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Jours tranquilles à Paris
20 octobre 2018

Arabie saoudite : « Mohammed Ben Salman, l’erreur de casting »

Par Nabil Mouline, Chargé de recherches au CNRS

Dans une tribune au « Monde », le chercheur au CNRS Nabil Mouline estime que l’image de « réformateur » revendiquée par le prince héritier prend un sérieux coup depuis la disparition du journaliste Jamal Khashoggi.

La mystérieuse disparition du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, le 2 octobre, après s’être rendu au consulat de son pays à Istanbul, a sans doute levé le voile sur le vrai visage de la transition politique en Arabie saoudite, voulue par le prince héritier, Mohammed Ben Salman, dit « MBS ». Cet acte, qui rappelle à bien des égards les agissements des dictateurs arabes de la seconde moitié du XXe siècle, montre bien jusqu’où peut aller le nouvel homme fort de Riyad pour conserver son pouvoir absolu et donner à voir sa toute-puissance.

Arrivé au pouvoir à la faveur de circonstances exceptionnelles – le décès de ses trois oncles Sultan, Nayef et Abdallah entre 2011 et 2015, l’intronisation de son père et l’élection de Donald Trump –, le jeune prince, 33 ans aujourd’hui, adopte très rapidement une stratégie de communication agressive dans l’objectif de légitimer son pouvoir fraîchement acquis et de consolider son image de « modernisateur ». Séduits par les effets d’annonce, les gouvernements et les médias occidentaux prennent fait et cause pour Mohammed Ben Salman, arguant que… la fin justifie les moyens !

Grâce à la protection de son père et au soutien de Donald Trump, « MBS » entreprend, de manière aussi brutale que fulgurante, de transformer le système politique local. Le traditionnel autoritarisme collégial, plus ou moins souple, cède très rapidement la place à un autoritarisme personnel répressif.

Cela a commencé par l’élimination de tous ses rivaux au sein de la famille royale. Après s’être arrogé de larges prérogatives dans tous les domaines, Mohammed Ben Salman destitue, en 2017, le prince héritier Mohammed Ben Nayef, l’assigne à résidence, puis emprisonne un grand nombre de princes au Ritz-Carlton – notamment le puissant chef de la garde nationale, Mitab Ben Abdallah, et le milliardaire Al-Walid Ben Talal – et limite les mouvements des autres. Dans la même dynamique, il embastille, rackette ou pousse à l’exil des dizaines d’officiers, de bureaucrates et d’hommes d’affaires. Si ces opérations inédites permettent à « MBS » de monopoliser le pouvoir, elles brisent quasi définitivement le consensus au sein de la famille royale et divisent les élites dirigeantes (deux piliers du régime saoudien depuis plus d’un demi-siècle).

Mise au pas

Cette nouvelle configuration autoritaire a naturellement ouvert la voie à la répression des voix dissonantes – pour ne pas dire dissidentes. Oulémas, prédicateurs, activistes, intellectuels : de grandes vagues d’arrestations ont décimé les rangs des opposants potentiels ou réels. Certains ont même été condamnés à mort et exécutés. Par ailleurs, la presse et les réseaux sociaux ont été muselés. Cette chape de plomb inédite a poussé des dizaines d’acteurs « politiques », parfois très proches des Saoud, à l’exil, forcé ou volontaire, comme cela a été le cas de Jamal Khashoggi.

La mise au pas en cours a été masquée jusqu’à présent par un discours légitimateur qui s’appuie sur trois piliers : la réforme de l’islam wahhabite, la libéralisation de la société et la transformation de l’économie. Mais force est de constater que la politique religieuse du prince héritier reste très ambivalente. La promotion d’un islam du « juste milieu » se réduit à un combat acharné contre les Frères musulmans et les djihadistes, concurrents directs du régime pour le monopole du discours religieux. Les quelques mesures adoptées – et surmédiatisées –, particulièrement la réduction des prérogatives de la police religieuse, l’octroi sous conditions du permis de conduire aux femmes et l’ouverture des cinémas, ne perturbent nullement les équilibres macrosociaux. En effet, comme d’habitude, les clercs wahhabites acceptent certains changements (cosmétiques)… pour s’adapter aux modes du moment.

L’alliance historique entre la monarchie et l’institution religieuse, au fondement même du royaume, est loin d’être remise en question. L’Arabie saoudite demeure une théocratie qui applique sévèrement la charia et s’appuie largement sur la doctrine wahhabite pour régner sans partage sur l’espace social et exporter son idéologie ultraconservatrice à travers le monde.

Camouflets et crises

L’économie saoudienne continue, elle, à dépendre complètement du pétrole. Mais les bouleversements sociodémographiques que connaît le pays et les changements géopolitiques rendent le pacte social insoutenable sous sa forme actuelle à moyen terme. Malgré un grand nombre de proclamations pompeuses, peu de chose a été entrepris sérieusement pour remédier à des problèmes structurels tels que le chômage des jeunes, la mise à niveau du système éducatif et la diversification de l’économie. Pire, le comportement brutal du prince à l’égard des milieux d’affaires ne peut que plomber la confiance d’éventuels investisseurs. Et la disparition de Khashoggi n’arrange rien à la situation…

L’héritier des Saoud a entrepris, depuis son arrivée au pouvoir, de faire de l’Arabie saoudite un acteur majeur de la région. Or, en dépit de son alliance avec les Etats-Unis, du soutien des autres puissances occidentales et de l’appui des Emirats arabes unis, Mohammed Ben Salman cumule les erreurs, les camouflets et les crises. Cela va de la guerre meurtrière au Yémen au blocus contre le Qatar, en passant par l’enlèvement du premier ministre libanais, l’intervention brutale à Bahreïn, le rapprochement imprudent avec Israël, les échecs en Syrie et en Irak, les tensions avec la Turquie, l’escalade verbale avec le Canada, etc. Le royaume de « MBS » est ainsi devenu, à l’instar de l’Iran, un facteur d’instabilité de la région, qui risque de se muer en fardeau pour ses alliés.

La tempête médiatico-politique provoquée par la disparition du journaliste Jamal Khashoggi a permis de jeter une nouvelle lumière sur la transition voulue par l’homme fort de Riyad : l’instauration d’un système de gouvernement personnel, brutal et interventionniste. Cette transition reste toutefois très fragile, car elle dépend d’innombrables facteurs internes et externes. Mais une chose est sûre : l’Etat saoudien se retrouve maintenant dans une impasse inédite, qui semble être le résultat d’une simple erreur de casting !

jamal

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