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Jours tranquilles à Paris
22 février 2019

Photographie : Luigi Ghirri, arpenteur de mirages

Par Claire Guillot

Le Jeu de paume, à Paris, offre une plongée dans l’œuvre conceptuelle et ludique du photographe et coloriste.

Qui n’a jamais rêvé, enfant, devant les pages ouvertes d’un atlas ? Qui n’a jamais vu dans ces petits points et ces lignes dessinés sur les cartes des promesses d’aventures glorieuses et de grands espaces ? Le photographe Luigi Ghirri, lui, est allé plus loin. Tel Philémon, le personnage de bande dessinée naufragé sur les lettres de l’océan Atlantique devenues des îles, il a plongé dans les pages de son atlas comme s’il s’agissait d’un paysage.

Au Jeu de paume, à Paris, la salle couleur bleu lagon qui abrite sa série de 1973, Atlante, est la plus poétique de l’exposition qui lui est consacrée : en collant au plus près des couleurs et des mots imprimés, l’artiste fait surgir des contrées abstraites, des terres fantomatiques, des ciels nouveaux où le regard se perd.

Pour l’Italien Ghirri, le géomètre devenu photographe mort bien avant l’Internet et le numérique, l’espace virtuel des signes était déjà bien réel. « Tous les voyages possibles ont déjà été décrits et tous les itinéraires tracés…, écrivait-il. Il me semble que le seul voyage aujourd’hui possible se situe dans les signes, les images. »

Entre l’idée et la sensation

Avec ses 250 photos d’époque, l’exposition du Jeu de paume est la première présentation d’envergure consacrée en France à ce photographe atypique, mort en 1992, à 49 ans, après avoir ­signé une œuvre singulière, ­entièrement en couleurs, et une somme d’écrits théoriques.

L’artiste est majeur et pourtant méconnu : beaucoup en France ne connaissent que des images un peu décoratives aux couleurs pastel, bords de mer mélancoliques ou cartes postales pop d’une Italie gagnée par la consommation de masse.

Au Jeu de paume, le commissaire James Lingwood a voulu rectifier le tir et se concentrer sur les photos des années 1970, ces « années formatrices » selon lui, où Luigi Ghirri met en place son vocabulaire conceptuel et sériel. Dès ses débuts, on le voit déployer son approche unique, entre l’idée et la sensation. A savoir des travaux très méthodiques – il photographie obstinément le ciel pendant trois cent soixante-cinq jours pour sa série Infinito –, mais aussi des embardées poétiques pleines de clins d’œil et d’humour, témoins d’une Italie en pleine transformation.

POUR LUI, LA PHOTO N’EST LÀ NI POUR CONSOLER NI POUR TRANSFORMER MAIS POUR DÉCRYPTER LE MONDE ET LA SOCIÉTÉ

Alors que, dans les années 1970, la photographie artistique se ­partage entre les héritiers de l’instant décisif à la Cartier-Bresson et les tenants d’une photographie plus intimiste, dite « créative », Ghirri ne se reconnaît ni dans l’un ni dans l’autre. « Je n’ai pas accepté l’idée que le hasard, transformé en professionnalisme, puisse être la structure édifiante de mon travail de photographe », écrit-il.

Il refuse aussi toute idée de « signature » : « La croyance qu’un auteur se reconnaît parce qu’il appose un copyright visuel sur le monde extérieur est le plus grand danger que court la photographie. » Pour lui, la photo n’est là ni pour consoler ni pour transformer mais pour décrypter le monde et la société : il opte pour un style direct, pour des « prises de vue frontales » au plus près de l’expérience, et ne se reconnaît d’affinités qu’avec le photographe Walker Evans, l’Américain inventeur du « style documentaire », explorateur comme lui des signes vernaculaires.

Ses autres influences seraient plutôt à chercher hors de la ­photographie, du côté d’artistes qui, comme Ed Ruscha, ont utilisé l’image pour archiver la banalité du monde. Luigi Ghirri néglige le noir et blanc, « puisque le monde est en couleurs », et se rapproche de la pratique amateur avec le ­Kodachrome – titre de son célèbre livre-manifeste paru en 1978. Mais contrairement aux coloristes américains comme Stephen Shore ou William Eggleston, il choisit des teintes douces, ambiguës, ni pop ni clinquantes.

Un monde d’artifices

Armé de son appareil, Luigi Ghirri dresse un inventaire du monde contemporain tel qu’il est bouleversé par l’irruption de l’image, partout et par tous. Il écrit : « Dans une large mesure, la réalité devient toujours davantage une colossale photographie et le photomontage est déjà là : c’est le monde réel. » Les posters, les publicités, les affiches, les enseignes, les papiers peints sont son terrain de jeu.

Ghirri creuse les limites de la représentation, il utilise ses images des clés et des guides pour décoder tous ces signes. Dans la série Diaframma 11, 1/125, luce naturale, le photographe suit des gens de dos, plongés dans des cartes, absorbés dans des panoramas, en train de se photographier, devenant tour à tour spectateurs, voyeurs, modèles, sujets et acteurs de l’image en train de se créer, nous entraînant dans ce jeu de rôle par la même occasion. Luigi Ghirri aime à dessiner des cadres dans le réel, multipliant les jeux sur l’échelle, les reflets, les quiproquos visuels.

SUR CE MONDE FAIT D’ARTIFICES ET D’ARTEFACTS, JAMAIS LE PHOTOGRAPHE NE POSE UN REGARD DÉSENCHANTÉ OU DÉNONCIATEUR

Sur ce monde fait d’artifices et d’artefacts, jamais le photographe ne pose un regard désenchanté ou dénonciateur. Dans ses séries intitulées Le pays des jouets en référence à Pinocchio, ou In Scala (à l’échelle), il se délecte visiblement des fictions et des mirages que créent les décors des fêtes foraines ou les villes miniatures qu’aiment à visiter les touristes. « L’appareil photo est pour Ghirri une lanterne magique », ­résume le commissaire.

C’est aussi sans nostalgie que le photographe, qui a passé sa vie loin des grandes villes et des monuments prestigieux, interroge le paysage italien moderne, fixant son appareil sur les paysages sans qualité à la périphérie des villes et sur la banalité du quotidien.

Il y capte les restes du passé et d’idéologies souvent figés dans une imagerie kitsch : le communisme avec ses drapeaux, le catholicisme et ses croix en néon, l’Antiquité transformée en statue de jardin…

Si l’exposition rend justice à la dimension sérielle et analytique de l’œuvre de Ghirri, le découpage en une quinzaine de mini-chapitres, les longs textes explicatifs, la scénographie austère et la circulation compliquée ne facilitent pas la tâche du spectateur peu averti. Il manque aussi toute une dimension de l’œuvre, plus ludique et plus contemplative, pour compléter le tableau de cet artiste singulier. On se reportera pour cela à son chef-d’œuvre de papier, le livre Kodachrome (1978, réédité aux éditions Mack, non traduit), qui fait dialoguer dans un même mouvement poétique le monde et ses reflets, le faux et le vrai, le ciel et la mer.

« Luigi Ghirri, cartes et territoires », jusqu’au 2 juin. Jeu de paume, place de la Concorde, Paris 8e. Catalogue éd. Mack/Jeu de paume.

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