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Jours tranquilles à Paris
6 octobre 2017

Kazuo Ishiguro, un Nobel à la mémoire longue

Par Florence Noiville

L’Académie suédoise a décerné le prix de littérature à l’écrivain britannique auteur des « Vestiges du jour ».

En couronnant Kazuo Ishiguro – « Ish » comme l’appellent ses amis –, dix ans après Doris Lessing (1919-2013), l’Académie suédoise récompense à nouveau un écrivain britannique. Mais le plus japonais d’entre eux – ou l’inverse. Né à Nagasaki en 1954, Ishiguro s’est installé au Royaume-Uni avec sa famille à l’âge de 5 ans, et ce n’est qu’en 1982 qu’il a acquis la nationalité britannique.

A 63 ans, il se vit encore comme le produit de deux cultures éloignées, mais qui n’excluent pas des points communs – l’impassibilité et le self-control en particulier. Une impénétrabilité qu’il semble cultiver, lorsque, tout de noir vêtu, il sourit en silence derrière ses lunettes d’intellectuel.

Succès oblige, pour nombre de lecteurs, Ishiguro, c’est d’abord l’auteur des Vestiges du jour (Christian Bourgois, 1990 ; réédition Gallimard, 2010), prix Booker et best-seller international. En réalité, il avait déjà été remarqué pour Lumière pâle sur les collines (Presses de la renaissance, 1984) puis Un artiste du monde flottant (prix Whitbread, Christian Bourgois, 1990 ; réédition Gallimard, 2009). Mais Les Vestiges du jour consacre son talent.

Comment oublier le majordome Stevens et Miss Kenton, tous deux responsables du domaine de Darlington et observateurs privilégiés des dessous de la politique étrangère du Royaume-Uni, à la veille de la seconde guerre mondiale ? En 1993, l’adaptation du livre à l’écran par James Ivory est huit fois nominée aux Oscars. Anthony Hopkins y incarne un majordome glacial, hanté par le devoir et l’honneur de servir, aux côtés d’une Emma Thompson irrésistible en gouvernante de charme.

« L’encre de la mémoire »

C’est dans les bagages de son père, un océanographe venu explorer les champs pétrolifères au large de l’Ecosse, que le petit Ishiguro arrive en Royaume-Uni en 1960. En théorie, la mission est temporaire, mais la famille ne rentrera jamais au Japon.

« Ce choc émotionnel, cette césure brutale expliquent que j’aie conservé tant de souvenirs de Nagasaki, nous confiait Ishiguro, à Londres, en 2010. Je me rappelle nettement notre maison, mes jouets, les films qu’on m’emmenait voir et qui m’effrayaient. Enfant, je me repassais ces images en boucle. Peu à peu, tout ça s’est mélangé à un Japon fictionnel qui rôdait dans ma tête. Jusqu’à ce que je sente qu’il était urgent de fixer ces émotions, réelles ou inventées, avant qu’elles ne s’effacent à jamais. »

C’est ce qu’il fera dans ses deux premiers ouvrages, écrits dans la foulée de ses études de lettres et de philosophie à l’université du Kent, et de son passage par le cours de creative writing d’East Anglia, où ses maîtres s’appellent Angela Carter et Ray Bradbury. Trempant sa plume dans l’« encre de la mémoire » – comme l’écrit Paul Veyret dans son essai sur ce singulier « Nippon blanc » (Presses universitaires de Bordeaux, 2005) –, Ishiguro, qui n’est « ni un Anglais très anglais ni un Japonais très japonais », s’enracine d’emblée dans cet espace paradoxal « où la mémoire collective et historique n’appartient à personne, mais où la mémoire intime appartient à tous par le biais de la fiction ».

Dès lors, l’écrivain aura beau se renouveler sans cesse dans les choix de ses thèmes, il aura beau montrer une époustouflante habileté à changer de technique et de décor – allant jusqu’à flirter avec la science-fiction en imaginant une colonie de clones élevés pour donner leurs organes, dans Auprès de moi toujours (Les Deux Terres, 2006) ou explorant une sorte d’entre-deux de l’histoire britannique, à la fin de l’Empire romain dans Le Géant enfoui (Les Deux Terres, 2015) –, ce fil conducteur de la mémoire, lui, sera toujours là.

Un style musical

« Je suis un drogué de la mémoire », confiait Ishiguro à propos du Géant enfoui. « Je cherche à comprendre comment les sociétés (et non plus les individus) décident d’oublier. Quand il est plus approprié pour une communauté de faire remonter les épisodes traumatiques de son histoire et quand il est préférable de les maintenir enterrés pour ne pas tomber dans la guerre civile ou la désintégration. »

Cette question le hante depuis la dislocation de la Yougoslavie et le génocide rwandais. « Je me suis demandé comment le souvenir de haines passées pouvait être réactivé pour mobiliser de nouvelles vagues de violence. C’est la mémoire donc, mais aussi sa manipulation délibérée qui m’intéressent. »

Pour épouser la « flexibilité » du souvenir, la phrase d’Ishiguro a toujours un côté un peu flouté, comme sur une photo bougée. Cela lui permet, d’une phrase à l’autre, d’associer les pensées de ses personnages comme dans un collage. De jouer sur le doute : « Tout ce qui est supposé vrai peut devenir irréel et vice versa. »

Fluide, son style est aussi musical. Ce n’est pas un hasard. A 15 ans, le jeune Kazuo se rêvait en musicien. Il ne vivait que pour la guitare. Aujourd’hui, à côté de ses livres, où la musique joue souvent un rôle-clé, comme dans Cinq nouvelles de musique au crépuscule (Les Deux Terres, 2010 ; réédition Gallimard, 2011), il écrit aussi des chansons, notamment pour la chanteuse de jazz américaine Stacey Kent. Mais, après Bob Dylan, ce nouveau « Nobel-écrivain-musicien » sera sans nul doute beaucoup plus consensuel.

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