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Jours tranquilles à Paris
29 novembre 2019

Entretien - Olga Tokarczuk, Prix Nobel de littérature 2018 : « Le roman englobe toutes les expériences »

Par Nicolas Weill

L’écrivaine polonaise évoque la situation politique dans son pays mais aussi son art, son œuvre et sa place dans le monde d’aujourd’hui.

La romancière Olga Tokarczuk, sans doute l’écrivaine polonaise la plus lue dans son pays et à l’étranger, se verra remettre, mardi 10 décembre à Stockholm, le prix Nobel de littérature 2018. Auteure d’une quinzaine de romans, et de quelques essais, traduits en français chez Robert Laffont et depuis 2007 chez Noir sur blanc, elle est aussi une voix de l’opposition au gouver­nement nationaliste actuellement au pouvoir en Pologne. Lors de son passage à Paris, le 26 novembre, elle a accordé au « Monde des livres » un entretien ­exclusif.

L’attribution du prix Nobel de litté­rature à vous-même et à Peter Handke a été précédée d’une longue crise interne au jury du prix Nobel. Elle a été suivie d’une polémique sur les positions politiques prises par l’écrivain autrichien dans le conflit en ex-Yougoslavie. Que pensez-vous de ce climat ?

Olga Tokarczuk : J’ai obtenu ce prix un an après le scandale. Un scandale qui, d’ailleurs, a provoqué un choc et beaucoup d’incrédulité en Pologne, puisque l’académie suédoise y était considérée par beaucoup comme une figure d’autorité dans un monde où ces figures ont plutôt tendance à disparaître. Quant à Peter Handke, je dirai ­seulement, en tant qu’écrivaine, que j’ai grandi en le lisant et qu’il est une voix très forte pour avoir rompu avec les conventions.

L’ambiance nationaliste à Varsovie a-t-elle pesé sur la réception de votre prix Nobel ?

Non. Je dois reconnaître que l’annonce de ce prix a plutôt provoqué un bref regain de solidarité. Même les personnes d’un bord politique opposé au mien s’en sont réjouies. Les Polonais sont tellement maltraités par leur gouvernement qu’ils n’ont plus confiance en eux. Cet événement leur a redonné, pour un moment, de l’optimisme. Il montre que la Pologne reste présente dans le monde et que notre voix est audible.

N’êtes-vous pas déçue par l’évolution politique du pays, après les espoirs suscités par Solidarité ?

Certainement. Pour quelqu’un qui, comme moi, est né dans les années 1960, assister au retour des idées nationalistes constitue un vrai choc. Tout cela semblait ne plus exister. De même pour l’antisémitisme. Je croyais le chapitre définitivement clos. Je ne soupçonnais même pas qu’il subsistait, à titre virtuel, dans la tête des gens et qu’on l’utiliserait à des fins politiques. Je constate le cynisme du gouvernement, qui n’hésite pas à puiser dans cette réserve redoutable d’énergie, uniquement dans le but de conserver le pouvoir. Le pire, ce sont les jeunes générations. Car cet état d’esprit a gagné les programmes scolaires. Les enseignants s’en inquiètent. Ils estiment que la génération qui a grandi ces dernières années est d’ores et déjà contaminée.

L’idéal politique porté par votre œuvre pourrait être qualifié de postmoderne : écologiste, féministe, antispéciste, multiculturel. Croyez-vous que ces valeurs du nomadisme que vous prônez soient menacées par une nouvelle tendance à l’enracinement ?

Je ne suis pas une penseuse. Mais je sens bien que nous sommes à l’orée d’un grand changement : changement philosophique, de mentalité, de vie. Je sens moi-même que je perds de l’intérêt pour les voyages. Je pressens qu’il nous faut, désormais, rétrécir et intensifier notre présence dans le lieu dont nous sommes responsables. Une littérature et un art nouveau vont peut-être naître d’un tel contexte. Mais ce n’est pas de moi qu’ils viendront.

Quelle « musique » différente la ­littérature est-européenne fait-elle entendre ?

Quand on examine la littérature ­centreuropéenne – ce terme me tient à cœur –, on est frappé d’y voir le monde représenté comme une réalité mouvante, aux frontières floues, instables. Du fait de notre histoire compliquée, tout peut changer, tout peut arriver. La ­limite entre le réel et l’imaginaire ne se dessine pas aussi nettement qu’il y paraît. Le grotesque, l’ironie ou la poésie nous paraissent plus appropriés pour peindre le monde que le roman réaliste. Czeslaw Milosz [1911-2004, poète, Prix Nobel de littérature 1980] a, à ce sujet, une phrase terrible en affirmant qu’un seul vers vaut des milliers de pages en prose. Un propos qui a le don de m’agacer prodigieusement !

Est-ce la menace lancinante de ce chaos que reflète votre écriture en fragments ?

