intégration du nord et de l’est de la Syrie [sous contrôle kurde] dans un futur Etat syrien dirigé par Bachar al-Assad.»

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Echo des explosions

Lorsque Imane Haj Mamo a entendu les premiers avions, elle n’y a d’abord pas prêté attention, croyant reconnaître le bruit des jets de la coalition internationale qui combattent l’Etat islamique. Puis les bombes turques sont tombées. Elle est partie de chez elle sans rien emporter – pas même les médicaments de sa fille malade – et a trouvé refuge avec ses enfants et deux autres familles dans une école primaire à Hassaké. Femmes et enfants ont fui la bourgade frontalière de Ras al-Ain mercredi, au début de l’offensive turque, tandis que leurs maris sont restés pour défendre leur maison.

Cette mère de 40 ans ne connaît que trop bien l’exode. Elle avait déjà dû fuir Alep en 2012 lors des affrontements entre les rebelles et le régime de Bachar al-Assad. Elle avait alors trouvé refuge à Kobané. Puis l’Etat islamique est arrivé et a tué son père et son frère aîné, Arûn. Il a alors fallu fuir Kobané. Elle vivait à Ras al-Ain depuis cinq ans lorsque la guerre est revenue frapper à sa porte. Il a fallu fuir à nouveau. Sa voix s’effrite. En larmes, elle se demande : «Où irons-nous ensuite ?»

A Qamichli, capitale (déchue ?) de la région kurde, les rues habituellement noires de monde sont désertes depuis le début de l’offensive. Le silence seulement interrompu par les aboiements de chiens errants et l’écho des explosions. Si le désespoir avait un parfum, il sentirait probablement comme l’intérieur de l’hôpital Farman. Les mots ne suffisent plus, les fluides racontent : on y pleure ses morts et on y sue de terreur, les plaies font couler un sang tiède. Les bouches, elles, crachent sur «l’abandon» américain. «C’est une catastrophe, c’est une catastrophe», marmonne un chirurgien orthopédique. Les chambres qui accueillent les blessés ont des airs de veillées funéraires. Massoud Ali Mehdi a eu l’abdomen transpercé dans une explosion : «Nous avons bien plus peur des Turcs que de Daech. Nos combattants ont donné leur vie pour vaincre les jihadistes, et maintenant Erdogan est là pour nous achever.»

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Paranoïa

Même discours dans le dispensaire de Tall Tamr, à 100 kilomètres au sud-ouest de Qamichli. «Où sont les Américains ? Où ?» demande dans le vide Delil Hassakeh (un nom de guerre). Allongé sur un brancard orange, ce combattant arabe a été blessé au niveau de la jambe et du dos dans une frappe aérienne qui a coûté la vie à son meilleur ami. «J’ai combattu au sein des Forces démocratiques syriennes [sous leadership kurde, ndlr] pour reprendre Raqqa à Daech. Cette bataille n’était rien en comparaison avec ce que l’on vit maintenant. Daech, au moins, n’avait pas d’avions de chasse», lâche-t-il dans un grognement d’agonie alors que des infirmiers le transportent vers le bloc opératoire.

Soudain, un crépitement. Les balles se perdent dans le ciel de Tall Tamr. «Une cellule dormante de Daech attaque», assure le soldat qui garde l’entrée de l’hôpital. Quelques minutes plus tard, le silence reprend ses droits. Sur place, des témoins de l’événement racontent : quatre ou cinq hommes masqués roulaient derrière un pick-up des YPG, qui ont tiré en l’air lorsqu’ils ont vu qu’ils étaient suivis. Les individus ont tenté de s’échapper avant d’être arrêtés. Etaient-ils vraiment de Daech ? L’ennemi – les ennemis – semble omniscient et, dans le chaos ambiant, la paranoïa atteint des sommets. Les autorités kurdes ont annoncé dimanche la fuite de près de 800 proches de jihadistes de l’Etat islamique d’un camp de déplacés. D’autres évasions ont aussi été rapportées. Quelque 12 000 combattants de l’organisation terroriste, dont 2 500 à 3 000 étrangers, seraient détenus dans les prisons sous contrôle des Kurdes. Autant de bombes à retardements.

Les répercussions des derniers développements sont tentaculaires et représentent un cauchemar pour les chancelleries européennes, pour ne citer qu’elles. Les combattants occidentaux de Daech et leurs familles, détenus dans des camps et prisons à travers le Kurdistan syrien, finiront-ils entre les mains du régime d’Al-Assad, à qui les Européens ne reconnaissent pas de légitimité ? Jusqu’où iront les jihadistes parvenus à s’échapper ? Le chaos actuel sera-t-il un terreau fertile à la résurgence de l’organisation terroriste, déjà bien entamée ? Ces questions pourraient hanter la région pour les années à venir. Mais au Kurdistan syrien, l’heure est pour l’instant au deuil. L’adage qui veut que «les Kurdes n’aient pour amies que les montagnes» a, disent ces balafrés, rarement sonné si vrai.

7 août 2019

Entretien « Erdogan est plus faible qu’il ne le laisse paraître »

Par Gaïdz Minassian

Gérard Chaliand, spécialiste des conflits asymétriques, considère, dans un entretien au « Monde », que les menaces du président turc contre la région autonome du Rojava montrent une volonté d’« en finir avec les Kurdes de Syrie ».

Géostratégiste et spécialiste des conflits irréguliers, Gérard Chaliand, qui se rend régulièrement en Syrie et en Irak, analyse la situation dans le Rojava, région autonome du Kurdistan syrien, après la menace du président turc, Recep Tayyip Erdogan, d’entrer dans ce territoire, et sur la restructuration de l’organisation Etat islamique (EI) dans la région. Il est l’auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages, parmi lesquels Pourquoi perd-on la guerre ? Un nouvel art occidental (Odile Jacob, 2016).

Après les menaces du président turc d’entrer en territoire syrien à l’est de l’Euphrate, sur quoi peuvent déboucher les négociations entre Turcs, Américains et Kurdes à propos de la sécurisation de la frontière turco-syrienne ?

Les négociations sont au point mort, dans la mesure où les objectifs des uns et des autres sont radicalement opposés.

