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Jours tranquilles à Paris
12 février 2017

David Hockney secoue la Tate

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Par Philippe Dagen

Le musée londonien consacre une ample rétrospective à l’artiste anglais, dont la célébrité occulte parfois la virtuosité et les audaces.

David Hockney est ­l’artiste britannique le plus connu dans le monde. Francis Bacon et Lucian Freud disparus, il a ­hérité de cette majesté. Que la Tate Britain lui offre une ré­trospective pour son quatre-vingtième anniversaire – il est né en 1937 à Bradford, Yorkshire – est donc dans l’ordre des choses, particulièrement dans un pays qui, à l’inverse de la France, défend énergiquement ses artistes nationaux.

Le travail est bien fait : près de deux cents peintures, dessins ou images numériques, répartis dans l’ordre chronolo­gique en treize salles. Seule la première fait exception à la chronologie, elle réunit des travaux de toutes ses périodes qui ont pour point commun sa prédilection pour les jeux de rôle et de citations.

Elle affirme aussi ce qui se vérifie par la suite : par quelque disposition inexplicable, le quatrième enfant d’une ­famille ouvrière du nord de l’Angleterre est d’une dextérité visuelle et manuelle exceptionnelle. Aussi à l’aise pour dessiner un portrait à la Ingres sur papier que pour faire apparaître des paysages à la Bonnard sur un iPad, il est l’un des plus vertigineux virtuoses de son temps. Avec ce que cette aisance suppose de réussites et de déceptions.

Mais de ceci, on ne s’aperçoit qu’à mi-parcours, à la fin des années 1970. Les deux premières ­ décennies sont remarquables. Les œuvres y sont portées par des nécessités irrésistibles qui entraînent Hockney à refuser toute précaution et à oser les provocations les moins admissibles. Ce que le succès désormais consensuel tend à faire oublier, l’exposition le rappelle avec une résolution à la hauteur de celle de l’artiste : Hockney a commencé par des outrages.

Ces nécessités se déduisent d’une simple phrase. Hockney est, en 1960, un très jeune artiste homosexuel. « Très jeune artiste » signifie qu’il doit se dégager de l’autorité de la génération précédente et dégager un espace de liberté dans lequel créer et non imiter. « Homosexuel » signifie qu’il doit prendre des risques dans un pays où, à cette date, l’homosexualité est considérée comme un délit. C’est par ce point que la rétrospective ­proprement dite commence.

Apologie de la fellation

Comment peindre et déclarer son homosexualité à Londres, en 1960 ? Pas par des allusions ­ savantes, mais en projetant sur la toile des graffitis et inscriptions obscènes que l’on croirait relevés sur les murs de quelque quartier de mauvaise réputation.

En ba­digeonnant la surface de taches et éclaboussures blanches, dont l’interprétation est peu douteuse. En désignant ses partenaires par un code : les initiales remplacées par leur numéro dans l’ordre alphabétique. D’autres chiffres s’expliquent autrement, 69 par exemple. Mais il y a aussi « shame » (« honte ») qui se déchiffre, tracé sur ce qui serait, sinon, une composition abstraite vaguement expressionniste ou tachiste à la mode de l’époque.

Car le très jeune artiste doit se défaire de cette mode venue de New York et de Paris. Il est donc ­logique qu’il compromette l’action paintingdans le mouvement même par lequel il rejette l’ordre moral de la société britannique – ce n’était pas mieux en France à la même époque. Les deux refus se confondent.

Dès 1961, dépassant la parodie pseudo-gestuelle et matiériste, Hockney introduit sur la toile ce que l’abstraction interdit : des figures humaines, des objets ordinaires, la trivialité du quotidien, la crudité des désirs. Il voit des pénis partout, jusque dans les tubes de dentifrice, ce qui lui suggère la toile Cleaning Teeth, qui n’est pas une leçon d’hygiène buccale mais l’apologie de la fellation.

