Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
11 février 2017

« Silence », il était une foi au Japon

sss (1)

sss (2)

sss (3)

silence b (1)

Par Thomas Sotinel

Martin Scorsese puise dans son amour du cinéma la force de raconter le destin cruel et complexe de deux prêtres jésuites en butte à la persécution des chrétiens de l’Archipel.

En arrivant à la caisse d’un multiplexe, il faut d’habitude choisir entre profondeur et ampleur. Un film qui veut exprimer la complexité de la condition humaine se verra souvent privé de moyens. Au long de l’interminable quête qu’a menée Martin Scorsese pour produire Silence avec les moyens qui lui paraissaient indispensables, on a pu parfois se dire que le metteur en scène pourrait bien se passer des quelques millions de dollars qui lui manquaient et qu’il a fini par réunir.

En découvrant ce film terrible et bouleversant, l’évidence de ces nécessités s’impose. Silence avait besoin d’espace et de temps. Le film se déploie sur un territoire neuf pour le cinéaste (les montagnes de Taïwan, dans lesquelles villes et villages du Japon féodal ont été reconstitués), sur un tempo d’adagio qui est exactement le contraire de la folie cocaïnée du Loup de Wall Street.

Les familiers du cinéma de Scorsese devraient se trouver en terrain connu : la trahison et la fidélité, la souffrance physique et le courage, pour la dramaturgie ; un jeu virtuose avec les formes que le cinématographe a accumulées en plus d’un siècle – cette fois le réalisateur de Raging Bull fait siennes celles du cinéma japonais. Pourtant tout est différent.

Image infernale

Silence est un film à la fois douloureux et apaisé, l’œuvre d’un homme qui s’est résolu au silence du titre, et s’est résolu à ce que le cinéma lui tienne lieu de foi religieuse.

Adapté d’un roman de l’écrivain catholique japonais Shusaku Endo paru en 1966, découvert à la fin des années 1980 par Scorsese alors qu’il tenait le rôle de Vincent Van Gogh dans Dreams, d’Akira Kurosawa, Silence se situe à la fin de la grande persécution des chrétiens du Japon par les autorités féodales, aux XVIe et XVIIe siècles.

La première séquence montre un prêtre jésuite, Cristovao Ferreira (Liam Neeson), forcé d’assister au supplice de ses confrères missionnaires et de leurs ouailles, ébouillantés par l’eau de sources chaudes afin d’obtenir leur apostasie. Cette image infernale n’est que la première d’une longue série.

Car les deux jeunes prêtres envoyés au Japon pour retrouver la trace du père Ferreira, dont la rumeur venue d’un pays désormais fermé aux étrangers dit qu’il a lui aussi renié sa foi, vont être sans cesse confrontés à la violence systématique et ritualisée à laquelle sont soumis les quelques chrétiens qui ont survécu à la répression.

Un prêtre envahi par le doute

Sebastiao Rodrigues (Andrew Garfield) et Francisco Garupe (Adam Driver) sont jetés à la côte près d’un village qui abrite l’une de ces communautés résiduelles. L’accueil que leur font les paysans évoque forcément celui que l’on fait, dans les Evangiles, au Messie.

Il manque aux jeunes gens la conviction d’être vraiment ceux qu’on attendait. Pendant que Garupe se raidit face au danger et adopte une attitude quasi suicidaire, Rodrigues est peu à peu envahi par le doute, comme le Christ l’était dans La Dernière Tentation, que Scorsese mit en scène juste avant de lire Silencepour la première fois.

La foi du jésuite ne se fêle pas seulement sous les coups de la répression. Face à lui, il trouve des interlocuteurs redoutables. Un vétéran de la lutte contre le christianisme que les chrétiens ont surnommé « l’inquisiteur ». Ce sera la seule mention dans le film des pratiques de l’Eglise catholique à l’encontre de ses propres dissidents, mais elle éclaire tout le film.