Recep Tayyip Erdogan souhaite en finir avec les Kurdes de Syrie. Si l’EI est une nuisance, le véritable danger, pour les Kurdes de Syrie, est dans les visées interventionnistes du dirigeant turc sur le sol syrien, ce qu’il appelle un « couloir de la paix ».

Les forces américaines et françaises, en principe, resteront présentes pour une période indéterminée. Le contentieux américano-turc, né de l’achat du système russe de défense antiaérienne S-400, fut suivi par le refus de Washington de livrer à la Turquie des avions F-35. Un bras de fer qui peut coûter plus cher à la Turquie qu’aux Etats-Unis et dont le gagnant est le président russe Vladimir Poutine. Ce dernier conforte Bachar Al-Assad dans son objectif de contrôler, à terme, Idlib, où règne un fragile compromis russo-turc.

Par ailleurs, après un second échec aux élections municipales à Istanbul, M. Erdogan constate l’érosion de sa formation, le Parti de la justice et du développement (AKP), avec le départ d’Ali Babacan, qui entend former une nouvelle formation politique que pourraient rejoindre Ahmet Davutoğlu, ancien ministre des affaires étrangères, et Abdullah Gul, ancien président. Bien qu’il joue de l’ultranationalisme et de la diabolisation des Occidentaux, M. Erdogan est plus faible qu’il ne le laisse paraître.

Quant aux Kurdes, ils restent divisés, payant par là leur absence de tradition étatique. Les Kurdes d’Irak se portent mieux que jamais, partagent des relations cordiales avec la Turquie sans perdre de vue leurs propres intérêts. Les Kurdes de Syrie connaissent des tensions avec les Arabes de Rakka et de Deir ez-Zor. Rien n’est simple dans ces rapports historiques où les vainqueurs d’hier (Arabes) se retrouvent en position de non-décideurs, bien que majoritaires, et sous la direction des victimes d’hier (Kurdes).

L’EI, qui se restructure dans la région, ne risque-t-elle pas de profiter d’éventuelles tensions entre Turcs et Kurdes ?

Les combattants de l’EI n’ont cessé d’être actifs au nord et à l’est de la Syrie. De nombreux incendies criminels, en mai et surtout en juin, ont ruiné les récoltes de blé sur des milliers d’hectares. Des attentats revendiqués par l’EI ont eu lieu à Rakka en avril, mai et juin (voitures piégées), d’autres ont frappé Hassaké, Manbij, etc.

L’EI s’efforce de gagner – contre les Kurdes – les populations arabes à l’Est. Plus grave, le camp de Al Hol (70 000 personnes), non loin d’Hassaké, échappe au contrôle des Kurdes tandis que l’EI s’y replie après ses actions. Mi-Juillet, l’organisation a hissé son drapeau au milieu du camp. Pis, sur la rive sud de l’Euphrate, au sud-est de Deir ez-Zor, l’EI dispose d’une base arrière en zone désertique, à partir de laquelle, elle mène des actions de commando au nord du fleuve contrôlé par les Kurdes, ses alliés arabes et la coalition.

Le régime syrien et ses alliés russe et iranien laissent l’EI opérer afin de déstabiliser la région sous le contrôle des Kurdes et de la coalition sans risque d’affrontement direct. Par ailleurs, l’EI est toujours active en Irak, dans la région de Kirkouk, où 20 000 hectares de blé auraient été incendiés. Les attentats y sont nombreux, ainsi que dans la région de Ninive.

Comment la coalition et ses alliés kurdo-arabes réagissent-ils à la réorganisation de l’EI ?

La coalition n’envisage pas, dans les conditions actuelles, une reprise de la guerre proprement dite, mais le conflit continue de façon irrégulière.

Je voudrais, pour ma part, revenir sur une lecture des événements. La passivité de la coalition, Américains en tête, en 2014-2015, a été l’un des atouts majeurs de l’EI. C’est nous qui avons laissé l’organisation se déplacer à travers plusieurs centaines de kilomètres de régions désertiques, sans coup férir, jusqu’à Mossoul.

Il était possible et nécessaire de les bombarder. Nous n’avons rien fait, entre autres parce que nous ne voulions pas donner l’impression de soutenir le régime syrien en frappant ses adversaires. A cette époque, les médias anglo-saxons dénommaient les organisations islamiques autres que l’EI « forces d’opposition ».

La chute de Mossoul, la proclamation du califat, puis l’offensive sur le Sinjar, toujours sans bombardements, ont provoqué la venue, à travers la Turquie complice, de milliers de volontaires pour participer au djihad avec le sentiment que la victoire était au bout du fusil.

Pour contrer cela, il a fallu, dans un premier temps, l’intervention russe, critiquée parce qu’elle ne frappait pas seulement l’EI mais aussi les autres organisations djihadistes, puis la très efficace offensive des Kurdes de Syrie appuyée par des éléments arabes (FDS) et avec le concours massif, enfin, de la coalition.

La création de tribunaux internationaux pour juger les djihadistes dans le Rojava est-elle légale ? Ne signifierait-elle une sorte de reconnaissance internationale de l’entité kurde de Syrie ?

Les Kurdes de Syrie sont pleinement partisans d’un tel tribunal, dans la mesure où la mise en place de celui-ci concourrait à les légitimer. Le régime syrien n’y a aucun intérêt, au contraire. Aussi, celle-ci parait très incertaine.

26 mars 2019

Turquie : Erdogan veut renommer l'ex-basilique Sainte-Sophie en "mosquée Sainte-Sophie"

marisa

Marisa Papen à la Basilique Sainte Sophie d'Istanbul.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan a évoqué dimanche 24 mars la possibilité de renommer l'ex basilique Sainte-Sophie d'Istanbul, actuellement un musée, en "mosquée Sainte-Sophie" après les élections locales du 31 mars.

Interrogé à propos d'une possible gratuité du musée Sainte-Sophie lors d'une interview télévisée, le chef de l'Etat a répondu : "Ce n'est pas impossible. (...) Mais nous ne le ferons pas sous le nom de musée mais de "mosquée Sainte-Sophie". Sa remarque a provoqué un "oh" de surprise de la journaliste qui lui avait posé la question sur la chaîne TGRT Haber.

