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Jours tranquilles à Paris
11 février 2019

Quarante ans après la révolution, les métamorphoses d’une famille iranienne

Par Ghazal Golshiri, Téhéran, correspondance - Le Monde

Les 40 ans de la révolution en Iran. Le 11 février, le pays fêtera l’anniversaire du soulèvement qui donna naissance à la République islamique. Comme toutes les familles iraniennes, les Salimi n’ont pas échappé à l’histoire depuis 1979.

En cette nuit glaciale de début janvier, la maison de Maliheh Salimi (les noms ont été modifiés à la demande des intéressés) est en ébullition. Depuis l’aube, des chaises et des tables métalliques ont été livrées par une entreprise de location. Des ballons roses et blancs ont été gonflés ; des dentelles ont été nouées en forme de papillon et épinglées sur les murs ; les grandes casseroles pleines de riz que Maliheh avait laissé reposer dans un mélange d’eau et de sel fument sur des plaques de cuisson à gaz. Cette femme de 57 ans se dit chanceuse : l’un des appartements de son immeuble, situé dans le quartier modeste de Shahran (ouest de Téhéran), était vacant ce mois-ci, et le propriétaire a donné son accord pour qu’il soit transformé en salle de fête furtive pour les fiançailles du fils cadet de Maliheh, Amir.

Pour l’occasion, une partie de la famille a fait le déplacement depuis Sari, ville du nord du pays. Les Salimi ressemblent aux protagonistes du film Underground, d’Emir Kusturica : en quelques secondes, ils peuvent passer du silence à une danse frénétique, accompagnée de claquements des mains, de mouvements rapides des pieds, pendant que les plus inventifs dérobent dans la cuisine une casserole ou un plateau pour en faire des tambours de fortune.

L’heure est à la fête

Des femmes sont arrivées en tchador noir (l’habit des Iraniennes les plus traditionnelles et religieuses), avant de se changer à l’abri des regards et de réapparaître couvertes d’un tchador plus clair, puisqu’on est à l’intérieur et que l’heure est à la fête. Dans la pièce au sol en marbre et aux murs blancs, sous la lumière crue des néons, d’autres sont vêtues de larges robes aux manches longues et d’un simple foulard sur leurs cheveux. Certaines, plus jeunes, sont maquillées, en robe ou jupe courte, la tête nue. Bref, dans la famille Salimi, il y a de tout. L’imposante Mme Salimi est la plus âgée : à 80 ans, elle est la mère de certains, la sœur des autres ou leur tante. En l’occurrence, ce soir-là, elle est avant tout la grand-mère du futur marié.

A la regarder, et même à bien la connaître, il est impossible d’imaginer à quel point les générations qui lui ont succédé diffèrent de ce que fut la sienne. Ces différences, qui peuvent paraître triviales ou anodines, sont en réalité des évolutions, des libertés obtenues au fil du temps, grâce à la persévérance de chacun contre la rigidité de la société iranienne et, à plus petite échelle, contre celle de la famille. En tout cela, les Salimi sont emblématiques des familles de la classe moyenne et éduquée qui se sont métamorphosées, transformant ainsi la société depuis la révolution de 1979.

Dans leur ville natale de Sari et lorsque Mme Salimi avait encore les jambes assez solides pour arpenter les ruelles de son quartier, les gens se levaient pour la saluer. Elle est une bienfaitrice qui inspire le respect des habitants. Les anecdotes sont nombreuses au sujet d’hommes et de femmes qui l’ont parfois longuement cherchée après son déménagement, il y a une dizaine d’années, pour lui dire à quel point ils lui étaient reconnaissants d’avoir changé le cours de leur vie. Parce que Mme Salimi est celle qui leur a offert une maison lorsqu’ils étaient enfants – parfois orphelins, nécessiteux toujours. Parce que c’est elle qui a versé la dot des filles afin qu’elles puissent se marier dignement. Parce que Mme Salimi a aussi, dans son centre de formation à la couture, enseigné aux femmes désœuvrées, divorcées ou veuves, les compétences nécessaires pour devenir couturières et survivre. A Sari, si quelqu’un a un problème, il sait vers qui se tourner. Mme Salimi trouve toujours des solutions.

