Début du Baccalauréat aujourd'hui : Peut-on, sans philosophie, être un vrai bachelier ?
Par Mattea Battaglia - Le Monde
Introduite au lycée au XIXe siècle pour contrer l’Eglise, la philosophie n’est pas enseignée dans les filières pro ; beaucoup le vivent comme une injustice de plus.
La « philo », épreuve reine du baccalauréat ? Pas pour Esra, Derya, Joséphine, Wilma et Saoudata. Ces cinq élèves du lycée Alfred-Nobel de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) comptent parmi les quelque 200 000 candidats de la voie professionnelle qui, pendant que leurs camarades des voies générales et technologiques composeront, jeudi 15 juin, sur une question ou un texte de philosophie, auront à se pencher sur des épreuves de français et d’histoire-géographie.
« Que » du français et de l’histoire-géographie, relève Esra, en insistant sur le mot. « C’est comme si ça comptait moins, confie-t-elle. Comme si la société ne nous voyait pas, nous, notre bac, nos efforts… » Ses camarades acquiescent.
Rencontrées dans la dernière ligne droite avant le « jour J », lors d’un de leurs derniers cours de français, les cinq jeunes filles ont pourtant le sentiment de travailler dur – trois thématiques de littérature à étudier, quatre d’histoire, quatre de géographie et deux d’enseignement moral et civique.
Le sentiment, aussi, de revenir de loin, elles qui sont arrivées dans cette filière professionnelle sans l’avoir choisie ; le sentiment, enfin, de ne pas être traitées comme des candidates à part entière.
« On ne fait peut-être pas de philo, mais les inégalités, l’injustice, ça nous connaît », lâche Derya dans un sourire. « C’est comme si on ne passait pas un bac normal, observe Esra. Quand je dis autour de moi que je prépare un bac ARCU [pour « accueil, relation clients et usagers »], c’est toujours la même réaction : « T’as besoin d’un bac pour être hôtesse d’accueil ? »
« Discrimination »
Des remarques de ce type, toutes en ont subi. « T’es orientée là parce que t’as pas de projet », s’est entendu dire Derya. « Pas de capacité », se souvient Esra. « Pas d’avenir », souffle Wilma d’une toute petite voix. « Tu passes toute ta scolarité à t’entendre dire que si tu ne travailles pas mieux, tu iras dans la voie pro, explique Saoudata. Moi, si j’avais su ce que ça pouvait m’apporter, j’y serais allée tôt ! »
Au terme de leurs « années lycées », les cinq jeunes filles savent où elles veulent aller : en BTS. « Elles reviennent de loin, raconte Alexia Acquier, leur enseignante de français et d’histoire-géographie. Mais le manque de confiance, les difficultés ne sont qu’en partie comblés. Peut-être que si leur diplôme était plus valorisé, la philosophie ne serait pas un enjeu. Mais ce n’est pas le cas, et cet enseignement qui leur manque, à une époque où la société nous demande de former des citoyens exemplaires, cela est vécu comme une discrimination en plus. »
Cela renforce, aussi, l’image élitiste de la philosophie qui a mal franchi le cap de la « massification » du secondaire, disent les spécialistes de l’école. Implantée au lycée général dans la première moitié du XIXe siècle pour faire pièce à l’influence de l’Eglise, la « philo » s’est fait une place, difficilement, dans la voie technologique. Pas dans les lycées professionnels dont elle demeure à la porte.
« Cette exclusion confronte la communauté éducative au mythe du bac unique, analyse l’historien Claude Lelièvre. S’il y a bien une équité des filières, si les bacs professionnels ne sont plus, comme à leur création en 1985, des examens terminaux mais doivent propulser leurs élèves vers le supérieur, alors rien ne justifie qu’on n’y fasse pas sa place à la philosophie. »
Une demande massive
D’autant que les élèves sont demandeurs. De la consultation menée à la fin des années 1990 par le pédagogue Philippe Meirieu sur les « savoirs à enseigner dans les lycées » – une commande de l’ex-ministre Claude Allègre –, ressortait déjà « leur demande massive », se souvient le chercheur. « L’amour, la mort, est-ce que ça ne nous concerne pas nous aussi ?, interrogeaient les lycéens. Aujourd’hui encore, cela me heurte qu’on puisse les renvoyer vers l’imam ou le curé. Les questions qui font sens, évidemment qu’ils s’y intéressent ! »
« A condition qu’on ne mette pas trop l’accent sur l’écrit », nuance Mme Aquier. En compétence d’écriture, l’un des exercices qui leur est demandé au bac, ses élèves doivent rédiger 40 lignes – leur « jauge ». « L’écrit, c’est compliqué pour nous, reconnaît Esra. On est vite à cours d’arguments. Notre grande peur, c’est la page blanche et le hors sujet ». « Ce n’est pas parce qu’on n’est pas très bon en culture générale qu’on ne sait pas penser, défend Derya. Moi, la philo, j’aimerais bien en faire à l’oral ! »
Alexia Aquier tente de s’en approcher lorsqu’elle aborde les thématiques au programme de français qui s’y prêtent – « identité et diversité », « l’homme et son rapport au monde »… Ou quand elle emmène ses élèves jusqu’à Auschwitz pour, dit-elle, les rendre « partie prenante du devoir de mémoire ». « Mais je n’ai ni la vocation ni la formation, encore moins la prétention de faire plus. »
« Situation intenable »
Certains établissements, sur la base d’expérimentations volontaires, sont allés plus loin. « Dans huit académies, dont Reims, Rouen et Montpellier, des élèves de lycées professionnels ont, entre 1987 et 2007, goûté à la philosophie », raconte l’historien Bruno Poucet.
En 2007, un rapport d’inspection défend « l’opportunité » et la « faisabilité » de l’expérimentation telle qu’elle a pu être observée à Reims (650 élèves de 50 classes). « Les inspecteurs ont évoqué un cadre à repenser – le service des enseignants, l’évaluation, les emplois du temps… reprend Bruno Poucet. On a eu le sentiment que les choses allaient bouger… et puis plus rien. » Ou presque : des lycées proposent à leurs élèves des « cafés philo » ; d’autres, dans le cadre de l’accompagnement personnalisé ou de projets, une forme d’initiation ; mais rien de gravé dans le marbre des programmes officiels.
L’impulsion de la part de l’institution s’essouffle, à une époque de restrictions budgétaires. Aujourd’hui encore, le ministère de l’éducation nationale avance des réserves. « Les élèves de ces filières ont déjà 30 heures de cours hebdomadaires, parfois plus, souligne-t-on Rue de Grenelle, entre autres freins.
Rien sur les résistances côté enseignants, que l’on dit fortes. « Ça a pu être le cas, ça ne l’est plus. Parler d’enseignants contre, d’enseignants pour, c’est mal poser le problème », assure Nicolas Franck, de l’association APPEP, qui plaide pour l’ouverture d’un concours spécifique en lycée professionnel.
« Notre discipline qui se revendique de l’universalité n’est aujourd’hui enseignée qu’à la moitié d’une classe d’âge, regrette pour sa part Frédéric Le Plaine, de l’association Acireph. Ne pas être capable de le justifier aux premiers concernés rend la situation intenable. »
Des justifications, les cinq lycéennes de Clichy-sous-Bois n’en cherchent pas. Ce qui les préoccupe, c’est d’être demain en décalage avec leurs futurs camarades, au sein des BTS qu’elles espèrent intégrer. « La plupart auront fait de la philo, pas nous », glissent-elles.