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Jours tranquilles à Paris
28 juin 2019

Portrait - Boris Johnson, un gaffeur aux portes du pouvoir

boris

Par Philippe Bernard, Londres, correspondant

Malgré ses frasques et ses provocations, l’ancien maire de Londres est bien parti pour succéder, fin juillet, à Theresa May au poste de premier ministre du Royaume-Uni.

Quatre jours après l’ouverture des Jeux olympiques (JO) de Londres, en 2012, Boris Johnson, alors maire de la ville, avait trouvé un moyen de braquer les projecteurs sur sa personne. Casqué et harnaché, agitant deux drapeaux britanniques, il s’était élancé du haut d’une tyrolienne installée à Victoria Park, non loin du stade des JO.

Faute d’élan, il s’était arrêté à mi-course, demeurant suspendu pendant un moment au-dessus des promeneurs, avant d’être secouru. « Je suis resté en l’air un moment avec ce harnais qui comprimait mes parties basses, avait-il commenté. Mais j’ai adoré, je recommande. » Les images du maire guignol gesticulant sous les yeux d’une foule hilare sont restées dans la légende.

Pour Boris Johnson, faire rire et faire de la politique n’ont jamais constitué deux activités séparées. « Comment voudriez-vous que les gens élisent un neuneu qui reste coincé sur une tyrolienne ? », avait-il alors souligné pour faire taire des rumeurs sur son ambition de gouverner le pays.

« De la bonhomie à la fureur noire »

Sept ans plus tard, le « neuneu » est aux portes de Downing Street, plébiscité par des conservateurs qui, de guerre lasse, ont fini par s’en remettre à lui pour sortir le pays de l’impasse du Brexit.

Il a domestiqué sa tignasse blonde autrefois désordonnée, évite les jeux de mots, suit des éléments de langage et se montre étonnamment sérieux et totalement vague. Les députés tory, tétanisés par le succès électoral du Parti du Brexit (extrême droite) qui prospère sur un sentiment de trahison répandu parmi les partisans de la sortie de l’Union européenne (UE), ont fait taire leurs réticences pour l’adouber. Tout porte à croire que la majorité des adhérents du parti conservateur, appelés à le départager de son challenger, Jeremy Hunt, le choisiront comme l’ultime recours pour sauver les tories et leur nouvelle religion : le Brexit.

« Quelle révélation pourrait encore faire dérailler sa marche vers Downing Street, alors qu’il s’est maintes fois rendu coupable de mensonge, de tricherie, de déloyauté, de paresse, d’indiscrétion, d’incompétence, de mépris cynique pour les autres, sans jamais en subir les conséquences ? », se demandait la journaliste Sonia Purnell, une ancienne subordonnée de Boris Johnson pendant ses années de journaliste au Telegraph, juste avant qu’une scène de ménage avec sa compagne, Carrie Symonds, révélée par des voisins, vendredi 21 juin, ne vienne jeter le trouble dans le pays sur la réalité du « nouveau Boris ».

« Il peut passer de la bonhomie à la fureur noire en quelques secondes, pour peu que l’on remette en cause le sentiment que tout lui est dû ou que l’on blesse son amour-propre », a ajouté Sonia Purnell dans le Times au lendemain de la rixe.

Réunir un royaume coupé en deux

Si Boris Johnson n’était qu’un personnage de roman, il pourrait personnifier la quintessence d’une certaine catégorie d’Anglais : bien né et sûr de son fait, dilettante jusqu’au cynisme, spirituel jusqu’à la clownerie. Son assurance n’a d’égale que sa capacité à gaffer et à se ridiculiser. D’où les consignes de ses communicants : éviter au maximum les débats et les interviews en direct. « Fini de rire, Boris », semble être la consigne.

De fait, l’heure n’est pas aux galéjades. Lui qui se prétend l’héritier des plus remarquables premiers ministres britanniques – Benjamin Disraeli (1804-1881) et Winston Churchill (1874-1965) – se prépare à succéder à Theresa May, fin juillet. Lui qui se fait fort de réunir un royaume coupé en deux sur l’Europe est un « candidat Marmite », du nom de cette pâte à tartiner salée terriblement anglaise dont le slogan est « Vous l’aimez ou vous la détestez ». Les trois quarts des électeurs conservateurs se situent dans la première catégorie, les trois quarts des travaillistes dans la seconde.