Pourfendeur de la dictature du chah

Sa renommée remonte à la période d’avant la révolution. Dans les années 1970, son mari était un pourfendeur de la dictature du chah Mohammad Reza Pahlavi. La nuit tombée, il fermait les volets de son commerce de photocopieuses et, avec ses deux fils aînés, Ali et Ramin, photocopiait les communiqués de l’ayatollah Rouhollah Khomeyni. Le grand dignitaire, expulsé d’Iran en 1964, vivait alors en exil en France. « J’avais 14 ans quand, un jour, j’ai vu mes parents assis par terre dans notre grenier, se rappelle Ramin, aujourd’hui âgé de 54 ans. Mon père mettait en marche un magnétocassette et l’arrêtait quelques secondes plus tard. Ma mère, elle, écrivait les mots qu’ils entendaient : "Nous… les gens… d’Iran…" C’était le communiqué de l’imam [Khomeyni]. Un opposant basé en France dictait les mots de l’imam à un autre révolutionnaire en Iran. Ce dernier les enregistrait sur une cassette et la distribuait. Et ainsi de suite. De maison en maison, ses mots circulaient en quelques jours dans tout le pays. »

A Sari, pour informer les gens de l’organisation d’une manifestation, Ramin prenait son vélo, suivant le conseil de son père, et pédalait dans les rues de la ville. Il frappait aux portes et demandait à chaque habitant d’en informer quatre autres : « Le lendemain matin, on se rendait au lieu annoncé et, soudain, il y avait 500 personnes ! Une heure plus tard, 2 000… Magnifique ! Je me souviens encore du chemin que je prenais et des portes auxquelles je frappais. »

Il fallait renverser la dynastie des Pahlavi, « à cause du climat répressif et du caractère dictatorial du système », explique Ramin, évoquant, selon une idée répandue à l’époque, « parmi chaque rassemblement de trois personnes, la présence d’au moins un savaki », un agent des services de renseignement du chah, la Savak, à la terrible réputation. La sœur de Ramin, Maliheh, se rappelle quant à elle la rentrée scolaire, après sa décision de se couvrir les cheveux d’un foulard. Elle avait alors 15 ans : « La directrice de mon lycée a d’abord refusé de m’inscrire parce que, sur ma photo d’identité, je portais un foulard. » Elle évoque aussi la vie de « débauche » de la famille royale qu’elle et sa famille détestaient, ainsi qu’un grand nombre d’Iraniens, religieux ou qui tiennent à une extrême pudeur en public. « A l’école, de temps en temps, la directrice choisissait les belles filles qui iraient “servir’’ Gholam Reza [le frère du chah], qui venait passer ses vacances au bord de la mer Caspienne. C’était répugnant ! », assène Maliheh.

« QUAND L’IMAM KHOMEYNI EST RENTRÉ EN IRAN, J’AI CONNU MES PREMIÈRES FÊTES NATIONALES »

Toute la famille se souvient du jour où le chah a quitté le pays, en 1979, et plus encore de celui où l’imam Khomeyni est rentré en Iran, depuis la France, après presque quinze années d’exil. « Les premières fêtes nationales que j’ai connues ! », s’exclame Ramin. La suite se raconte comme on regarderait un film en avance rapide. La République islamique est instaurée la même année. Mais en novembre 1980, l’Irak attaque l’Iran. Ramin emboîte le pas à son frère aîné, Ali, et part au front. « Tous deux voulaient absolument se battre, se souvient Mme Salimi. Même si je leur avais dit non, ils seraient quand même partis. Ils étaient comme amoureux de leur pays et de la révolution. »

Sous les bombes, dans le sud-ouest de l’Iran, tout près de la frontière avec l’Irak, Ramin prépare son baccalauréat à l’aide de manuels scolaires qu’un ami lui a envoyés, et passe avec succès ses examens à Ahvaz. De retour à Sari, lors d’une permission de quelques jours, il surprend ses deux petits frères en train de jouer aux échecs. « J’ai cassé l’échiquier et l’ai balancé à la poubelle, raconte Ramin. Pourtant, j’adorais ce jeu… » Les échecs venaient d’être prohibés et le sont restés, jusqu’à ce qu’en 1988, l’ayatollah Khomeyni lève cette interdiction.