D’autant que l’acteur qui incarne ce grand ordonnateur des supplices, Issei Ogata, donne à son personnage une subtilité, une puissance rhétorique qui l’élève très au-dessus de sa condition de tortionnaire pour en faire la réponse rationnelle du pouvoir séculier face à la menace de désordre que porte une foi étrangère.

Réflexion angoissée

L’inquisiteur reçoit bientôt le renfort d’un interprète auquel Asano Tanadobu – jadis interprète d’élection de Kiyoshi Kurosawa – prête une séduction presque irrésistible. Face à ces partenaires, Andrew Garfield se fait parfois presque transparent, c’est sans doute le talon d’Achille du film, une faiblesse qui se fera encore plus évidente lorsque le personnage du père Ferreira réapparaîtra pour la dernière demi-heure du film.

En attendant, tandis que le prêtre catholique voit les fidèles japonais martyrisés sous ses yeux sans autre possibilité de les sauver que de renier sa foi, il se glisse dans Silence une autre réflexion angoissée. Martin Scorsese a raconté son effroi lorsqu’il entendit les spectateurs de l’une des premières projections de Taxi Driverapplaudir le massacre final.

Le père Rodrigues, voyeur contraint de la souffrance des autres, est invité par le canon catholique à y trouver des raisons d’espérer. Après tout, ces malheureux ne sont-ils pas en train de gagner leur place au paradis ? Scorsese lui-même, en montrant ces corps crucifiés battus par les vagues, brûlés dans des nattes de paille de riz auxquelles on a mis le feu, saignés goutte à goutte pour que la souffrance n’ait pas de fin, n’est-il pas lui-même le metteur en scène d’un spectacle propre à satisfaire les pulsions plus ou moins refoulées du spectateur de cinéma, toujours prêt à se transformer en tricoteuse au pied de l’échafaud ?

Plans magnifiques

La réponse tient dans une autre foi, celle que Martin Scorsese a fortifiée en plus d’un demi-siècle d’exercice cinématographique, qui lui permet de sublimer ces images, sur le modèle de générations de peintres religieux.

Tout comme les jésuites pratiquent l’imitation de Jésus Christ, se mettant à la place du Messie dans les moments de doute, le cinéaste se repose sur ses prédécesseurs, ici, de toute évidence, Akira Kurosawa, mais aussi, de manière plus discrète, Kenji Mizoguchi (voir ces plans magnifiques de barques dans la brume qui emportent leurs passagers vers une destination incertaine).

Du cinéma de Kurosawa, un personnage central semble s’être échappé, Kichijiro (Yosuke Kubozuka), loque humaine, apostat qui accepte de guider les deux prêtres portugais pour mieux les trahir. Figure excessive, il incarne avec une vigueur extraordinaire cette pulsion de survie qui conduit à la trahison. Il est aussi bien le descendant de Judas que du Charlie (Harvey Keitel) de Mean Streets, qui abandonnait son alter ego Johnny Boy (Robert De Niro) pour ne pas perdre sa place.

En plans souvent très larges, la caméra du chef opérateur Rodrigo Prieto embrasse les bois, les ruisseaux, les champs comme personne ne l’a jamais fait dans un film de Scorsese. Avec le bruissement d’une bande sonore complexe, qui combine les sons de la nature et une partition presque imperceptible signée Kathryn et Kim Allen Kluge, ces images dessinent un monde dans lequel les angoisses des hommes, leur agitation, apparaissent éphémères, dignes d’attention et de compassion, mais presque imperceptibles au regard de ce cosmos que Martin Scorsese a su faire tenir dans les limites d’un écran.

« Silence », film américain de Martin Scorsese. Avec Andrew Garfield, Adam Driver, Liam Neeson, Tanadobu Asano, Issei Ogata, Yosuke Kubozuka (2 h 41).

t3

Publicité
Commentaires
Publicité