« Boris », alias « BoJo », est une marque à lui tout seul, connue pour son excentricité et ses positions pour le moins élastiques. Pourtant, derrière les pitreries pointent deux constantes dans sa pensée : la détestation de l’UE et l’ultralibéralisme.

Il aurait pu suivre les traces de son père, Stanley, un des premiers hauts fonctionnaires britanniques envoyés par Londres à Bruxelles en 1973, juste après l’adhésion à la Communauté économique européenne (CEE), ancêtre de l’UE. Si l’on cherche une explication psychologique dans la hargne du fils d’eurocrate contre l’UE, on peut la trouver dans ses mauvais souvenirs d’une enfance bruxelloise où ses parents se déchirent, et où sa mère, une artiste, tombe en dépression. Toujours est-il que lorsque, après ses études à Eton et à Oxford, il retourne à Bruxelles en 1989, à l’âge de 24 ans, envoyé comme correspondant par le quotidien conservateur Daily Telegraph pour couvrir la CEE, il connaît le terrain.

« Le beurre et l’argent du beurre »

Très vite, le jeune journaliste prend le contre-pied des comptes rendus insipides de ses confrères sur la vie des institutions européennes. Mêlant son goût de la provocation et sa relation distante avec la vérité, il enchante ses lecteurs en dénonçant avec drôlerie des turpitudes de la CEE souvent inventées. Bruxelles, écrit-il, veut normaliser les cercueils et les préservatifs, interdire aux enfants de moins de huit ans de gonfler des ballons et empêcher de recycler des sachets de thé.

Il cultive son image d’Anglais snob avec sa voiture de sport rouge cabossée, ses vêtements troués et sa manière d’écorcher volontairement son français parfait.

Pareil aplomb a de quoi désarmer les autorités de Bruxelles. Mais à Londres, il devient la coqueluche des conservateurs de Margaret Thatcher. Boris Johnson a contribué à faire de l’euroscepticisme « une cause attrayante (…) pour la droite », alors qu’il était jusque-là associé à la gauche, analyse Sonia Purnell. « Tout ce que j’écrivais depuis Bruxelles produisait un effet explosif étonnant sur le parti, a confié l’intéressé à la BBC en 2005. Je crois que cela m’a donné cet étrange sentiment de pouvoir. »

De retour à Londres en 1994, il s’installe à Islington, quartier bobo du nord de la ville, et devient une figure populaire dans tout le pays grâce à ses apparitions télévisées dans une émission de divertissement.

Après plusieurs échecs, il finit par obtenir de son parti une circonscription « sûre » de l’Oxfordshire, où il se fait élire député en 2001. Sommé de quitter la rédaction en chef de l’hebdomadaire conservateur The Spectator pour éviter les conflits d’intérêts, il rétorque : « Je veux le beurre et l’argent du beurre. » La formule lui servira plus tard de ligne de conduite pour le Brexit : il veut les avantages de l’UE sans les contraintes de l’adhésion, au risque d’exaspérer les Vingt-Sept.

Des chips contre Bruxelles

De ses années bruxelloises, « Bojo » a conservé la méthode de dénigrement de l’UE admirablement analysée par Fintan O’Toole, chroniqueur de l’Irish Times, dans son livre Heroic Failure. Brexit and the Politics of Pain (« Echec héroïque. Le Brexit et la politique de la douleur », Head of Zeus, 2018, non traduit).

Considérant la spécificité des goûts alimentaires – en particulier les aliments industriels consommés dans les classes populaires – comme le symbole ultime de « l’anglicité » et du libre choix, il a présenté les réglementations européennes comme une machine de guerre antianglaise. Reprise par les tabloïds, sa dénonciation d’un texte européen – imaginaire – visant à interdire les « chips britanniques saveur cocktail de crevettes », le nec plus ultra à l’époque chez les Anglais défavorisés, a mis dans le mille, enrôlant le petit peuple dans sa croisade ultralibérale.

