Entretien - Françoise Nyssen : « Il faut combattre la “ségrégation culturelle” »
Par Cédric Pietralunga, Sandrine Blanchard - Le Monde
La ministre détaille les priorités de la rue de Valois, dont la mise en place d’un « passe culture » pour les jeunes de 18 ans.
Après six mois passés à sillonner la France, Françoise Nyssen expose la politique qu’elle entend mener rue de Valois. La ministre de la culture considère qu’il faut « briser les déterminismes socio-économiques et géographiques en misant sur une offre de proximité ». Le « passe culture », promis aux jeunes de 18 ans, pourrait ainsi devenir un « service public universel de la culture ».
Vous êtes ministre de la culture depuis sept mois, mais vous n’incarnez pas encore une politique de la culture. Etes-vous trop discrète ?
On ne vend pas un livre qui n’est pas écrit. Avant d’incarner la politique culturelle de la France, j’avais à l’imaginer, à l’élaborer. L’année 2018 sera celle de sa concrétisation. Je rappelle que je suis arrivée à un moment stupéfiant : le Front national au second tour de la présidentielle, et une vraie difficulté des Français à se mobiliser. C’est dans ce contexte que j’ai accepté de m’engager auprès d’Emmanuel Macron, convaincue que la question culturelle était la clé de ce moment politique.
Vous vous sentez en mission ?
La culture n’est pas un supplément d’âme, elle est constitutive de l’âme. Je suis entrée au gouvernement avec mes convictions, quarante ans d’engagement et l’envie d’agir. Pour autant, je voulais voir et rencontrer avant d’agir. J’ai mis une énergie totale, durant les sept premiers mois, à parcourir la France, à ne pas rester derrière mon bureau à lire des notes parfois un peu éloignées des réalités du terrain. Cela a pris du temps, mais c’était nécessaire.
Qu’avez-vous vu lors de ce tour de France ?
Il y a une France qui ne va pas bien. Je veux que le ministère de la culture soit d’abord au service de ceux qui sont exclus. Une grande majorité de nos concitoyens ne bénéficient pas des politiques culturelles qu’ils financent pourtant avec leurs impôts. Il faut combattre ce qui est perçu comme une « ségrégation culturelle ».
Tous vos prédécesseurs ont plaidé en faveur de la culture pour tous. Mais cela reste un vœu pieux…
Bien sûr, il n’est pas écrit que tel spectacle ou tel livre n’est pas fait pour vous, mais rien n’est fait pour dire que c’est pour vous. Il faut briser les déterminismes socio-économiques et géographiques en misant sur une offre culturelle de proximité.
Comment cela se concrétisera-t-il ?
Mon action s’organise autour de quatre priorités. La première, c’est la revitalisation des villes par le patrimoine. En 2018, 326 millions d’euros seront consacrés à sa restauration, dont 15 millions réservés aux petites communes, et 9 millions d’euros supplémentaires soutiendront la revitalisation de centres-villes anciens.
La deuxième priorité de ma politique est le développement de la pratique artistique à l’école, dès le plus jeune âge et pour tous. On parle encore aujourd’hui d’éducation artistique et culturelle, mais le virage c’est la pratique. Doit-on apprendre Britten ou chanter Britten ? L’enfant qui chante a la curiosité de savoir qui est l’artiste. A la fin de ce quinquennat, je souhaite qu’aucun enfant ne se sente illégitime face à une œuvre ou un lieu de culture. Les artistes seront au centre de cette transmission. Bonne nouvelle : ils le demandent. La culture n’est plus invitée à l’école : elle s’y installe, et durablement.
Vous voulez aussi ouvrir davantage les bibliothèques ?
C’est la troisième priorité de mon action. Erik Orsenna remettra très prochainement son rapport sur le sujet. Puis je présenterai mon plan d’action pour que nos 16 000 bibliothèques deviennent le premier réseau de culture de proximité.
Pour la majorité de la population, la bibliothèque est la première porte culturelle. Ce sont des lieux de grande humanité, sans clivage : on ne doit justifier de rien pour y entrer. Le premier ministre vient de l’annoncer aux collectivités territoriales : 8 millions d’euros seront mobilisés pour financer l’extension des horaires des bibliothèques.
La promesse de campagne d’Emmanuel Macron de créer un « passe culture » d’une valeur de 500 euros pour tous les jeunes de 18 ans va-t-elle être tenue ?
C’est notre quatrième priorité. Le « passe culture » verra le jour dès 2018. Ce qui importe, c’est la façon dont cette promesse va se concrétiser. J’ai décidé de la forme qu’il prendrait avec une double exigence : qu’il ne soit pas un simple chèque, et qu’il ne profite pas uniquement à ceux qui ont déjà des activités culturelles. En somme, que le passe ne soit pas un « gadget ». Tel que nous sommes en train de le dessiner, le passe culture est une révolution. Une voie d’accès inédite vers la culture.
C’est-à-dire ?
