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Jours tranquilles à Paris
21 mars 2019

Critique - Joseph Staline, commissaire des arts

Par Harry Bellet

« Rouge », au Grand Palais, montre la mise au pas des avant-gardes portées par la révolution d’Octobre.

EXPOSITION

« Pourquoi nous cache-t-on la peinture russe contemporaine ? » La question était posée le 11 janvier 1952 par André Breton dans l’hebdomadaire Arts. A l’époque, les seuls à la connaître un peu étaient ceux qui avaient fait le voyage en Union soviétique, ou ceux qui se souvenaient du pavillon de l’URSS à l’Exposition universelle de Paris, en 1937. Le Centre Pompidou évacuait prudemment le sujet en 1979 avec l’exposition « Paris-Moscou » : elle s’interrompait à l’année 1930, avant que ne s’imposent les théories du réalisme socialiste.

L’exposition « Rouge » au Grand Palais ose enfin dévoiler ce que Breton entendait dénoncer : les œuvres produites durant le stalinisme, pour beaucoup jamais montrées, qui succédèrent aux avant-gardes accompagnant la révolution de 1917, elles désormais bien connues.

Le parcours, conçu par Nicolas Liucci-Goutnikov, conservateur au Centre Pompidou et commissaire de l’exposition avec Natalia Milovzorova, couvre toute la période, jusqu’à la mort de Staline, en 1953, en présentant 400 pièces.

Transplanter l’art dans les rues ou les usines

Les avant-gardes, donc, ouvrent la visite. Pas toutes : n’ont été retenus que les travaux des artistes engagés avec la révolution dans la recherche d’un art productif, productiviste même. Foin de paysages pastoraux, dessinons des casseroles, des vraies. Pas de peinture « bourgeoise », et en ce sens, les tableaux de Marc Chagall, même s’il soutint la révolution, n’ont pas leur place, mais un art conçu dans une logique industrielle, répondant aux besoins de la société nouvelle.

Dès 1918, le poète Vladimir Maïakovski, s’appuyant sur les artistes futuristes russes, publie un manifeste, le « Décret n°1 sur la démocratisation des arts », qui veut abolir « le séjour de l’art » dans les galeries ou les musées pour le transplanter dans les rues ou les usines.

On est là très proche du Bauhaus allemand. Alexandre Rodtchenko dessine des salopettes ou un « club ouvrier » (reconstitué pour l’occasion au Grand Palais) montré dans le pavillon de l’URSS lors de l’exposition des arts décoratifs de Paris, en 1925, où la créativité des artistes soviétiques est admirée.

Or, quatre ans plus tard est créée l’Association des artistes de la Russie révolutionnaire (en russe AKhRR) pour laquelle la forme compte moins que le sujet : il faut montrer les acteurs de « l’élan révolutionnaire », le paysan, l’ouvrier, l’instituteur, et, bien sûr, les grands leaders du Parti communiste. Entre un art révolutionnaire par sa forme et un art traditionnel – donc mieux compris des masses – mais exaltant les vertus du peuple en lutte, le combat commence. Il sera arbitré par Joseph Staline…

Trésors de créativité

Les « productivistes » tentent bien de s’adapter, à travers le théâtre notamment : le metteur en scène Vsevolod Meyerhold, dont les acteurs prennent des cours de « biomécanique de mouvement plastique », qui sont au jeu de scène ce que les katas sont aux arts martiaux, mais peuvent s’appliquer aussi à rationaliser les gestes d’un ouvrier d’usine, a proclamé, dès 1920, « l’Octobre théâtral », qui permet aux artistes de faire preuve de trésors d’imagination créative, tant dans les décors que dans les costumes.

L’exposition montre quelques très remarquables maquettes, dont celle de ce théâtre à la scène centrale, d’où les acteurs peuvent débattre avec les spectateurs.

Des trésors de créativité, d’imagination formelle mais aussi poétique, d’utopie généreuse, qui vont se heurter au réel. Un décret édicté par le Comité central du Parti communiste, le 23 avril 1932, supprime toutes les organisations artistiques existantes et y substitue l’Union artistique. Il propose le « seul chemin possible si l’artiste veut survivre et continuer à travailler, le réalisme socialiste ». L’Union artistique octroie le matériel et les ateliers, distribue les commandes, organise les débats et décide du contenu de la critique.

Le réalisme socialiste ? Il est défini par Andreï Jdanov, membre influent du Politburo : « Le réalisme socialiste, étant la méthode principale de la littérature et de la critique artistique soviétique, exige de l’artiste une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité, dans son évolution révolutionnaire. La véracité et le concret historique doivent contribuer à l’éducation idéologique et à la formation des travailleurs dans l’esprit du socialisme. »

La voie est tracée vers l’édification d’un monde nouveau : les architectes multiplient les projets grandioses pour faire de Moscou la capitale d’un monde rêvé. La plupart sont restés dans les cartons, mais certains ont été réalisés, sous la supervision rigoureuse de Staline, auquel on soumettait tous les plans. Alexeï Chtchoussev fut bien embarrassé quand celui-ci parapha ses deux projets de la façade de l’Hôtel Moskva, érigé face au Kremlin, sans préciser lequel il avait approuvé. Pour éviter les ennuis, l’architecte construisit les deux, en les juxtaposant…

Gorki à toutes les sauces

Tout est beau dans l’URSS en construction : Alexandre Deïneka peint une baigneuse nue et pétant la santé, et, aux vaches qui paissent en arrière-plan, on devine la vigoureuse paysanne. Dans le Donbass, les ouvriers se baignent et jouent au ballon, mais durant la pause déjeuner (les mauvais esprits diraient que cela suppose qu’ils aient une pause, et aussi un déjeuner…). Vassili Svarog montre le Petit Père des peuples au milieu d’enfants jouant gaiement dans le parc Gorki.

Gorki qu’on met à toutes les sauces, lisant son conte La Jeune Fille et la mort à des invités choisis, dont Staline ; Gorki malade veillé par ses proches, dont Staline. Staline qui déclare : « La vie devient meilleure, camarades ! La vie est devenue plus joyeuse, et quand on vit joyeusement, le travail avance… » La phrase est prononcée en 1935, durant le congrès des stakhanovistes. La même année, le peintre Pavel Filonov écrit dans son journal : « Il n’y a presque pas de nourriture. Malgré ma santé de fer, je sens cependant mon ancienne force physique partir. »

C’est qu’il n’a pas voulu se soumettre aux diktats du réalisme socialiste. Son théoricien Jdanov meurt en 1948 – Alexandre Guerassimov peint un tableau représentant Staline devant son cercueil. Un an avant la mort du dictateur, André Breton avait répondu à la question qu’il avait lui-même posée : un autre article publié toujours dans Arts, cinq mois après le premier, est titré « Du réalisme socialiste comme moyen d’extermination morale ».

« Rouge. Art et utopie au pays des Soviets ». Galeries nationales du Grand Palais, 3, avenue du Général-Eisenhower, Paris 8e. Tous les jours sauf mardi de 10 heures à 20 heures, le mercredi jusqu’à 22 heures. Jusqu’au 1er juillet. 14 €. Catalogue 288 p., 45 €, éd. RMN-Grand Palais

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