Chrétiens et musulmans se disputent régulièrement cette église

Oeuvre architecturale majeure construite au VIe siècle à l'entrée du détroit du Bosphore et de la Corne d'or, la basilique Sainte-Sophie fait régulièrement l'objet de polémiques entre chrétiens et musulmans qui se disputent son utilisation. Cette église, où étaient couronnés les empereurs byzantins, a été convertie en mosquée au XVe siècle après la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453. Sous le régime laïque de Mustafa Kemal Atatürk, elle a été désaffectée et transformée en musée afin, dit la loi, de "l'offrir à l'humanité".

"Les touristes vont et viennent à la Mosquée bleue, est-ce qu'ils payent quoi que ce soit ? (...) Eh bien nous ferons pareil à Sainte-Sophie", a ajouté le président Erdogan, en pleine campagne pour des élections locales le 31 mars qui s'annoncent serrées dans les villes comme Ankara et Istanbul.

Monument classé au patrimoine mondial de l'Unesco

Le statut de ce monument, aujourd'hui classé au patrimoine mondial de l'Unesco et visité par des millions de touristes chaque année, continue d'irriter les musulmans de Turquie les plus militants.

Depuis l'arrivée de M. Erdogan au pouvoir en 2003, les activités liées à l'islam se sont multipliées à l'intérieur de Sainte-Sophie, avec notamment des séances de lecture de versets du Coran ou des prières collectives sur le parvis du monument. La Grèce voisine, qui surveille de près le devenir du patrimoine byzantin en Turquie, a plusieurs fois exprimé sa préoccupation quant aux initiatives visant à remettre en question le statut de Sainte-Sophie. Le sujet a été à nouveau évoqué après l'attentat commis le 15 mars par un extrémiste de droite contre deux mosquées à Christchurch en Nouvelle-Zélande, où il a fait 50 morts. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a plusieurs fois mentionné le "manifeste" publié par l'auteur de l'attentat, dans lequel il déclare notamment que la basilique Sainte-Sophie sera "libérée" de ses minarets. "Vous n'arriverez pas à faire d'Istanbul une Constantinople", a ainsi réagi le 25 mars le chef de l'Etat turc.

1 décembre 2018

G20

macron et

Le G20 fait bon accueil à « MBS » malgré l’affaire Khashoggi

Par Gilles Paris, Buenos Aires, envoyé spécial, Marie de Vergès, Buenos Aires, envoyée spéciale

Le sommet, qui se tient en Argentine, marque le grand retour international du prince saoudien de 33 ans après l’assassinat du dissident Jamal Khashoggi en Turquie.

Mohammed Ben Salman a affiché bonne humeur et décontraction chaque fois qu’il en a eu l’occasion à l’ouverture du sommet du G20, à Buenos Aires, vendredi 30 novembre. Le prince héritier saoudien représente son pays dans ce cénacle pour la seconde fois depuis son arrivée aux affaires, en 2015.

Fragilisé par les lourdes présomptions qui le présentent comme l’instigateur de la disparition d’un dissident saoudien, le chroniqueur du Washington Post Jamal Khashoggi, il compte faire du sommet une étape sur la voie d’une délicate normalisation compte tenu des circonstances qui entourent cet assassinat. Le journaliste a été tué et manifestement démembré au consulat du royaume à Istanbul (Turquie), en octobre.

Lors de la première séance du sommet, le prince héritier, également désigné par l’acronyme formé par ses initiales, « MBS », a pu compter sur la bienveillance du Russe Vladimir Poutine, président d’un Etat sanctionné en août par les Etats-Unis pour la tentative d’assassinat visant, en mars, un ancien agent exilé au Royaume-Uni, Sergeï Skripal. Les deux hommes ont échangé une très joviale poignée de mains avant de prendre place côte à côte autour de la vaste table circulaire prévue pour les chefs d’Etat et de gouvernement.

« Plaisanteries » échangées

Paradoxalement, Mohammed Ben Salman a reçu un accueil plus mesuré de la part de celui dont le soutien a été décisif au cours des dernières semaines : le président des Etats-Unis Donald Trump. Convaincu officiellement par les démentis du prince, au nom des intérêts de Washington, ce dernier résiste pour l’instant à un Congrès désireux de voir ce dernier rendre des comptes. Pas seulement pour l’assassinat de Jamal Khashoggi, mais également pour son rôle dans l’escalade militaire au Yémen qui a provoqué l’une des plus graves crises humanitaires de la région.

Si Donald Trump a bien échangé des « plaisanteries » avec MBS au cours de cette session, la Maison Blanche a pris soin d’assurer que le président des Etats-Unis en avait fait de même « avec à peu près tous les responsables présents ».

Interrogé en préambule d’un entretien avec le premier ministre japonais Shinzo Abe, le républicain a assuré ne pas avoir eu pour l’instant de « discussion » avec le prince héritier au cours de ce sommet, sans exclure pour autant cette éventualité avant la fin du G20.

« Discussion franche et ferme »

A l’inverse, le président de la République française, Emmanuel Macron, s’est entretenu quelques minutes avec le prince héritier avant même l’ouverture du sommet. Le croisant dans l’espace réservé aux chefs d’Etats, comme l’a montré un enregistrement vidéo, « il a souhaité aller au devant pour avoir une discussion très franche et ferme sur deux points », a expliqué un conseiller élyséen, les mêmes qui préoccupent le Congrès des Etats-Unis.

A propos de l’affaire Khashoggi, M. Macron a exprimé la volonté des Européens d’associer des experts internationaux à l’enquête en cours. Puis il a évoqué la guerre au Yémen pour faire valoir la nécessité d’une solution politique.

Deux messages sur lesquels les dirigeants de l’Union européenne présents à Buenos Aires s’étaient coordonnés au préalable, lors d’une réunion en format restreint, vendredi matin.

« Vous ne m’écoutez jamais »

Sur la forme, la plus grande réserve a été de mise. Il s’agissait d’un « aparté très bref » et surtout pas d’une « rencontre bilatérale », a précisé le conseiller de l’Elysée. Ce dernier a insisté, sur la base de l’enregistrement vidéo immédiatement partagé sur les réseaux sociaux, sur le « contraste » entre le visage de « MBS » « souriant » et celui du président présenté comme, « plutôt fermé ».