Après un an passé sur le front, Ramin s’inscrit dans une howzeh, une école religieuse, avec l’ambition de devenir membre du clergé, « parce que [leur] famille était religieuse et que toutes les universités ont été fermées à cette époque », à la suite de la révolution culturelle, entre 1980 et 1983. Tandis que la République islamique opère une purge des « éléments occidentaux » dans le système éducatif, Ramin devient professeur au lycée où il enseigne la philosophie, la logique, la religion et la langue arabe.

C’est à ce moment aussi qu’il décide de changer son prénom pour « un autre plus conventionnel », plus adapté à un futur religieux en turban. « Le mien faisait un peu trop beau gosse », dit-il en souriant. Sa demande est aussitôt acceptée par le tribunal. Ramin devient alors Mohsen, prénom arabe signifiant « bienfaiteur ». Mohsen a des avis tranchés sur les femmes. Il critique celles qui prient revêtues d’un manteau et d’un foulard : « Sans hidjab, je considérais qu’elles étaient indécentes. »

« Le leader le plus charismatique qui soit »

S’égrènent les années. Ramin, désormais Mohsen, épouse la fille d’une famille connue dans les milieux révolutionnaires et politiques, dont le père est un « disparu » de guerre. « Tout cela était très attirant pour moi », raconte-t-il. En 1988, la guerre avec l’Irak se termine : elle a fait entre 500 000 et 700 000 morts dans les deux camps. En 1989, l’ayatollah Khomeyni meurt, Mohsen marche des dizaines de kilomètres pour assister aux funérailles. « C’était le leader le plus charismatique qui soit. On l’adulait », dit-il aujourd’hui. La décennie suivante, le jeune homme poursuit ses études religieuses, en même temps qu’il obtient une licence en sciences politiques et un master en histoire, mais décide de ne pas devenir clerc : « J’aimais bien ma vie telle qu’elle était. »

La société change. L’ombre de la guerre s’éloigne, la vie reprend son cours. Zeinab, la fille cadette de la famille, née en 1981, se révèle une adolescente rebelle qui n’a pas peur d’aller à contre-courant. A 14 ans, elle décide de ne plus porter le foulard dans les fêtes familiales, contre l’avis de ses grands frères. « Ramin et Ali n’arrêtaient pas de me critiquer », se souvient-elle. Les deux garçons se plaignent auprès de leurs parents : Zeinab fait l’objet de rumeurs concernant ses relations avec les garçons. Dans une petite ville comme Sari, elle est perçue comme trop frivole, pas assez respectable.

En 1997, après des années que beaucoup considèrent « molles » politiquement, la candidature du réformateur Mohammad Khatami réveille des pans de la société qui voient en cet homme la possibilité d’une nouvelle ère, avec plus d’ouvertures politiques et sociétales. Mohsen mène campagne pour le candidat auprès de ses élèves. Le professeur de religion douche les espoirs d’un journaliste de la télévision iranienne qui s’attendait à un entretien conventionnel, truffé de rhétorique officielle. « Le pauvre s’est trouvé devant un homme qui répétait les mots-clés de la campagne de Khatami », se rappelle-t-il en riant comme un enfant.

La victoire écrasante de Khatami, dès le premier tour, est une surprise. Des journaux voient le jour, la parole se libère. Les femmes réclament plus de droits. La société civile prend racine. Ramin délaisse son second prénom. Jadis strict, il lui arrive désormais de serrer la main de ses cousines, de temps en temps. Au sein de la famille, les choses changent aussi. Auparavant, on éludait les raisons de l’absence du mari médecin d’une cousine par un vague « il est de garde, à l’hôpital ». Plus maintenant. Le tabou du divorce se brise complètement lorsqu’une autre cousine, plus jeune, ose paraître dans une fête, une semaine après sa séparation, la tête haute.

Zeinab finit par se marier avec son copain. Voilà plus de sept ans qu’elle le voyait en cachette, mais Mme Salimi a refusé de reconnaître l’existence du jeune homme tant que ses parents ne sont pas venus officiellement lui demander la main de Zeinab, aujourd’hui médecin de 37 ans. « Vu ma position dans la ville, je ne pouvais pas l’accepter en tant que petit copain de ma fille, dit Mme Salimi. Ça ne se faisait pas. » Choisir d’épouser son copain, cela ne se faisait pas non plus. Mais c’est arrivé. Le couple a aujourd’hui une fille, Asal.

