Par Laurent Carpentier - Le Monde
Une centaine de personnes se sont réunies lundi soir pour protester contre la rétrospective que consacre l’institution au réalisateur poursuivi pour viol sur mineures.
Elles sont arrivées calmement à la nuit tombée, ont déballé leurs pancartes – « Si violer est un art : donnez à Polanski tous les Césars. » « Femmes dans la rue, le patriarcat se pisse dessus. » – et sorti le mégaphone. Des trentenaires pour la plupart, représentatives de cette nouvelle génération de militantes féministes qui a émergé ces dernières années et a trouvé dans la récente affaire Harvey Weinstein l’étincelle qui devrait enfin, espèrent-elles, réveiller les consciences.
À l’appel d’Osez le féminisme, du Collectif féministe contre le viol et de La Barbe, elles sont une petite centaine ce lundi 30 octobre devant la Cinémathèque française à Paris à manifester contre la tenue d’une rétrospective consacrée au réalisateur Roman Polanski, aujourd’hui accusé par cinq femmes – aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, et en Suisse –, d’agressions sexuelles lorsqu’elles étaient mineures dans les années 1970 et 1980.
Une centaine, c’est peu ? « Il y a dix ans, on aurait été trois pelées et deux tondues », sourit satisfaite une vieille militante. Ce soir-là, le réalisateur a été invité à présenter en avant-première son nouveau film, D’après une histoire vraie, tiré du roman de Delphine de Vigan. Malaise dans la file qui, pour accéder à la salle, serpente entre les manifestantes. On n’y cache pas sa solidarité avec les revendications féministes et dans le même temps son admiration pour le cinéaste. « Complices ! Complices ! », crie la petite foule.
Refus de dissocier l’homme et l’artiste
« Il ne s’agit pas de réclamer une quelconque immunité de l’artiste. Mais faut-il condamner une œuvre dont on se demande bien en quoi elle fait l’apologie du sexisme, du viol ou de la pédophilie ? Faudra-t-il aussi brûler les œuvres de tous ceux dont la vie n’a pas toujours été un modèle de vertu ? », s’interroge Wassim Béji, le producteur du film de Polanski.
« Nous ne croyons pas à la dissociation de l’homme et de l’artiste que la Cinémathèque revendique », s’agace l’une des porte-parole du groupe Osons le féminisme. « La Cinémathèque n’a pas pris la mesure de la question. Elle vit dans une bulle à part ; 89 % de ses rétrospectives ont été consacrées à des cinéastes hommes », argumente-t-elle.
Un homme taciturne a beau faire remarquer (avec un « on peut le déplorer » pacifique), que ce n’est que la représentation exacte de l’histoire « machiste » du cinéma, pas sûr qu’il soit audible dans ce contexte. « On ne dit pas d’un boulanger violeur, il fait de bonnes baguettes », a écrit une jeune femme sur une affichette.
Un service de sécurité, mais quelques CRS décontractés. Les organisatrices ont promis à la préfecture de ne pas perturber l’événement lui-même… Pas les Femen. Au moment où Roman Polanski, entouré de gros bras traverse le hall, deux de ces militantes surgissent, soudainement, torse nu et bariolé en criant : « Bras d’honneur pour les violeurs ». Dehors l’ambiance est donnée. L’on gueule et l’on discute.
Mathilde a 35 ans, elle enseigne la littérature à l’université. « Je veux bien que l’on sépare l’œuvre de l’artiste. J’étudie Céline dans mes cours. Là, le problème, c’est que c’est un personnage vivant. Je n’ai rien contre le fait que l’on voie ses films, pas qu’on lui rende aujourd’hui hommage. C’est comme pour Bertrand Cantat. Que les gens achètent ses disques, oui ; que les Inrockuptibles le mettent en “une”, je trouve ça symboliquement hyper-violent. Dans le contexte de l’affaire Weinstein, cette rétrospective de la Cinémathèque est un acte politique : une manière de dire que l’insupportable est supportable. »
Un lieu « fidèle à son indépendance »
Le tableau est d’un contraste saisissant à l’intérieur de la Cinémathèque où quelque 600 personnes installées dans les deux salles pleines s’apprêtent à assister à la projection.