Des bribes de cet échange, tenu en anglais, peuvent être saisies. « Ne vous inquiétez pas », assure le prince, très décontracté. « Mais je le suis, je suis inquiet », lui répond le dirigeant français. Ce dernier ajoute presque aussitôt : « Vous ne m’écoutez jamais. » La formule provoque la brève hilarité de son interlocuteur, qui l’assure du contraire. « Je suis un homme de parole », ajoute Emmanuel Macron.

Il y a un an, le président français s’était démené pour tirer « MBS » de l’impasse dans laquelle ce dernier s’était lui-même précipité. Le prince s’était en effet emparé du premier ministre du Liban, également de nationalité saoudienne, Saad Hariri, jugé trop complaisant avec l’Iran et son allié libanais, le Hezbollah, pour tenter en vain d’obtenir sa démission. M. Macron avait joué les médiateurs pour obtenir le retour du premier ministre dans son pays.

« MBS » face à Erdogan

Le hasard a voulu que le G20 rassemble à Buenos Aires le prince mis en cause et le principal artisan de ses difficultés. Avec un art consommé du suspens, le président turc, Recep Tayyip Erdogan a en effet organisé au cours des semaines précédentes les « fuites » qui ont graduellement concentré les soupçons sur l’homme fort du royaume saoudien.

Les organisateurs argentins du sommet avaient pris soin de placer les deux dirigeants à bonne distance sur la traditionnelle photo de famille prise au début de la session de vendredi. Ils n’ont pas échangé un regard lorsque le président de Turquie est passé devant le prince héritier pour prendre sa place à l’autre bout du podium. L’espace d’un instant, « MBS » a même renoncé au sourire débonnaire affiché avec méthode.

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10 novembre 2018

Affaire Khashoggi : Erdogan affirme avoir partagé des enregistrements avec Riyad, Washington et les Européens

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A la veille du grand rendez-vous international des cérémonies du centenaire où il est attendu, le chef de l’Etat turc a remis l’affaire à l’agenda. MM. Trump et Macron ont de leur côté demandé des éclaircissements complets à Riyad.

L’existence d’enregistrements audio du meurtre du journaliste saoudien critique du pouvoir Jamal Khashoggi, le 2 octobre dans l’enceinte du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, avait été évoquée à plusieurs reprises anonymement. Comme de nombreuses révélations qui avaient filtré sur l’affaire dans la presse turque aux ordres du pouvoir mais également dans des médias américains au cours du mois d’octobre, cette information avait été prêtée à de mystérieux responsables jamais nommés. Elle est désormais officielle : le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a confirmé samedi 10 octobre qu’Ankara disposait bien d’enregistrements réalisés au sein du consulat saoudien et portant sur l’assassinat de M. Khashoggi.

« Nous avons donné les enregistrements, nous les avons donnés à l’Arabie saoudite, nous les avons donnés à Washington, aux Allemands, aux Français, aux Anglais », a déclaré le chef de l’Etat turc lors d’une conférence de presse télévisée. La présidence a ensuite précisé que les enregistrements avaient été écoutés, mais qu’aucun document écrit n’avait été partagé. « Ils ont écouté les conversations qui ont eu lieu ici, ils savent », a poursuivi M. Erdogan.

Le 2 novembre, un mois après la mort du journaliste Jamal Khashoggi, le président turc avait déjà accusé dans une tribune publiée le 2 novembre dans le Washington Post les « plus hauts niveaux du gouvernement saoudien » d’avoir commandité le meurtre, sans pour autant mettre en cause le roi Salmane.

Corps découpé et dissous dans l’acide

C’est bien son fils, le tout-puissant prince hériter Mohammed Ben Salmane, surnommé MBS, qui est visé par Ankara. Après avoir d’abord fermement nié son meurtre, les autorités saoudiennes ont fini par affirmer que le journaliste avait été tué au cours d’une opération « non autorisée » par Riyad. Or plus d’un mois après sa mort, le corps de Jamal Khashoggi n’a toujours pas été retrouvé. Un conseiller de M. Erdogan, Yasin Aktay, a affirmé début novembre que la dépouille du journaliste avait été découpée en morceaux ensuite dissous dans de l’acide.

Les déclarations de M. Erdogan interviennent peu avant le grand rendez-vous international des cérémonies du centenaire de l’armistice de la guerre de 14-18 qui se tiennent à Paris, puis du Forum sur la paix qui ouvrira dimanche dans la capitale française. Elles remettent l’affaire Khashoggi sur le devant de la scène, des zones d’ombre demeurant toujours autour des circonstances du meurtre tandis que l’Arabie saoudite est de plus en plus contestée pour son engagement militaire au Yémen dans le conflit contre les rebelles houthistes et la crise humanitaire qu’il a provoquée dans le pays.

A Paris, le président français, Emmanuel Macron, et son homologue américain, Donald Trump, qui se sont entretenus en tête à tête samedi matin à l’Elysée, ont affirmé que l’Arabie saoudite devait encore fournir des « éclaircissements complets » sur l’assassinat de Jamal Khashoggi, selon une source à l’Elysée citée par l’agence Reuters. Les deux chefs d’Etat ont également affirmé être d’accord sur le fait que cette affaire ne doit pas constituer un facteur de déstabilisation supplémentaire dans la région. Ils ont par ailleurs estimé selon cette même source que l’affaire Khashoggi et ses suites diplomatiques pouvaient fournir l’occasion de poser la voie d’une résolution politique de la guerre au Yémen.

8 novembre 2018

Erdogan à la commémoration du 11 novembre : ce qu’il faut avoir le courage de lui dire

La présence de M. Recep Tayyip Erdogan, qui perpétue le négationnisme d’Etat de la Turquie à l’égard du génocide des Arméniens, ne doit pas être interprétée comme une caution apportée à ses méthodes, car « la paix ne saurait passer par les non-dits ou la complaisance envers les crimes du passé comme du présent », explique un collectif de personnalités dans une tribune au « Monde ».

Collectif

A l’initiative de la présidence de la République, quatre-vingts chefs d’Etat et de gouvernement sont invités à participer aux célébrations du centenaire de l’Armistice de la première guerre mondiale. Comme l’a déclaré Emmanuel Macron, cet événement entend se réclamer du « plus jamais ça » qui avait sous-tendu « la volonté » de rendre désormais impossibles les horreurs de la première guerre mondiale.