La narration linéaire et classique m’a toujours rendue méfiante. Pour moi, elle ne permet pas d’accéder au vrai. Je recours à l’écriture fragmentaire depuis Maison de jour, maison de nuit [Robert Laffont, 2001] qui, effectivement, se ­présente comme une mosaïque, un ­patchwork. Mais c’est seulement dans Les Pérégrins [Noir sur blanc, 2010] que j’ai approfondi ma réflexion sur ce mode d’écriture. Le roman moderne exige un récit qui corresponde à notre expérience d’un monde morcelé, zébré, où l’on zappe… Comment, à partir de cette réalité éclatée, retrouver un sens unique ? A travers ce que je nomme « roman-constellation », à l’image d’un homme regardant le ciel étoilé depuis sa terrasse. Nous voyons un chaos d’étoiles disposées à l’aventure, tandis que notre intel­ligence s’efforce, elle, d’y percevoir des ensembles, des structures dotées de sens auxquelles on associe même une ­mythologie.

Les protagonistes de vos romans sont souvent des femmes. Pourquoi ?

Dans la littérature mondiale, les femmes apparaissent beaucoup, mais cantonnées à leur rôle social, assujetties à des forces qui les dominent. J’essaie, moi, de multiplier les personnages de femmes fortes. Dans Récits ultimes [Noir sur blanc, 2007], histoire de trois générations féminines, j’ai voulu décrire des femmes à chaque fois confrontées à des expériences extrêmes et à des questions éthiques. On trouve aussi, dans Les Livres de Jakob [Noir sur blanc, 2018], le personnage de Gitla Rapaport [la fille du secrétaire du rabbin de Lwow qui devient princesse ­polonaise]. Elle relève des défis philosophiques et contribue à cette enquête à laquelle le philosophe Emmanuel Kant a répondu par son fameux texte de 1784, Qu’est-ce que les Lumières ?

Peut-on qualifier votre style de ­ « réalisme fantastique » ?

J’ignore si cette formule convient, mais nous vivons à une époque où une redéfinition du « réalisme » dans la littérature et dans l’art en général s’impose. Comment reformuler le réalisme ? Dans Les Livres de Jakob, j’ai tenté une expérience avec ce que j’ai nommé un narrateur à la « quatrième personne » – Ienta [la grand-mère agonisante qui, tout au long du livre, suit les événements d’en haut, sur le mode d’une expérience de sortie du corps], un personnage qui ignore le temps, dont le point de vue est celui tantôt de la grenouille, tantôt de l’oiseau. Il s’agit d’un narrateur qui outrepasse la perspective de l’auteur comme celle des personnages et projette un regard cosmique sur l’action.

Quel rapport à la langue entretenez-vous ?

J’ai renoncé délibérément à la travailler depuis que j’ai commencé à être écrivaine. Je préfère créer des images. La langue n’est pour moi qu’un outil pour y parvenir. Voilà pourquoi la mienne est transparente. Je me souviens de l’époque où je préparais la première version de Dieu, le temps, les hommes et les anges [Robert Laffont, 1998]. Mon obsession était d’atteindre à la plus extrême simplicité. A chaque fois que je trouvais une subordonnée, je l’éliminais afin que la langue devienne invisible pour le lecteur.

Nombre de vos romans ont des ­ambitions encyclopédiques. Ecrivez-vous des « livres bibliothèques » ?

Effectivement, je suis fascinée par l’idée d’encyclopédie ; c’est un thème récurrent de mon œuvre. Au XVIIe siècle, Jan Amos Komensky [Comenius, 1592-1670] pensait que, dans l’avenir, les connaissances et la science seraient accessibles à tous et que le monde qui en résulterait serait parfait. L’omniscience était perçue comme un moteur éthique accélérant l’amélioration universelle. Bien sûr, aujourd’hui, une telle approche peut susciter pas mal d’ironie, surtout lorsqu’on sait le mal engendré par Internet. Mais le côté naïf de cette vision continue à produire ses effets sur moi.

Le ton de votre univers romanesque ne vient-il pas de la dimension ­mystique qui l’habite ?

La mystique est un héritage de l’homme. Je pense qu’il y a dans la littérature de la place pour ce qui est défini par le psychanalyste Carl Jung [1875-1961] comme des archétypes. Dans un roman de jeunesse, qui n’est pas traduit en français, EE [1995], une jeune fille de 15 ans voit des fantômes, et quatre personnes essaient d’interpréter son expérience en utilisant chacune une langue différente afin de nommer et expliquer ce phénomène. Dans le roman, on peut englober toutes les expériences, y compris des expériences extrêmes, à la limite des cas psychiatriques, qui nous assurent un regard différent sur les évidences.

Les propos d’Olga Tokarczuk ont été traduits du polonais par Anna Juszczak.

REPÈRES

1962 Olga Tokarczuk naît à Sulechow (Pologne). Elle étudie dans une école ­alternative inspirée par les ­méthodes du pédagogue ­danois Nicolaï Grundvigt.

1980 Etudes de psychologie à l’université de Varsovie, en pleine révolte de Solidarité. Psychothérapeute.

1997 Après avoir publié ­quatre livres, dont deux ­romans, elle se consacre ­exclusivement à la littérature.

2017 Adaptation de son ­roman Sur les ossements des morts (Noir sur blanc, 2012) par la cinéaste Agnieszka ­Holland.

2018 International Man ­Booker Prize pour Les ­Pérégrins (Noir sur blanc, 2010).

2019 Prix Nobel de littérature.

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