Nous allons créer un nouveau service public universel de la culture. Le « passe culture » sera une application géolocalisée pour mobile, créditée de 500 euros par l’Etat pour les jeunes de 18 ans, mais téléchargeable par tous. Nous voulons qu’il soit le « geste réflexe », la porte d’entrée vers l’ensemble de l’offre culturelle, comme les applications qui peuvent exister pour les voyages ou la restauration. Il n’y a pas d’équivalent pour la culture aujourd’hui.
Le passe permettrait d’accéder à de l’offre en ligne, mais aussi de connaître toute l’offre culturelle à proximité : où acheter un livre, où trouver un stage de hip-hop ou de théâtre, etc. Ce sera comme un GPS de la culture.
L’outil pourrait aussi offrir des solutions de mobilité. Car il existe des endroits en France où les jeunes sont victimes d’une forme d’assignation à résidence culturelle. Nous allons développer l’application avec l’aide d’une start-up d’Etat, pilotée par un chef de projet, qui coconstruira l’outil avec des usagers et des acteurs du secteur culturel.
Je souhaite que la proposition soit éditorialisée, pour que le passe aide chacun à aller vers l’offre culturelle qu’il ne connaît pas. De premiers tests auront lieu au premier semestre 2018 sur trois territoires, pour un lancement en septembre.
Un budget de 430 millions d’euros a été évoqué, comment sera-t-il financé ?
Il faut réfléchir à la diversité du financement. Je souhaite que les acteurs qui seront partenaires du passe et en bénéficieront, puissent contribuer d’une façon ou d’une autre à son financement. Nous avons engagé les discussions.
Vous avez annoncé vouloir porter plainte après la publication par « Le Monde » de documents exposant vos pistes de travail, sur la réforme de l’audiovisuel notamment. Pourquoi ?
En aucune manière il n’était envisagé de déposer plainte contre les journalistes ou un organe de presse. C’est lorsqu’un mail a circulé avec ce document de travail confidentiel qu’on a envisagé de déposer plainte pour que cela ne se reproduise plus, indépendamment de l’article du Monde. Nous avons finalement décidé de nous en tenir à l’enquête interne.
Devant des députés, Emmanuel Macron a qualifié de « honte » l’audiovisuel public. Reprenez-vous ce terme ?
L’audiovisuel public, ce sont 3,9 milliards d’euros financés par la redevance, donc par les Français eux-mêmes. L’effort d’économies demandé à France Télévisions, c’est 50 millions d’euros, soit moins de 1 % de son budget.
Mais il faudrait cesser de ne parler que de budget. Quels sont les défis aujourd’hui posés ? La reconquête du jeune public, qui se détourne massivement de nos antennes, la production d’une information indépendante et de référence qui fait rempart contre les « fake news », un effort d’investissement dans la création, les contenus et l’offre numérique. Pour réaliser tout cela, il faudra, oui, certainement, une transformation importante.
Mais il y a une différence entre inciter les acteurs à bouger et qualifier leur travail de « honte ». Ne craignez-vous pas de déstabiliser la présidente de France Télévisions ?
Delphine Ernotte a, dans un premier temps, adopté une posture défensive alors qu’on demande à tous les Français de faire des efforts. Mais je l’ai vue depuis et les réflexions au sein de France Télévisions sont aujourd’hui résolument tournées vers la transformation.
Vous connaissez bien [le ministre de la transition écologique et solidaire] Nicolas Hulot. Il a dit qu’il se donnait un an pour voir s’il pouvait « être utile ». Vous, combien de temps vous donnez-vous ?
Je ne suis pas assez politique et trop entrepreneuse pour me poser cette question. Tant qu’on peut faire sa part, on la fait. Le pessimisme de la raison nous oblige à l’optimisme de la détermination.
Vous êtes une femme de gauche, mais beaucoup disent que le pouvoir penche à droite, concernant la politique migratoire, par exemple. Vous sentez-vous à l’aise dans ce gouvernement ?
Permettez que je réponde avec J. M. G. Le Clezio : « La migration n’est pas, pour ceux qui l’entreprennent, une croisière en quête d’exotisme, ni même le leurre d’une vie de luxe, dans nos banlieues de Paris. C’est une fuite de gens apeurés, harassés, en danger de mort dans leur propre pays. » Ce point de vue, je le fais valoir sans qu’il m’en soit fait le reproche. Et je souhaite défendre l’accès à la vie culturelle pour tous ceux qui sont sur le sol français.
Vous n’avez pas d’expérience politique mais vous avez été chef d’une entreprise culturelle. Cela vous sert-il ?
J’ai toujours vécu ma vie comme un apprentissage, un enrichissement permanent. J’avance dans la curiosité et le questionnement, en dehors des certitudes. Je suis fondée par le principe d’indétermination d’Heisenberg : j’avance en fonction des problématiques, rien n’est jamais figé, mais toujours en mouvement.
Vous avez dit être « la ministre des travaux pratiques ». Vous le revendiquez toujours ?
C’est sans doute pour cela que je suis là. Mais je ne pense plus en ces termes. Je suis Françoise Nyssen, ministre de la culture en France.