Dans cet esprit, l’Elysée a indiqué que les commémorations, qui ne donneront pas lieu à un grand défilé militaire mais à un forum pour la paix, auront pour objet que la « paix chaque jour gagne du terrain, parce qu’aujourd’hui, chaque jour, elle en perd ».

Lors de l’inauguration de l’Historial franco-allemand de la Grande Guerre du Hartmannswillerkopf (Haut-Rhin), le 10 novembre 2017, M. Macron, insistant sur l’importance du devoir de mémoire, avait entre autres affirmé que « 2018 ne sera pas une année de triomphalisme, mais un miroir tendu à notre monde d’aujourd’hui qui, si souvent encore, choisit la radicalité, la brutalité, la violence comme réponse à des problèmes qui appelleraient bien plutôt le dialogue et la main tendue, quel que soit le poids de souffrance que ces problèmes comportent ».

Il avait confirmé ses intentions le 25 septembre, lors de son discours à la 73e Assemblée générale des Nations unies en déclarant : « N’oubliez jamais que les génocides qui ont fait que vous êtes là aujourd’hui étaient nourris par les discours auxquels nous nous habituons. »

Un nationalisme agressif

Si les personnalités signataires de ce texte ne peuvent que souscrire à ces propos, elles s’inquiètent cependant que leur portée ne soit dénaturée par la venue aux célébrations du centenaire d’autorités qui, au lieu de tirer les leçons du passé et d’en condamner les atrocités, s’en solidarisent par le déni et perpétuent aujourd’hui dans leur gouvernance les maux que ce grand rassemblement international voudrait combattre.

Il en va notamment ainsi de la présence de Recep Tayyip Erdogan, qui espère nous « habituer » à l’odieux négationnisme d’Etat de la Turquie à l’égard du génocide des Arméniens, perpétré durant la Grande Guerre par le gouvernement « Jeunes-Turcs ».

Ce chef d’Etat n’a, semble-t-il, tiré de ce génocide qu’un seul enseignement : le fait que le crime peut s’avérer payant. Et en tout cas depuis son accession à la présidence turque, il renvoie à lui seul l’image de cette « radicalité », de cette « brutalité », de cette « violence » qu’il s’agit aujourd’hui d’éradiquer pour que ne se reproduisent pas les horreurs du passé.

CE CHEF D’ETAT N’A, SEMBLE-T-IL, TIRÉ DE CE GÉNOCIDE QU’UN SEUL ENSEIGNEMENT : LE FAIT QUE LE CRIME PEUT S’AVÉRER PAYANT

Jusqu’à ce jour, l’Etat qu’il dirige continue de professer un nationalisme agressif, doublé depuis l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP), d’un islamisme revendiqué. Il maintient l’occupation militaire de Chypre, membre de plein droit d’une Union européenne qu’il prétend pourtant vouloir intégrer.

Cet Etat perpétue l’oppression de ses minorités, en particulier les Kurdes, contre lesquels il mène une guerre qui ne dit pas son nom à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières. Il attise les feux du djihadisme et de l’antisémitisme en incitant à une haine inextinguible contre Israël, tandis que les atteintes aux libertés à l’intérieur même de la Turquie gravissent des sommets.

Cet Etat est encore cette année la plus grande geôle du monde pour les journalistes. Il compte 55 000 prisonniers politiques et a vu le licenciement en deux ans de 150 000 fonctionnaires pour délit d’opinion. Et il ne s’agit là que de quelques exemples, parmi tant d’autres, des turpitudes dont il se rend responsable.

Nécessaire clarté

Aussi, quelles que soient les raisons pour lesquelles la République juge utile de dérouler le tapis rouge devant Erdogan, les signataires de cet appel entendent lui dire en face que personne n’est en France dupe de ses agissements.

Et ils affirment avec détermination que la paix ne saurait passer par les non-dits ou la complaisance envers les crimes du passé comme du présent, les politiques de haine et de discrimination. Ils enjoignent à M. Erdogan de renoncer à ses pratiques délétères, à son nationalisme agressif et à son islamisme politique qui sont antinomiques de la volonté de paix à laquelle nous invite cette date anniversaire, si lourde en symboles.

Ils demandent au président de la République de faire montre de la clarté nécessaire envers son « invité », afin que sa présence ne puisse en aucun cas être interprétée comme une caution apportée à ses méthodes, à sa gouvernance, à son régime et à ses manifestations de violence qui n’ont pas leur place dans le message que se doit de porter le centième anniversaire de l’Armistice.

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Premiers signataires

Stéphane Audouin-Rouzeau, historien ; Nicolas Aznavour ; Annette Becker, historien ; Hamit Bozarslan, historien ; Pascal Bruckner, philosophe ; Gérard Chaliand, stratégiste ; Youri Djorkaeff, footballeur ; Costa-Gavras, cinéaste ; Robert Guédiguian, cinéaste ; Ahmet Insel, économiste éditeur et politologue ; Laurent Joly, historien ; Jacques Julliard, écrivain ; Arno Klarsfeld, conseiller d’Etat ; Beate Klarsfeld, présidente de la Beate Klarsfeld foundation ; Serge Klarsfeld, président de l’Association des fils et filles de déportés juifs de France ; Georges Képénékian, ex-maire de Lyon ; Daniel Leconte, producteur ; Mathieu Madénian, humoriste ; André Manoukian, musicien ; Richard Odier, président du Centre Simon-Wiesenthal ; Nicolas Offenstadt, historien ; Michaël Prazan, cinéaste ; Audrey Pulvar, présidente de la Fondation pour la nature et l’homme ; Henry Rousso, historien ; Mario Stasi, président de la Licra ; Yves Ternon, historien ; Charles Villeneuve, journaliste

