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Jours tranquilles à Paris
19 novembre 2018

Portrait - Chris Dercon, chef de chantier du Grand Palais

Par Roxana Azimi

Chris-Dercon

L’atypique historien d’art qui a dirigé le Musée Boijmans et la Tate Modern, a été choisi pour piloter le Grand Palais et ses 900 salariés. Une mission de cinq ans afin de décloisonner les arts et gérer aussi les travaux prévus en 2020.

Pourquoi lui ? Chris Dercon, le nouveau grand manitou du Grand Palais, qui succède à une énarque, Sylvie Hubac, qui succédait à un autre énarque, Jean-Paul Cluzel, est un historien d’art, belge de nationalité, parlant le français avec un accent flamand. Après des semaines d’hésitation, l’Elysée et la Rue de Valois ont fini par s’accorder sur ce personnage atypique, qui a roulé sa bosse à New York, Rotterdam, Munich, Londres et Berlin, mais pas en France. Sa mission, qui prendra effet début janvier pour cinq ans, n’est pas ordinaire : gérer un paquebot de 900 salariés, un conglomérat culturel sans collection qui accueille foires, défilés et expositions, édite des catalogues et des produits dérivés. Un établissement qui fermera pendant trois ans, de 2020 à 2023, et dont il faudra piloter le chantier, colossal et contesté, de 466 millions d’euros.

De 1990 à 2016, l’homme a dirigé quelques institutions artistiques majeures dans un esprit transdisciplinaire. Mieux : il en a assuré les transformations physiques. Ainsi a-t-il créé de toutes pièces le Witte de With, à Rotterdam, réveillé, dans la même ville, le Musée Boijmans Van Beuningen, dont il a géré l’agrandissement et boosté la fréquentation, réaménagé les salles de la Haus der Kunst, à Munich, et supervisé à Londres la coûteuse extension de la Tate Modern, conçue par Herzog & de Meuron.

« SA QUALITÉ PRINCIPALE, C’EST L’ÉNERGIE. IL A LA CAPACITÉ À RASSEMBLER LES GENS, MAIS IL PEUT AUSSI LES ÉNERVER PARCE QU’IL PREND BEAUCOUP DE PLACE. » DIANE HENNEBERT, EX-DIRECTRICE DE LA FONDATION BOGHOSSIAN

Né en 1958 à Lierre, près d’Anvers, dans une famille de cinq enfants, Chris Dercon mène des études d’histoire de l’art et de théâtre. Avec un rêve, vite oublié, devenir artiste – la légende veut qu’il ait brûlé tous les éléments de sa pratique artistique sur un pont à Leyde. Les galeristes Albert Baronian et Yvon Lambert lui offrent son premier job, « directeur-concierge » de leur espace à Gand. Au bout de deux ans, il se lance dans le journalisme et le commissariat d’exposition, avant d’être nommé, en 1988, directeur des programmes à PS1, un centre d’art ultrapointu de New York. Le début d’une ascension fulgurante. « C’est un leader-né », vante Carolyn Christov-Bakargiev, directrice du Castello di Rivoli, à Turin, qui le connaît depuis ses débuts. Pour Diane Hennebert, ancienne directrice de la Fondation Boghossian, qui a, elle aussi, suivi ses premiers pas, « sa qualité principale, c’est l’énergie. Il a la capacité à rassembler les gens, mais il peut aussi les énerver parce qu’il prend beaucoup de place ».

Son objectif : décloisonner les arts. Comme le propose, depuis peu, le Grand Palais. « Il fait partie de ces curateurs qui pensent que l’art n’est pas une pratique définie, mais plutôt un discours, et peu importe que celui-ci soit plastique, cinématographique, architectural, musical ou dansé », résume le chorégraphe Jérôme Bel. A Munich, il présente aussi bien un peintre du XVIIe siècle, Nicolas Poussin, que la maison de mode Martin Margiela. Même grand écart entre les locomotives du marché, comme Damien Hirst, et des maîtres méconnus issus de pays émergents, comme le Soudanais Ibrahim El-Salahi et la Libanaise Saloua Raouda Choucair, qu’il programme à la Tate. « Ce n’est pas quelqu’un qui oppose marge et mainstream », relève Rüdiger Schöttle, ancien artiste devenu galeriste. « C’est un passeur », précise Dirk Snauwaert, directeur du Wiels à Bruxelles. Un provocateur aussi. A son arrivée au Boijmans, il invite l’artiste et militant Hans Haacke, habitué à pointer les conflits d’intérêts en matière de mécénat dans les musées. A la Haus der Kunst, un bâtiment commandé par Hitler en 1933, il fait polémique en installant Him, de Maurizio Cattelan, statue de cire représentant le Führer agenouillé en position de prière.

« SON CHARISME DEVRAIT FAIRE DES MERVEILLES. LA PROGRAMMATION SERA UN ENJEU IMPORTANT APRÈS LES TRAVAUX. EN CELA, SON PROFIL EST SÉDUISANT. » ALAIN SEBAN, ÉNARQUE

Mais Chris Dercon sait aussi, dans le dialogue intéressé avec les puissants, mettre ses pulsions entre parenthèses. Dans une interview au magazine W, il le dit sans détour : « J’aime faire du fundraising. » Jusqu’à un certain point. « Il en avait marre des milliardaires russes et des compromis qu’il fallait faire pour financer l’extension de la Tate Modern », confie le collectionneur belge Herman Daled. Aussi accepte-t-il un cadeau empoisonné : diriger le théâtre de la Volksbühne, à Berlin.

Cet homme à qui tout sourit y connaîtra sa plus grande déconvenue. Sa nomination à la tête de ce bastion du théâtre politique est-allemand déchaîne de violentes passions : lettre ouverte de 200 personnalités du théâtre contestant ce choix, pétition en ligne appelant à rouvrir les candidatures. Quinze jours durant, son palier est même souillé de matières fécales. Cause ou conséquence, sa programmation, ouverte sur l’international et la danse plutôt que sur l’art oratoire et le répertoire, ne prend pas. En avril, six mois après sa prise de fonctions, Dercon est poussé vers la sortie.

Autant dire que sa nomination au Grand Palais lui permet de sauver la face. Son profil n’aurait-il toutefois pas mieux convenu à une direction de musée ou de centre d’art qu’au bourbier d’un chantier ? Ancien directeur du Musée national d’art moderne, Alfred Pacquement en est convaincu, « son charisme devrait faire des merveilles ». « La programmation sera un enjeu important après les travaux, relève l’énarque Alain Seban, qui fut candidat à ce poste. En cela, son profil est séduisant. » Le chorégraphe Boris Charmatz, lui, se réjouit du symbole : « À Berlin, Chris a été traité en étranger. La France, en le nommant, montre qu’elle n’est pas repliée sur elle-même et qu’elle regarde l’Europe. »

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