« Depuis 1974, Polanski vit et travaille à Paris, sa ville natale, et sa présence est une source de fierté pour le cinéma français tout entier, déclare en introduction son président, Costa-Gavras. Nous sommes persuadés que les films de Polanski sont plus que jamais indispensables à notre compréhension du monde et du cinéma. Il n’a pas été question une seconde de renoncer à cette rétrospective sous la pression de je ne sais quelle circonstance étrangère à la Cinémathèque comme à Polanski, et des amalgames des plus douteux et les plus injurieux. La Cinémathèque est fidèle à son indépendance à l’égard de tous les pouvoirs et de tous les lobbies, fidèle à ses valeurs et à sa tradition qui est d’être la maison commune des cinéastes. »
Car c’est là ce qui soude et effare du côté de la Cinémathèque : que les manifestantes féministes en appellent à la censure, à l’intervention de l’Etat pour un lieu qui se définit comme celui des audaces, de l’auteurisme, de la parole singulière, celle qui se joue des codes, défie la morale et les frontières, et qui, comme chez Polanski, explore les rivages tortueux de la perversion.
Standing ovation quand le petit homme aux cheveux hirsutes apparaît : « Je suis ravi d’être ici, de montrer tous mes films, des films qui vont rester j’espère, annonce le réalisateur. La Cinémathèque sert à [les] conserver, et c’est possible maintenant pour l’éternité. A l’époque on pouvait les brûler, comme Hitler brûlait les livres. Au tout début, les copies de films, c’était sur du nitrate, ça brûlait vachement bien. Je me rappelle quand j’étais jeune, on faisait des bombes avec ça. Aujourd’hui, c’est tout numérique et pour ça que mes films sont perpétués en dépit de certains zinzins. »
Le mot d’ordre : « Résistance »
Devant le bâtiment construit par Frank Gehry dans le parc de Bercy, les militantes féministes continuent de scander : « Ce que nous voulons ? L’extradition ! » « Les hommes de pouvoir se protègent les uns les autres. Ici, c’est franchement un cas de figure », analyse Anne-Laure, du collectif La Barbe.
« J’avais adoré Le Bal des Vampires quand j’étais petite, raconte cette directrice artistique freelance de 41 ans en ajustant sa barbe postiche, signe de reconnaissance de ce groupuscule d’intervention. J’ai montré récemment le film à ma fille de 13 ans, elle a trouvé ça dégoûtant, plein de sous-entendus, les filles n’y sont représentées que comme des amusements et les mecs y sont des gros débiles queutards. Ma fille avait un regard critique que je n’avais pas du tout à son âge. Il y a un truc qui s’est passé. Les générations qui viennent sont moins soumises à la séduction, à la domination. On les a élevées différemment. »
Béatrice, elle est éditrice. Ce qui lui « fait le plus mal », explique-t-elle, c’est « que cela vienne de la gauche, de gens qu’a priori on estime. Lorsque j’ai vu il y a quelques années le nom d’Agnès Varda – que j’admire – au bas d’une pétition de soutien à Polanski, je ne pouvais pas le croire. »
« Résistance ! », martèlent les féministes. « Résistance ! », répondent sur le même ton les programmateurs de la Cinémathèque qui ont prévu de consacrer en janvier une rétrospective à Jean-Claude Brisseau. Le réalisateur controversé de Noce blanche – condamné en 2005 pour harcèlement sexuel sur deux actrices lors d’auditions pour Choses secrètes et l’année suivante, en appel, pour agression sexuelle sur une troisième actrice –, doit en effet sortir à cette date un nouveau film attendu. Son titre : Que le diable nous emporte.