Autres signataires : Benjamin Abtan, président de l’Egam (European Grassroots Antiracist Movement) ; Cengiz Aktar, professeur à l’Université d’Athènes ; Daniel Auguste, président du comité de soutien aux chrétiens d’Irak ; Claude Barouch, président de l’Union des patrons et professionnels juifs de France; Patrick Baudouin, président d’honneur de la Fédération internationale des droits de l’homme ; Marine Brenier, députée (LR, Alpes-Maritimes) ; Vedat Bingol, coprésident du Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) ; Jean-Claude Boucher, député ; Valérie Boyer, député (LR, Bouches-du-Rhône) ; Luc Carvounas, député (PS, Val-de-Marne) ; Fevziyé Erdemirci, coprésident du CDK-F ; Sacha Ghozlan, président de l’Union des étudiants juifs de France ; Bruno Gilles, sénateur (LR, Bouches-du-Rhône) ; Stéphane Hasbanian, avocat ; Patrick Karam, président de la Chrédo (Chrétiens d’orient en danger) ; Raymond Kévorkian, historien ; Mohamed Laqhila, député (Modem, Bouches-du-Rhône) ; Jacky Mamou, président d’Urgence Darfour ; Evagoras Mavrommatis, président de la communauté chypriote de France ; Alain Milon, sénateur (LR, Vaucluse) ; Claire Mouradian, historienne ; Renaud Muselier, député européen et président de la région PACA ; Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de France ; Erol Ozkoray, écrivain ; Mourad Papazian et Ara Toranian, coprésidents du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France ; Seta Papazian, présidence du Collectif Van (Vigilance arménienne contre le négationnisme) ; François Pupponi, député (PS, Val d’Oise) ; Rudy Reichstadt, directeur de l’Observatoire du conspirationnisme ; Pierre Rigoulot, historien ; Simone Rodan, politologue ; Bernard Schalscha, rédacteur à la revue La Règle du jeu ; Dominique Sopo, président de SOS Racisme ; Guy Teissier, député (LR, Bouches-du- Rhône) ; Séta Théodoridis, présidente de la communauté hellénique de France ; Valérie Toranian, directrice de la Revue des deux Mondes ; Martine Vassal, présidente (LR) de la métropole Aix-Marseille  ; Joyce de Wangen-Blau, professeur émérite des Universités

16 août 2018

Turquie : Erdogan dépassé par la crise diplomatique et commerciale avec les Etats-Unis

Par Marie Jégo, Istanbul, correspondante - Le Monde

Le président turc et ses partisans s’enfoncent dans un déni de réalité, alors que l’économie menace de s’effondrer. Et ne rechignent pas à expliquer les difficultés par « un complot ».

Quarante jours après son sacre d’« hyperprésident » aux pouvoirs élargis, le numéro un turc Recep Tayyip Erdogan se retrouve face une crise diplomatique d’ampleur avec les Etats-Unis qui, visiblement, le dépasse et risque d’entraîner le pays vers la récession. Le défi est risqué pour un dirigeant dont la popularité s’est établie sur la promesse de prospérité économique.

En seize ans passés à la tête du pays, d’abord comme premier ministre puis comme président, l’homme est parvenu à prendre le contrôle de toutes les institutions – l’armée, la justice, la police, l’éducation, le Parlement, les médias. Mais, lorsqu’il a voulu diriger l’économie, les choses se sont compliquées.

L’économie turque est fragile car dépendante des financements extérieurs. Effrayés par la perte d’indépendance de la Banque centrale, peu rassurés par la nomination du gendre présidentiel, Berat Albayrak, à la tête du ministère de l’économie et des finances, les investisseurs ont fui.

La crise avec les Etats-Unis a fait le reste. La chute de la livre turque, constante depuis le début de l’année, s’est accélérée peu après le refus d’Ankara de libérer et de renvoyer chez lui le pasteur évangéliste américain Andrew Brunson, détenu depuis vingt-deux mois à Izmir pour « espionnage » et collusion avec des « organisations terroristes », ce qu’il nie.

Washington a sorti son bâton

Le président américain Donald Trump et son vice-président Mike Pence – ce dernier appartient à la même congrégation religieuse que le pasteur Brunson – ont fait de ce dossier judiciaire leur cheval de bataille. Les tweets trumpiens appelant à la libération du pasteur « bon père et bon chrétien » ne produisant aucun effet, Washington a sorti son bâton.

Des sanctions, d’une portée symbolique, ont été prononcées contre deux ministres turcs suivies de l’annonce du doublement des tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium turcs à destination des Etats-Unis. En quelques jours, la devise turque a perdu 20 %.

Depuis, les deux alliés de l’OTAN se rendent coup pour coup. Mercredi 15 août, Ankara a riposté avec l’imposition de fortes taxes douanières sur une série de produits américains. Et dans la foulée, un tribunal a rejeté une nouvelle fois la demande de remise en liberté du pasteur Brunson.

Après s’en être remis à Dieu, aux bas de laine de sa population, puis à l’émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al-Thani, venu réconforter son allié mercredi à Ankara avec la promesse d’investir encore 15 milliards de dollars (13,2 milliards d’euros) dans l’économie turque, le Reïs ne donne aucun gage d’apaisement.

Les jours sont comptés

De Rize à Ankara, il a tonné ces jours-ci contre la « guerre économique », fomenté en sous main par des ennemis extérieurs, ruinant les efforts de son gendre, qui répète que « toutes les mesures nécessaires ont été prises ».

La presse progouvernementale délire. « Plus qu’une guerre économique, c’est une lutte politique, géopolitique, (…) nous assistons à une désintégration qui va secouer toute la région », écrit Ibrahim Karagül, l’éditorialiste vedette du quotidien Yeni Safak, le 13 août.

Jusqu’où M. Erdogan est-il prêt à aller dans son duel avec l’administration américaine ? Ses options sont limitées. S’engager dans une guerre commerciale contre les Etats-Unis alors que l’économie turque est largement dépendante du billet vert a tout l’air d’un suicide. Emprunter sur les marchés mondiaux, en dollars surtout, est en effet vital pour la Turquie qui va devoir lever 230 milliards de dollars dans les douze mois à venir pour combler son déficit des comptes courants (7 % en 2018) et refinancer sa dette.

Faute d’un compromis avec Washington, d’autres sanctions vont suivre, au risque de voir la monnaie s’effondrer et les investisseurs se détourner davantage. Les jours sont comptés. Washington a posé un ultimatum pour la libération du pasteur et celle de quinze autres personnes injustement détenues – des citoyens américains, des binationaux ainsi que trois employés turcs des missions diplomatiques américaines en Turquie.