LA « PLUS GRANDE ÉPREUVE QUE DIEU AIT RÉSERVÉE » À LA FAMILLE SALIMI FRAPPE EN 2009. LA PETITE-FILLE DE MME SALIMI, SHAGHAYEGH, VEUT CHANGER DE SEXE

La « plus grande épreuve que Dieu ait réservée » à la famille Salimi frappe en 2009. La nièce de Ramin et de Zeinab, la petite-fille de Mme Salimi, Shaghayegh, veut changer de sexe. Cette opération a été autorisée en Iran à la suite d’une fatwa de l’ayatollah Khomeyni, en 1981, mais dans une petite ville comme Sari où tout le monde se connaît, comment supporter cette « honte », ce « déshonneur » ? Comment éviter une telle catastrophe ? Même Zeinab, la plus jeune et la plus avant-gardiste de la fratrie, a du mal à encaisser la décision de Shaghayegh.

« Je me suis toujours comporté comme un garçon, explique Shaghayegh, aujourd’hui nommé Siyavash. Je détestais qu’on m’appelle “madame”. Dans la famille, tout le monde savait que quelque chose n’allait pas, mais en même temps personne n’acceptait que je fasse ces opérations. » Parmi ses cousins, celui et celle qui vivent au Canada et en Italie lui proposent de venir expérimenter la vie à l’étranger. « Peut-être que tu n’as pas besoin d’opérations », lui répètent-ils.

Shaghayegh résiste, persiste, enchaîne les séances de psychothérapie et les allers-retours nécessaires chez les médecins experts judiciaires. Elle se rend au tribunal et entreprend les démarches administratives pour pouvoir commencer les opérations chirurgicales. « Ils ont beaucoup parlé avec des médecins. Beaucoup pleuré aussi, mais ils ont fini par accepter », dit, en faisant allusion à ses parents, ses tantes et ses oncles, Siyavash, aujourd’hui âgé de 30 ans et qui dirige un restaurant à Sari.

Siyavash mène à bien deux opérations en 2015 – l’ablation de l’utérus et des ovaires, puis l’ablation des seins – en partie prises en charge par la sécurité sociale et par une caisse d’assurance-maladie. Il arrive encore aux Salimi de l’appeler Shaghayegh, avant de se reprendre aussitôt. Ils se montrent aussi inquiets quand des membres éloignés de leur famille s’apprêtent à revoir Siyavash pour la première fois après ses opérations. En cette soirée des fiançailles d’Amir, par exemple.

Nœud papillon et pull violet

Quelques regards se baladent sur le corps de Siyavash et se fixent sur le poil noir de sa barbe et de sa moustache, qui ont commencé à pousser. « Elles sont très religieuses et strictes, je ne peux pas m’empêcher de les regarder et de lire dans leurs yeux ce qu’elles pensent », confie Ramin au sujet d’un groupe de femmes en tchador blanc, assises dans la salle de marbre blanc. Mais la situation ne semble guère atteindre Siyavash, qui arbore un nœud papillon assorti à son pull violet et qui danse, comme un homme, à l’aise dans son corps. « Je me sens mieux, confie-t-il. Je ne suis pas au paradis, mais c’est beaucoup mieux que l’enfer dans lequel je vivais. »

Parfois, les changements s’imposent, poussant les gens à aller de l’avant. Comme la transformation de Siyavash. Année après année, les mentalités évoluent en Iran, sous l’influence aussi de la percée des réseaux sociaux qui ont ouvert une fenêtre sur le reste du monde. « Je suis sûr qu’il aurait été beaucoup plus facile de faire mon changement de sexe aujourd’hui qu’il y a quatre ans », affirme Siyavash.

Les Salimi ne sont guère un cas isolé. Selon Zeinab, « presque toutes les familles ont traversé à peu près les mêmes expériences, les mêmes évolutions. Et tant mieux si aujourd’hui les familles laissent plus de libertés à leurs filles, et qu’elles acceptent que leurs enfants soient différents. Même ma mère a changé. » D’ailleurs, Samira, une petite-fille de Mme Salimi, poste sans gêne des photos de son copain sur son compte Instagram, que consulte toute la famille. Cette Iranienne de 25 ans a fait son entrée à la fête, toute maquillée, portant un haut qui laisse entrevoir un peu de son ventre. Son père ? C’est Ali. Le même Ali qui avait jadis menacé de mort sa sœur Zeinab, lorsqu’il avait trouvé dans son portefeuille la photo d’un garçon.

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