« J’ai passé mes meilleurs moments [à Bruxelles] dans un état de semi-incohérence, composant des hymnes écumants de haine contre la dernière euro-infamie », confesse-t-il en 2002.

Son leitmotiv : l’Europe, dominée par les vaincus de la seconde guerre mondiale, cherche à humilier la vieille démocratie britannique. Ces références incessantes à la guerre de 1939-1945 tournent d’ailleurs à l’obsession : pour servir sa rhétorique pro-Brexit, il compare l’UE au IIIe Reich d’Hitler, et François Hollande à un kapo. Pour lui, l’Europe est une pieuvre étouffant la fière Angleterre impériale. Il favorise l’alliance de deux nationalismes par-delà les intérêts de classe : celui de la grande bourgeoisie anglaise en deuil de l’empire et celui des pauvres du nord du pays, convaincus que le Brexit leur redonnera du travail. Le 23 juin 2016, jour du vote du Brexit ? C’est « le jour de l’indépendance britannique », trompette-t-il avant de déserter, laissant le fardeau à Theresa May.

Au seuil de Downing Street, ce démagogue ultralibéral se pose en Donald Trump britannique au petit pied. Après avoir dénigré le milliardaire président, il avoue d’ailleurs son « admiration croissante » à son égard. « Il y a de la méthode dans sa folie, confie-t-il lors d’un dîner privé en juin 2018. Imaginez Trump gérant le Brexit. Il y aurait toutes sortes de crises, de chaos. Mais au moins, on arriverait à quelque chose. »

Diplomate peu diplomate

Pour se faire élire, en 2008, à la mairie de Londres, l’une des villes les plus cosmopolites de la planète, « BoJo » a joué la carte de l’ouverture au monde et du libéralisme sociétal : défense du mariage gay et du vélo. Mais sous ses deux mandats, cette ville en manque cruel de logements abordables s’est couverte de gratte-ciel, dont les appartements de luxe achetés par des investisseurs russes ou arabes sont souvent vides.

Né à New York, longtemps citoyen américain, Boris Johnson se fait fort de rappeler que son arrière-grand-père était un Turc musulman à chaque fois qu’il est pris en flagrant délit de xénophobie. En 2008, il décrit les « négrillons agitant des drapeaux » avec des « sourires de pastèques » sur le passage de la reine Elizabeth. Et lorsque, en 2016, Barack Obama met en garde contre le Brexit, il dénonce « l’aversion héréditaire à l’égard de l’empire britannique d’un président à moitié Kényan ».

Ses années à la tête du Foreign Office (2016-2018) ont été largement vues comme lamentables. Chargé de consolider les relations internationales après le Brexit, il stupéfie par son dilettantisme, sa condescendance et ses gaffes. Comme ce jour où, dans un sanctuaire bouddhiste birman, il murmure un poème de Kipling datant de la colonisation. Avec ses « amis » européens, ce n’est guère mieux : il traite les Italiens de « vendeurs de prosecco ». « Les Français, pourquoi cherchent-ils à nous baiser ? », l’entend-on interroger, à propos du Brexit, dans un documentaire de la BBC.

Le désarroi des conservateurs est tel qu’ils le considèrent tout de même comme le seul d’entre eux dont le bagou peut surpasser celui de Nigel Farage, le leader du Parti du Brexit. Après Theresa May, maladroite mais digne, cet animal politique constitue le dernier espoir de la droite britannique.

Chacun connaît son narcissisme et ses mensonges, mais il rassure les électeurs europhobes en promettant que le Brexit aura eu lieu avant le 31 octobre – sans expliquer, et pour cause, comment il pourrait y parvenir. Mais avec son insatiable besoin d’être aimé et son aplomb phénoménal, tout est possible, même un mouvement de girouette si sa demande de renégociation se heurte à un « niet » des Vingt-Sept. Un brexiter pour stopper le Brexit ? Boris Johnson sait qu’il a rendez-vous avec l’histoire, et c’est le rêve de sa vie.

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