Le Reïs, lui, ne voit aucune crise

« L’administration va rester très ferme sur le dossier. Le président est déterminé à 100 % à ramener le pasteur Brunson à la maison et si nous ne voyons rien venir d’ici à quelques jours ou à une semaine d’autres mesures seront prises », a expliqué, mardi, un responsable à la Maison Blanche à l’agence Reuters sous couvert d’anonymat.

Les prochaines sanctions pourraient viser directement le palais. « Il ne serait pas surprenant que le Trésor américain prennent des mesures envers des personnes clés proches d’Erdogan dans le cadre de la liste Magnitski globale », explique Aykan Erdemir, chercheur à la Fondation pour la défense des démocraties à Washington et ancien député du Parlement turc, interrogé par mail.

Adoptée par le Congrès des Etats-Unis contre la Russie en 2012, devenue « globale » en 2016, la liste Magnitski, du nom du juriste russe Sergueï Magnitski, mort de sévices en détention après avoir dénoncé la corruption des autorités, ouvre la porte à des sanctions envers des entreprises ou des personnes physiques ayant bafoué les droits de l’homme.

Face à la tourmente qui s’annonce, le numéro un turc, lui, ne voit aucune crise. « Nous rencontrons régulièrement les industriels, les syndicats, personne ne dit que l’économie va mal ! », a-t-il déclaré le 11 août, face à ses partisans réunis à Rize.

Mobiliser le sentiment nationaliste

Pour Soner Cagaptay, chercheur au Washington Institute et auteur d’une biographie du président turc (The New Sultan, I. B. Tauris, 2017), « Erdogan tire son soutien de la prospérité économique qu’il a contribué à apporter. L’effondrement de la monnaie est particulièrement troublant à ses yeux. Il fait la forte tête, il en appelle à sa base, laquelle est convaincue que la Turquie est attaquée par l’Occident, avec l’idée que les Etats-Unis sont derrière le coup d’Etat raté de [juillet] 2016. Erdogan s’efforce de rejeter la faute sur Washington, mobilisant le sentiment nationaliste pour renforcer son soutien. »

Autour de lui, c’est à qui niera le plus fort la réalité. Sur leurs comptes Facebook et Twitter, ses adeptes ont posté des vidéos où on les voit enflammer des billets de 1 dollar ou se moucher dedans. « Le dollar perd de sa valeur face à la livre », titrait mardi le quotidien progouvernemental Sabah, alors que la devise turque venait de gagner 5 %. Conclusion : « La monnaie américaine a perdu de sa fiabilité. » Sabah est le journal préféré de M. Erdogan. Il ne lit que ça. Ne maîtrisant aucune langue étrangère, il n’a pas accès à la presse internationale, se fiant aux rapports de ses nombreux conseillers, peu enclins à le contredire.

Selon le chercheur Aykan Erdemir, le président « vit dans une autre dimension depuis pas mal de temps déjà ». Sa propension à nier la réalité est « un mécanisme de défense psychologique ». « Il refuse de reconnaître qu’il a détruit l’économie nationale à cause de sa mauvaise gouvernance au service d’un capitalisme de connivence. Il trouve plus commode de dire que la crise a été orchestrée par une “cabale secrète”, qu’il décrit comme “le lobby des taux d’intérêts”. Cette chimère est conforme à la vue complotiste du monde à laquelle il a adhéré pendant sa jeunesse au sein du mouvement islamiste. »

Théorie du complot

Militant de l’islam politique dès l’âge de 21 ans, Recep Tayyip Erdogan a été marqué par deux maîtres à penser, Necmettin Erbakan, le père de la droite islamiste turque, et Necip Fazil Kisakürek, un idéologue islamoconservateur. Comme lui, des générations de conservateurs pieux et de nationalistes ont été nourries de leurs écrits anti-occidentaux et antisémites, fondés sur une approche conspirationniste de l’histoire.

Ainsi, dans ses Mémoires, Necmettin Erbakan affirme que les « sionistes » étaient à la manœuvre en 1923 au moment de la signature du traité de Lausanne. Ce sont eux, assure-t-il, qui ont contraint les Turcs à renoncer à leur identité religieuse en contrepartie de la reconnaissance des frontières du pays.

Certes, le Parti de la justice et du développement (AKP, islamoconservateur, au pouvoir), fondé par M. Erdogan et quelques compagnons en 2001, a pris ses distances avec le courant politique représenté par Necmettin Erbakan. Mais ils adhèrent à la théorie du complot.

« Ces idées farfelues, loin d’être marginales, sont devenues monnaie courante », écrit Svante Cornell, directeur de l’Institut de l’Asie centrale et du Caucase à l’American Foreign Policy Council à Washington, dans une étude consacrée aux racines idéologiques de l’islam turc.

13 août 2018

Crise monétaire - la Turquie dévisse...

Turquie : Erdogan dans le piège économique

Inflation, chômage, déficits commerciaux… La chute de la livre turque, ces derniers jours, révèle les faiblesses structurelles du pays frappé par des sanctions américaines. Le président Erdogan dénonce une trahison de l’administration Trump.

La livre turque, qui a perdu plus de 50 % en un an (40 % de sa valeur depuis le seul début d’année) face à l’euro et au dollar, touche un plus bas sur fond de crise diplomatique avec les Etats-Unis et de défiance envers la politique économique du président Recep Tayyip Erdogan.

Pourquoi cet effondrement ?

Loin des discours nationalistes du chef de l’Etat sur le «miracle économique turc», la Turquie, fragile et déséquilibrée, est confrontée à nombre de défis structurels. C’est d’ailleurs, et de loin, le principal sujet de préoccupation des Turcs, loin devant les questions de justice ou de sécurité. Le pays connaît une inflation dramatique, 15,9 % en rythme annuel en juillet : cinq fois la moyenne des pays développés. Une inflation qui entame le pouvoir d’achat des ménages. Le chômage réel s’est envolé à 17 %, loin des statistiques officielles (11 %). Les entreprises croulent sous l’endettement, d’autant que poussées par le régime pour relancer la machine, elles ont beaucoup emprunté en dollars après le coup d’Etat raté de juillet 2016. Résultat : elles ont accumulé une dette en devises étrangères de plus de 200 milliards de dollars, dont un tiers arrive à échéance dans l’année. Et se retrouvent fragilisées par le pire taux de change de l’histoire du pays. A lui seul, le BTP a totalisé un nombre record de faillites l’an passé. Enfin, le pays connaît un sérieux déficit de sa balance des paiements, qui décrit les échanges économiques entre la Turquie et les autres pays : - 5,5 % du PIB en 2017. Pour financer les 50 milliards de dollars de déficit de son compte courant, le pays recourt chaque jour à 200 millions de dollars de financement extérieur. L’interventionnisme du Président, ajouté au renforcement de sa mainmise sur l’économie depuis sa réélection en juin, ne fait rien pour rassurer.