Aujourd’hui, des visiteuses distinguées re­gardent l’œuvre avec respect. En 1962, elles auraient probablement demandé sa destruction. Viennent ensuite les garçons sous la douche, les bains de soleil nus autour des piscines et sur les plages de Californie, qu’il découvre avec enthousiasme en 1964 – tant d’enthousiasme qu’il a passé ­l’essentiel de sa vie à l’ouest des Etats-Unis et y vit toujours.

Or il ne peut s’engager dans une telle peinture narrative que parce qu’à partir de 1962, il réintègre dans son art toutes sortes de modes de représentation du monde : l’art égyptien et les coupes des géologues, la caricature et le trompe-l’œil, les marionnettes de Guignol et le néo-impressionnisme de Seurat.

Il nomme « versatility » ce jeu avec les incompatibilités stylistiques supposées, le mélan­ge des temps et des genres, la ­juxtaposition légèrement satirique d’Henry Moore et d’un totem indien. Arizona (1964) et Rocky Mountains and Tired Indians(1965) en sont les chefs-d’œuvre. Alors que tant d’artistes et de cri­tiques, à New York particulièrement, croient encore à la modernité de l’abstraction, au minimalisme et à l’avant-garde, Hockney invente le post-modernisme bien avant que le mot naisse.

Tout est permis

Plus exactement : il en reprend le principe à son maître, qui est aussi son obsession, Picasso. Celui-ci a montré dès la fin des années 1910 qu’un peintre peut être simultanément cubiste, ingriste et autre chose encore. Hockney, qui lui a dédié de nombreuses œuvres, dont plusieurs où il s’imagine dans son atelier et assis sur sa chaise, comprend ce principe et ses conséquences très tôt. Tout est permis. L’histoire de l’art n’est pas à sens unique et chacun peut y ­circuler comme il le désire, à condition d’en être techniquement capable, comme le fut Picasso et comme l’est Hockney.

Picasso a signé vers 1920 des portraits naturalistes et élégants. Entre 1968 et 1977, Hockney exécute ceux de ses parents, de l’écrivain Christopher Isherwood et du peintre Don Bachardy, de l’historien d’art Henry Geldzahler. Ils sont nets et attentivement réalistes dans une lumière douce et des couleurs harmonisées. Des citations s’y glissent : Piero della Francesca, Vermeer, Degas. Dans ses dessins, la gamme des allusions et détournements s’élargit. Elle inclut Ingres, van Gogh, Cézanne, Hopper, la Nouvelle Objectivité, Warhol, Steinberg. La salle de ces œuvres sur papier a, dans le parcours, fonction de seuil temporel.

Au début des années 1980 commence une deuxième phase. La nécessité personnelle a perdu de son intensité : Hockney ne fait plus scandale, mais l’unanimité. Il s’engage dans des expérimentations sur les techniques de la représentation. Avec les Polaroid, il renouvelle la figuration fragmentée et décalée du cubisme. Sa dextérité est éblouissante, mais, à l’exception d’un portrait de sa mère dans un cimetière, elle devient à elle-même sa propre fin.

Cette tendance s’accentue ensuite. Les peintures des paysages californiens des années 1980 et 1990, dont ceux, si souvent reproduits, du Grand Canyon, et celles du Yorkshire des années 2000, ont toutes sortes de mérites. Elles sont séduisantes, chamarrées, bien composées, rehaussées de fantaisies stylistiques plaisantes – et pas plus.

Les questions que posent les images numériques des dernières années sont bien plus intéressantes. Ce sont celles de l’unicité ou de la multiplicité des images et de leur valeur marchande et sentimentale, de leur immatérialité numérique mobile et de leur matérialité immobile de tirages destinés à être encadrés sous verre, du statut du dessin et de la peinture autographes au temps des tablettes et des smartphones.

La rétrospective aurait gagné à leur consacrer plus de place, au lieu de les enfermer dans la dernière salle, où Cézanne fait une réapparition ­plutôt inattendue et comique. Elle aurait ainsi montré qu’Hockney est capable de créer à nouveau ­incertitude et embarras.

« David Hockney ». Tate Britain, Millbank, Londres. Jusqu’au 29 mai.

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