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Jours tranquilles à Paris
2 mars 2020

«Environ 2 millions d’images circulent le temps de lire ces phrases»

supermarche images

Par Clémentine Mercier 

Peter Szendy, auteur de la notion «d’iconomie» et à l’origine de l’exposition «le Supermarché des images» au Jeu de paume, revient sur les mécanismes d’inflation des visuels numériques, leur flux, leur stockage, et sur ce vertige stroboscopique qui organise notre vision capitaliste du monde.

D’abord intéressé par toutes les formes d’écoute, de la musique à l’espionnage , le philosophe et musicologue Peter Szendy, professeur en humanités et en littérature comparée à l’université Brown (Providence, Rhode Island, Etats-Unis), par ailleurs conseiller à la Philharmonie de Paris, s’est récemment penché sur les images, en particulier cinématographiques. Inspiré par les écrits de Karl Marx, Walter Benjamin et Gilles Deleuze, il a publié le Supermarché du visible, essai d’iconomie (éd. de Minuit, 2017), ouvrage à partir duquel s’est élaborée l’exposition du Jeu de paume. Pour Libération, Peter Szendy revient sur son analyse du visible contemporain - indissociable de l’économie numérique mondialisée -, sur sa privatisation, son immatérialité de façade et sur notre rapport modifié au regard qu’entraîne la circulation en masse des images.

Avez-vous délibérément cherché à nous étourdir dans cette exposition ?

Quand on entre dans le Jeu de paume, ce qu’on voit, c’est un déferlement. Il y a des images partout sur les murs. Pour son installation intitulée Since You Were Born, Evan Roth a imprimé toutes les pages Internet conservées dans la mémoire de son ordinateur depuis la naissance de sa fille en 2016. Comme si le stock des innombrables images accumulées au cours d’une tranche de vie avait explosé en se répandant dans l’atmosphère. Il y avait, en 2015, trois milliards d’images qui circulaient chaque jour sur les réseaux sociaux (il y en a sans doute beaucoup plus aujourd’hui). Ce qui veut dire environ 2 millions d’images pendant le temps qu’il vous a fallu pour lire les phrases qui précèdent. Je n’ai cherché à étourdir personne : c’est l’économie des images, ce que j’appelle l’«iconomie», qui est devenue vertigineuse.

Qu’est-ce qui a changé entre l’apparition de la photographie, la naissance du cinéma au XIXe siècle et les images d’aujourd’hui ?

L’immense majorité des images est désormais numérique. Et elles circulent comme jamais elles n’ont circulé. Elles sont faites de lignes de code, elles sont transportées à travers des câbles Internet posés sur les fonds océaniques. Les images sont devenues des flux de données canalisées qui coagulent ici ou là selon des formats changeants. L’œuvre qu’expose Jeff Guess, Addressability, montre ce nouvel état de l’image de manière saisissante : des clichés d’actualité trouvés sur le réseau cristallisent lentement, ils prennent forme à mesure que les points lumineux qui les composent (les pixels) arrivent à leur destination, c’est-à-dire à l’emplacement qui leur est alloué sur l’écran.

Qu’implique la fin de la matérialité des images ?

Face à un écran, on est tenté de penser que les images sont dématérialisées. Or, il n’en est rien. A côté des pixels volants d’Addressability, le visiteur croise une œuvre d’Andreï Molodkin, YES, qui rappelle, avec ses tuyaux pleins de pétrole brut, que la luminosité des images vient des énergies fossiles. En moulant dans de la glace des supports de stockage d’images (clé USB, cédérom…), Geraldine Juárez évoque, quant à elle, l’impact écologique des data centers qu’il faut constamment refroidir. Plutôt que leur immatérialité, l’exposition montre la variété des matières qui composent les images.

Est-ce l’économie qui, au fond, façonne notre vision du monde ? Et si oui, comment ?

Que l’économie façonne notre vision du monde, c’est ce que disait déjà Marx. Mais les catégories de l’économie néolibérale imprègnent aujourd’hui plus que jamais le tissu de notre existence (on pense en termes de «capital santé», on acquiert des «crédits» en étudiant…). L’exposition tente de montrer que le fait même de voir ou d’être visible relève d’un travail, d’une production. Les artistes racontent des vies passées à cliquer pour vendre des likes ou des vues, en échange d’un salaire de misère : c’est ce qu’on pourrait appeler le travail à la chaîne de la visibilité. Dans une installation intitulée Are You Human ? Aram Bartholl évoque ces puzzles d’images (les «Captcha») que Google nous demande d’identifier pour accéder à un site : en repérant les feux rouges, par exemple, nous travaillons à notre insu pour éduquer les programmes qui piloteront les voitures de demain.

Vous écrivez dans le Supermarché du visible que nous sommes devenus «de très hauts débiteurs d’images». Qu’est-ce que cela veut dire ?

Je voulais indiquer deux aspects indissociables de notre rapport aux images aujourd’hui. Il y a, d’une part, le haut débit de notre approvisionnement (comme l’écrivait Paul Valéry, en 1928 déjà, nous sommes «alimentés d’images […] naissant et s’évanouissant au moindre geste»). Et il y a d’autre part le fait que nos yeux tendent à incorporer la structure de l’endettement : chaque regard que nous portons sur une image est déjà débiteur, il est déjà en train de se reporter sur la suivante.

Vous n’avez pas abordé les images produites à l’échelle individuelle (les selfies, les filtres…) ni toutes les quantités d’images produites pour les ordinateurs ? L’«iconomie» innerve tous les champs…

Parmi les milliards d’images qui circulent chaque jour, les selfies occupent, à l’évidence, une place centrale. Dans l’exposition, on est encouragé à en faire devant un miroir sur lequel Geraldine Juárez a inscrit le logo de Getty Images, comme si nos visages étaient voués à être engloutis dans cette vaste banque d’images qui est en train de privatiser le visible. Mais le champ de ce que j’appelle l’«iconomie» inclut aussi l’opposé de ces autoportraits anthropocentrés, à savoir toutes les images produites par des machines uniquement pour des machines. Trevor Paglen, qui présente dans l’exposition une cascade vue par deux algorithmes de vision artificielle, parle à ce sujet de «culture visuelle invisible» : la plupart des images de surveillance, par exemple, circulent sans que nul être humain ne les voie.

Peut-on sortir de l’iconomie ?

L’iconomie, c’est la condition des images telle qu’elle nous apparaît aujourd’hui. Mais l’immense marché global des images contemporaines nous invite aussi à penser, rétrospectivement, que l’image a peut-être toujours été une affaire d’échange entre différents formats. En ouverture du catalogue de l’exposition, je tente de relire dans ce sens le mythe fondateur de l’origine de la peinture chez Pline : l’invention de l’image peinte, c’était le tracé d’une ombre, certes, mais qui était déjà en train de devenir un moulage. Autrement dit, l’invention de la peinture, c’était un changement de format, ou mieux une économie de formats. Donc, pour vous répondre, si l’iconomie est consubstantielle aux images, il ne s’agit sans doute pas tant d’en sortir que de la réinventer autrement.

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