En quoi la géopolitique pèse-t-elle ?

Une des solutions ? Resserrer les cordons de la politique monétaire en remontant les taux d’intérêt. Mais le chef de l’Etat fait pression sur la Banque centrale pour qu’elle ne le fasse pas, car il redoute que cela ne freine la croissance (7,4 % en 2017), point fort de l’économie. Il a placé son gendre au poste clé de ministre des Finances, faisant de lui un Premier ministre officieux. Il ne veut pas entendre parler d’un changement de politique monétaire. Et préfère jouer la carte du complot américain pour mieux faire vibrer la corde nationaliste. «D’un côté, vous êtes avec nous dans l’Otan et, de l’autre, vous cherchez à frapper votre partenaire stratégique dans le dos. Une telle chose est-elle acceptable ?» a-t-il encore martelé lundi. La Turquie reproche le doublement des taxes à l’importation sur l’acier et l’aluminium décidé vendredi par Donald Trump, en rétorsion à l’arrestation d’un pasteur américain accusé «d’espionnage» et «de terrorisme». Ankara dénonce aussi le soutien de la Maison Blanche à Fethullah Gülen, prédicateur turc réfugié depuis près de vingt ans sur le sol américain et architecte, selon Erdogan, du putsch manqué de juillet 2016. Les autorités ne supportent plus non plus le soutien apporté par Washington en Syrie aux YPG, les Unités de protection du peuple kurde (branche armée du Parti de l’union démocratique, lire ci contre). Cette escalade diplomatique inquiète les investisseurs étrangers, dont la Turquie s’est pourtant rendue dépendante. Ils retirent leur argent, ce qui accentue encore la chute de la livre, déjà fragilisée par les faiblesses de l’économie.

Pourquoi une contagion est-elle possible ?

Parce qu’Erdogan en rajoute dans la surenchère plutôt que jouer l’apaisement. Ainsi, pour tenter de calmer les inquiétudes, la Banque centrale de Turquie a assuré lundi qu’elle fournirait toutes les liquidités dont les banques auraient besoin et prendrait les «mesures nécessaires» pour assurer la stabilité financière. Mais la nouvelle sortie au vitriol du chef de l’Etat sur les Etats-Unis n’a rien fait pour rassurer. Pas plus que son désir de châtier les internautes qui osent sur les réseaux sociaux dénoncer la politique du gouvernement et qu’Erdogan qualifie de «terroristes économiques». De façon plus générale, les autorités de surveillance financière de la zone euro redoutent que le système bancaire de l’Eurozone subisse une nouvelle période de tourmente, vu l’exposition à la Turquie de certaines banques espagnoles, italiennes et françaises. «Les banques turques qui ont emprunté en euros pourraient avoir des difficultés à rembourser leurs emprunts», dit un analyste. La crise turque pourrait surtout révéler les faiblesses d’autres économies de grands pays en développement. Beaucoup de devises d’émergents dévissent dans le sillage de la livre turque. En une semaine, le rand sud-africain et le rouble russe ont perdu 8 % face au dollar ; le real brésilien ou le peso argentin lâchant respectivement 4 et 6 %. La montée des tensions commerciales et la hausse des taux d’intérêt américains ont renchéri le coût de leurs financements étrangers, qui soutiennent leur croissance. Les investisseurs préfèrent donc placer leur argent ailleurs. Conséquences : les monnaies chutent, le coût des importations augmente, l’inflation avec. Et le spectre d’une nouvelle crise refait surface.

Christian Losson – Libération

5 août 2018

Erdogan annonce à son tour des sanctions contre des ministres américains

Washington et Ankara multiplient les menaces. Le sort d’un pasteur américain en résidence surveillée en Turquie est au cœur des tensions.

L’escalade continue. Après avoir menacé de le faire, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a demandé samedi 4 août le gel en Turquie des avoirs des ministres de la justice et de l’intérieur américains, répliquant à des sanctions similaires prises par Washington en lien avec la détention d’un pasteur américain, Andrew Brunson.

« Jusqu’à hier soir nous sommes restés patients. Aujourd’hui j’en donne l’instruction : nous gèlerons les avoirs en Turquie des ministres de la justice et de l’intérieur américains, s’ils en ont », a déclaré M. Erdogan lors d’un discours télévisé à Ankara. « Nous ne voulons pas de jeux perdant-perdant. Déplacer une dispute politique et judiciaire sur le terrain économique nuit aux deux pays. »

« La Turquie est un Etat de droit », a rappelé le président turc, qui affirme toujours ne pas pouvoir intervenir dans le procès du pasteur américain. « Ceux qui pensent pouvoir faire reculer la Turquie avec un langage menaçant et des sanctions absurdes ne connaissent pas ce pays », a-t-il ajouté.

Relations tendues

La tension est montée d’un cran ces derniers jours entre Washington et Ankara, autour du sort du pasteur Andrew Brunson. Placé en résidence surveillée en Turquie après un an et demi de détention, le religieux, accusé d’activités « terroristes » et d’espionnage, rejette toutes les accusations portées contre lui. Il risque jusqu’à trente-cinq ans d’emprisonnement.

Washington a imposé mercredi soir des sanctions aux ministres turcs de l’intérieur et de la justice, pour leur rôle présumé dans cette affaire.

Les relations entre la Turquie et les Etats-Unis, qui ont les deux plus grandes armées de l’OTAN, sont aussi compliquées par des désaccords sur le dossier syrien et le sort du prédicateur et opposant turc Fethullah Gülen, exilé en Amérique, dont Ankara réclame avec insistance l’extradition pour son implication présumée dans le putsch avorté de juillet 2016. Cette demande est restée pour l’heure lettre morte.

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